Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot
Modernisé et Corrigé (autant que possibe par Tomokazu Hanafusa) Version
(table de échange représentatif et glose ajoutés à la fin ) de
Texte soigneusement saisi par Jean Shaw, Toronto. Relecture partielle
(R. Wooldridge). Saisie subventionnée par le Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada.
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de 1575 .<p...> dans la text signifie la numéro de page de cette
édition.
LES OEUVRES MORALES ET mêlées de Plutarque, Traduites de Grec en
François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques
Amyot Conseiller du Roi et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX
TOMES, ET ENRICHIES en cette edition de Annotations en marge, avec deux
Indices. Le premier des traités, Le second des choses mémorables
mentionnées édites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S.
Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roi.<p
a2r>
AU Roi TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones Royaux,
dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez éternellement:
aimez la lumière de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une
belle instruction, Sire, et un sage avertissement pour ceux à qui Dieu
a mis en main les rênes du gouvernement de ce monde, leur étant adressé
par un Roi, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais
auparavant n'en avait été de semblable, ni jamais plus, dit
l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est
provision nécessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Rois,
quelques grands, quelques riches et puissants qu'ils soient, ne sont
pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir
sûrement leur état, et avec laquelle ils ont moyen d'être honorés, et
heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre
éternellement, eux et ceux qui ont à vivre sous leur obéissance,
suivant ce que dit la même sapience. «Le sage Roi est l'établissement,
l'appui et assuré fondement de son peuple.» A quoi se rapporte aussi
naïvement, ainsi que toute vérité s'accorde à toute vérité, le dire de
Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes
regneront, ou que les Rois philosopheront, c'est à dire, quand ils
feront profession d'aimer la sapience: propos véritablement mémorable,
digne d'être souvent recordé et profondement engravé és coeurs des
Monarques et Rois, d'autant qu'en ce point-là principalement, à le bien
prendre, gît et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et
que c'est enquoi les Rois approchent plus près, et ressemblent mieux à
la divinité, de pouvoir béatifier et rendre heureux, non une ville
seulement, ou un pays particulier, ains tout un monde, par manière de
dire, selon l'étendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur état
rien de meilleur que de vouloir, ni de plus grand que de pouvoir bien
faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant
en notre âme deux principales puissances nécessairement concurrentes à
toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un
pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer,
sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et
affine le discours de la raison par la connaissance des choses, pour
savoir discerner le vrai du faux, le bien du mal, et le droit du tort,
afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la
volonté pour lui faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et
eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont grâces
singulières de Dieu, et dons speciaux du saint Esprit, mais plus
nécessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de
Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser,
tant et si souvent recommandée par toute la sainte écriture, que en
plusieurs passages elle est honnorée du titre et nom vénérable de
Sapience, <p a2v> disant le bon Job, «Sapience est la crainte du
Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle
est requise à toutes sortes de gens qui désirent traverser la tourmente
de cette vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-elle aux Princes
souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et sujets, si
d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve:
mais les Rois qui ne reconnaissent aucun supérieur en ce monde, qui se
disent être par-dessus les lois, et avoir plein pouvoir, puissance
absolue, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les
redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent
aller à leurs appétits, qui les en retiendra? étant si difficile de
tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitée, ainsi
que témoigne ce proverbe ancien,
Celui auquel ce qu'il veut loit,
Veut toujours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celui qui est terrible, ce dit le
prophète Royal, qui ôte l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere
les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices,
abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace
effroiablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres
termes: «La puissance et authorité que vous avés, vous a été donnée de
Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pource
qu'étants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez
pas gardé la loi de Justice, ni n'avez pas cheminé selon sa volonté, il
vous apparaitra horriblement, et bientôt, parce qu'il se fera jugement
très dur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les
puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et
de vérité, Sire, qui dût continuellement sonner aux oreilles de tous
Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en
ce jugement, dont les peut garentir et préserver cette heureuse
sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir?
C'est lui seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne
qui la lui demande avec fermeté de vive foi. Et toutesfois encore y
a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme
entre autres la lecture des saintes Lettres, qui semble être l'étude
propre d'un Roi Treschrestien, suivant cette sentence écrite en la Loi
de Moyse: «Après que le Roi sera assis en son trône Royal, il
transcrira le livre de cette loi, dont il prendra l'original des mains
des Prestres Levitiques, l'aura toujours auprès de soi, et y lira tous
les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son
Seigneur, à garder ses commandements, et les cérémonies contenues en sa
loi.» Plus fructueuse ne plus salutaire étude ne pourrait-il faire,
pourvu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun
particulier, mais de la tradition et consentement universel de
l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit
apprendre cette généreuse et bienheureuse crainte inspirée de l'esprit
de Dieu, qui lui reigle et dirige sa volonté, la gardant de se
déborder, et vaguer en licence effrenée, lui enseignant de n'estimer
pas que sa volonté absolue soit raison et justice, ainsi que le
flatteur Anaxarchus donnait jadis impudemment à entendre au Roi
Alexandre le grand, pour lui faire passer le regret qu'il avait de
l'homicide par lui commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et
Themis, c'est à dire, droit et justice, estoyent les assesseurs et
collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes,
que tout ce qui est dit ou fait par le Prince est juste, legitime et
droiturier: ains au contraire lui donne à connaître, qu'il doit être
sujet à la loi éternelle, Roine des mortels et immortels, comme dit
Pindarus, qui est la droite raison, vérité et justice, propre volonté
de Dieu seul, obéissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la
ligne et la reigle, laquelle étant premièrement droite de soi-même,
dresse puis après toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en
s'appliquant à elles: parce que tout ainsi comme du chef sourdent et se
derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par
iceux influe l'esprit animal en toutes les parties du corps humain,
sans lequel il ne pourrait exercer aucune function naturelle de sentir
ni de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et
influence du désir de complaire, les sujets prennent les moeurs et
conditions de leur Roi suivant ce que dit un poète,<p a3r>
Communement la sujette province,
Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de manière que s'il fait profession de craindre Dieu, d'être sage et
vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses sujets
premièrement, et puis les autres de main en main, à devenir
semblablement dévots envers Dieu, justes envers les hommes, et
conséquemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est
ignorant et vicieux, il épand la contagion du vice et de l'ignorance
par toutes les provinces de son obéissance: ne plus ne moins qu'il est
forcé que toutes les copies transcriptes d'un original défectueux ou
dépravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoi le
grand Cyrus, celui qui premier établit l'Empire des Perses, soûlait
dire «qu'il n'appartenait à nul de commander s'il n'était meilleur que
ceux ausquels il commandait.» Cela mêmes voulait aussi montrer Osiris,
qui fut jadis un sage Roi d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre,
dessus lequel il y avait un oeil, pour signifier la sapience qui doit
être en un Roi: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui
ne voit goutte, de guider: qui ne sait rien, d'enseigner: et qui ne
veut obéir à la raison, de commander. Ainsi que font les malavisés et
pirement conseillés Princes, qui refusent de recevoir les remontrances
de la raison, comme un maître qui leur commande, de peur qu'elle ne
leur retranche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur,
en les assujettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce
qui leur plaît: suivant ce que disait le tyran de Sicile Dionysius, que
le plus doux contentement qu'il recevait de sa domination tyrannique
était que tout ce qu'il voulait, incontinent se faisait. Car ce n'est
pas vraie grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de
vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les
Rois doivent plus étudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et
qu'ayants appris à craindre Dieu, ils savent ne craindre rien au
demeurant, ains fouler aux pieds et mêpriser tous les dangers et
terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquérir leur
sert aussi grandement la connaissance de l'antiquité, la lecture des
histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie
morale, traitant des qualités louables ou vituperables és moeurs des
hommes, du gouvernement des états, de l'origine des Royaumes, comment
ils prennent leurs commencements, qui les fait croître et les maintient
en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte
finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius
Phalerien, grand personnage et fort estimé en matière d'état et de
gouvernement, conseillait de lire sur tous autres au Roi d'Aegypte
Ptolomeus: «Pour ce, disait-il, que tu y verras et apprendras beaucoup
de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers
ne te veulent ou ne t'osent à l'aventure pas dire:» se trouvant
toujours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent
plutôt la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là
où ces maîtres muets-là ne cherchent point à complaire, ains sans
flater représentent naivement, comme dedans un miroir quel est le bon
Prince, quel est l'office d'un vrai Roi: comme entre les autres est le
livre de Xenophon qu'il a écrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un
gentil pinceau depeint de naives couleurs sous le nom de Cyris, quel
serait un Roi s'il s'en trouvait au monde de parfait. Tels livres
d'autant qu'ils sont ornés de beau langage, enrichis d'exemples tirés
de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes
savants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent
quelquefois avec plus de plaisir és oreilles délicates des Princes, que
ne fait pas la sainte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun
ornement de langage, semble commander plutôt impérieusement, que de
suader gracieusement. Et pourtant serait-il utile aux Princes de
divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels écrits, qui
tendent et conduisent à même fin que les livres saints, c'est à savoir
de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la
crainte de Dieu qui applique le loyer au mérite, et la peine au
demérite: et ceux-ci par la glorieuse renommée immortelle qu'ils
promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent être plus désireux,
que de la conservation de <p a3v> leur propre vie: et l'infamie
perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mêmement
que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui
sont és moeurs des Princes, parce que la hautesse de leur état expose
et met leur vie en la vue de tout le monde. Si n'est pas l'étude d'un
Roi de s'enfermer seul en une étude, avec force livres, comme ferait un
homme privé, mais bien de tenir toujours auprès de lui gents de savoir
et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eux,
mette en avant tels propos à sa table, et en ses privés passetemps, en
ouïr volontiers lire et discourir: l'accoutumance lui en rend
l'exercice peu à peu si agréable et si plaisant, qu'il trouve puis
après tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et
si fait qu'en peu d'années il devient sans peine bien instruit et
savant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la
sentence de ce commun proverbe des Grecs,
Les Rois, savants deviennent quand ils ont
Toujours près d'eux des hommes qui le sont.
Succedés doncques, Sire, à cette véritablement royale condition du feu
Roi François premier, votre grandpère, Prince de très auguste mémoire,
comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et
grandes qualités, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher
de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes
enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent savoir, aimés à
discourir avec eux, et y employés tant de bonnes heures qui se perdent
quelquefois inutilement. Car, nous l'avons vu par le moyen de telle
conférence et communication devenu l'un des plus savants hommes en
toute liberale science et honnête litterature qui fut de son regne en
la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons
raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les
arres de la connaissance de plusieurs belles choses que vous avez jà
acquises, et mêmement sur le livre que vous mettez présentement par
écrit en beaux et bons termes touchant l'art de la vénérie. Or ayant eu
ce grand heur que d'être mis auprès de vous dés votre première enfance,
que vous n'aviez guères que quatre ans, pour vous acheminer à la
connaissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs
anciens seraient plus idoines et plus propres à votre état, pour vous
proposer à lire quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre
quelque goût. Et pource qu'il me sembla qu'après les Saintes Lettres la
plus belle et la plus digne lecture que l'on saurait présenter à un
jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que
j'en avais commencé à traduire en notre langue par le commandement du
feu grand Roi François, mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et
parachevai l'oeuvre entier étant en votre service il y a environ douze
ou treize ans. Et en ayant été la traduction assez bien reçue par tout
où la langue Françoise est entendue, tant en ce Royaume que dehors,
mêmement endroit vous qui depuis que l'âge et l'usage vous eurent
apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez
lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en
votre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont pu
jusques à nos jours échapper à l'envie du temps: étant encore stimulé à
ce faire par un zele d'affection particulière, pource que comme l'on
tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs
qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avait fait la grâce de l'avoir
été du premier Roi de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de
bonté que nul de ses prédécesseurs: combien que ce fut entreprise trop
hardie, à dire la vérité, et presque temeraire, non seulement pour le
peu de suffisance que je reconnais en moi, mais aussi pour l'obscurité
du sujet en beaucoup de ses traités philosophiques, ausquels il n'est
pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grâce
et lumière en notre langue, et principalement pour la défectuosité,
corruption et dépravation misérable qui se trouve presque par tout le
texte original Grec. Toutesfois le désir de faire chose à quoi vous
prinssiez plaisir, et qui fut profitable à vos sujets en public, m'a
tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout
tellement <p a4r> quellement, jusques à ce que par quelque bonne
fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes
mains, ou de quelque autre après moi. Je laisserai juger à la commune
voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma
traduction sur le texte Grec, avec quel succès je m'en serai acquité:
mais bien puis-je dire en vérité, que ç'a été avec un labeur
incroiable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondée
sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cet autheur par
collation de plusieurs passages répondants l'un à l'autre, et de divers
exemplaires vieux écrits à la main, infinis lieux qui y sont
désespérement estropiés et mutilés: ce que nul ne peut estimer, quel
tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a
essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au
moins en tel état, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit:
ce que je pense avoir fait ayant étudié de le rendre le plus clair
qu'il m'a été possible, en si profonde obscurité bien souvent, et si
scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si
la varieté est délectable, la beauté aimable, la bonté louable,
l'utilité désirable, la rarité émerveillable, et la gravité vénérable,
je ne sais point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à
préférer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mêmement qui
les pourrait avoir toutes, et en leur entier. Au demeurant, si j'ai par
cette traduction mienne aucunement enrichi ou poli votre langue, honoré
votre regne, et bien mérité de vos sujets, et de tous ceux qui
entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait
la grâce: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire,
d'autant que c'est pour vous que je l'ai entrepris, et à vous seul je
le voue et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le
faisant sortir en public, sous la protection de votre très noble nom,
pour en quelque chose me montrer reconnaissant de tant de biens, de
faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de votre grâce, et me
faites journellement: et aussi pour témoigner à la posterité, et à ceux
qui n'ont pas cet heur de vous connaître familierement, que notre
Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature, encline
d'elle-même à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses,
mêmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les
acquérir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de votre
regne a été fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus
heureux, si Dieu plaît, et la fin glorieuse, pourvu que vous vous
affectionniez toujours de plus en plus à aimer et pourchasser cette
sainte Sapience discipline des Rois, en la demandant par chacun jour
d'ardente affection à celui qui seul la peut donner, disant avec
Salomon, «Donne moi la Sapience qui assiste à ton trône:» et avec le
prophète Royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes
jugements:» demeurant toujours en l'union et obéissance de la sainte
Eglise Catholique, dont vous êtes le premier fils, et vous efforçant de
retenir toujours par tous vertueux et religieux deportements le titre
hereditaire de Roi très chrestient que vos glorieux ancestres vous ont
acquis. A tant je finirai la présente par la dévote affectueuse oraison
que fait le peuple fidele pour son bon Roi David, notre Seigneur vous
vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous
soit en protection, vous envoye secours de son saint mont, et de Sion
vous défende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour agréable
vos offrandes: vous vueille donner ce que votre cueur désire, et face
ressortir tous vos conseils à bonne fin. Votre très humble, très
obéissant et très obligé serviteur et sujet Jacques Amyot E. d'Auxerre,
votre grand Aumosnier.<p a5r>
Les Traités contenus au premier Tome.
I. Comment il faut nourrir les enfants. feuillet 1
II. Comment il faut lire les Poètes. 8
III. Comment il faut ouïr. 24
IV. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'ami. 39
VIII. Comment il faut refréner la colère. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfants. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra apercevoir si l'on amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soi-même sans répréhension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'âme, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'état. 161
XXXII. Si l'homme d'âge se doit mêler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens. 109
XXXV. Les vertueux faits des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyée à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyée à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traité premier. 274
Traité second. 276
XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Règles et preceptes de Santé. 292<p a5v>
XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traité premier. 307.Traité second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352
Les Traités du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregée d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus avisés. 507
LIX. Si les Atheniens ont été plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinée.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus étranges que les Poètes. 559
LXVII. Les contredits des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparait au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoi la prophètisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660<p 1r>
LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatées de Grec en François.
I. COMMENT IL FAUT NOURRIR LES enfants.
POUR bien traiter de la nourriture des enfants de bonne maison, et de
libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourrait
rendre honnêtes et bien conditionnés, à l'aventure vaudra-il mieux
commencer un peu plus haut, à la génération d'iceux. En premier lieu
doncques, je conseillerais à ceux qui désirent être peres d'enfants qui
puissent un jour vivre parmi les hommes en honneur, de ne se mêler pas
avec femmes les premières venues, j'entends comme avec courtisanes
publiques, ou concubines privées: pource que c'est un reproche qui
accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse
effacer, quand on lui peut mettre devant le nés, qu'il n'est pas issu
de bon père et de bonne mère, et est la marque qui plutôt se présente à
la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au
moyen dequoi a bien dit sagement le poète Euripide,
Quand une fois mal assis a été
Le fondement de la nativité,
Force est que ceux qui de tels parents sortent,
D'autrui péché la penitence portent.
Parquoi c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la tête
levée, et parler franchement, que d'être né de gens de bien: et en
doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignée
entièrement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui
ordinairement ravale et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent
quelque défectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins
naissance: et dit fort bien le poète,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
D'aucune chose à l'homme reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il l'eût de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nés de père et de mère qui sont
gens de bien, et à qui l'on ne peut rien reprocher, en ont le coeur
plus élevé, et en conçoivent plus de générosité. Auquel propos on dit
que Diophantus le fils de Themistocles disait souventefois et à
plusieurs, que ce qui lui plaisait, plaisait aussi au peuple <p
1v> d'Athenes: «Car ce que je veux (disait-il) ma mère le veut: et
ce que ma mère veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaît à
Themistocles, plaît aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi
grandement à louer la magnanimité des Lacedaemoniens, lesquels
condamnèrent leur Roi Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende
de ce qu'il avait eu le coeur d'épouser une femme de petite stature, en
y ajoutant la cause pour laquelle ils le condamneaient: «Pour autant
(disaient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Rois, mais des
Roitelets.» A ce premier avertissement est conjoint un autre, que ceux
qui par avant nous ont écrit de semblable matière n'ont pas oublié:
c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le
doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir bu vin, ou pour le
moins après en avoir pris bien sobrement.» Pource que ceux qui ont été
engendrés de peres saouls et ivres deviennent ordinairement ivrongnes,
suivant ce que Diogenes répondit un jour à un jeune homme débauché et
désordonné: «Jeune fils mon ami, ton père t'a engendré étant ivre.»
Cela suffise quant a la génération des enfants. Au reste, quant à la
nourriture, ce que nous avons accoutumé de dire généralement en tous
arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et assurer de la
vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaitement vertueux, il faut
que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et
l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage,
l'exercitation. Le commencement nous vient de la nature, le progres et
accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de
l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les
trois ensemble. S'il y a défectuosité en aucune de ces trois parties,
il est forcé que la vertu soit aussi en cela défectueuse et diminuée:
car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la
doctrine sans nature est défectueuse, et l'usage sans les deux
premières est chose imparfaite. Ne plus ne moins qu'au labourage, il
faut premièrement que la terre soit bonne: secondement, que le
laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit
choisie et élevé: aussi la nature représente la terre, le maître qui
enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples
reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserais bien pour
certain assurer avoir été conjointes ensemble és âmes de ces grands
personnages qui sont tant celebrés et renommés par tout le monde, comme
Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis
gloire immortelle. Or est bienheureux celui-là, et singulièrement aimé
des Dieux, à qui le tout est octroyé ensemble: mais pourtant s'il y a
quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nés,
étant secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne
puissent aucunement reparer et recouvrer le défaut de leur nature:
sache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire,
de tout en tout: car paresse anéantit et corrompt la bonté de nature,
et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui
sont nonchalants ne peuvent pas trouver les choses mêmes qui sont
faciles: et au contraire, par soin et vigilance l'on vient à bout de
trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et
la diligence on d'efficace et d'execution, en considérant plusieurs
effets qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui
tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuivre se sont
usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et
les roues des charriots et charrettes que l'on a courbées à grand'
peine, ne sauraient plus retourner à leur première droiture, quelque
chose que l'on y sût faire: comme aussi serait-il impossible de
redresser les bâtons tortus que les joueurs portent en leurs mains
dessus les echaffaud: tellement que ce qui est contre nature changé par
force et labeur, devient plus fort que ce qui était selon nature. Mais
ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soin et la diligence?
Certainement il y a un nombre <p 2r> infini d'autres choses,
desquelles on le peut clairement apercevoir. Une bonne terre, à faute
d'être bien cultivée, devient en friche: et de tant plus qu'elle est
grasse et forte de soi-même, de tant plus se gâte-elle par négligence
d'être bien labourée: au contraire vous en verrez une autre dure, âpre,
et pierreuse plus qu'il ne serait de besoin, qui néanmoins, pour être
bien cultivée, porte incontinent de beau et bon fruit. Qui sont les
arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et
sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourvu que
l'on y ait l'oeil, et que l'on y employe telle sollicitude comme il
appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si
robuste et si fort, qui par oisiveté et délicatesse n'aille perdant sa
force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si
débile et si faible qui par continuation d'exercice et de travail ne se
fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien
domptés et dressés de jeunesse, qui ne deviennent enfin obéissants à
l'homme pour monter dessus? au contraire, si l'on les laisse sans
dompter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et
revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer
service? et de cela ne se faut-il pas émerveiller, vu qu'avec soin et
diligence l'on apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et
les plus cruelles bêtes du monde. Pourtant répondit bien le Thessalien,
à qui l'on demandait qui étaient les plus sots et les plus lourdauts
entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.»
Quel besoin doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos?
car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualités qui
s'impriment par long trait de temps: et qui dira que les vertus morales
s'acquirent aussi par accoutumance, à mon avis il ne se fourvoyera
point. Parquoi je ferai fin au discours de cet article, en y ajoutant
encore un exemple seulement. Lycurgus, celui qui établit les lois des
Lacedaemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nés de même père et de
même mère, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand
et goulu, ne sachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la
chasse, et à la queste: puis un jour que les Lacedaemoniens étaient
tous assemblés sur la place, en conseil de ville, il leur parla en
cette manière: «C'est chose de très grande importance, Seigneurs
Lacedaemoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la
nourriture, l'accoutumance, et la discipline, ainsi comme je vous ferai
voir et toucher au doigt tout à cette heure.» En disant cela, il amena
devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au-devant un
plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut
incontinent après le liévre, et l'autre se jeta aussi tôt sur le plat
de soupe. Les Lacedaemoniens n'entendaient point encore où il voulait
venir, ne que cela voulait dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux
chiens sont nés de même père et de même mère, mais ayants été nourris
diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela
doncques suffise quant à ce point de l'accoutumance, et de la diversité
de nourriture. Il ensuit après de parler touchant la manière de les
alimenter et nourrir après qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est
besoin que les meres nourrissent de lait leurs enfants, et qu'elles
mêmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus
d'affection, plus de soin et de diligence, comme celles qui les
aimeront plus du dedans, et comme l'on dit en commun proverbe, dés les
tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour
supposée et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer
mercenaire. La nature même nous montre que les meres sont tenues
d'allaiter et nourrir elles mêmes ce qu'elles ont enfanté: car à cette
fin a elle donné à toute sorte de bête qui fait des petits, la
nourriture du lait: et la sage Providence divine a donné deux tetins à
la femme, afin que si d'aventure elle vient à faire deux enfants
jumeaux, elle ait deux fontaines de lait <p 2v> pour pouvoir
fournir à les nourrir tous deux. Il y a davantage, qu'elles mêmes en
auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfants, et
non sans grande raison certes: car le avoir été nourris ensemble est
comme un lien qui étreint, ou un tour qui roidit la bienveillance:
tellement que nous voyons jusques aux bêtes brutes, qu'elles ont regret
quand on les sépare de celles avec qui elles ont été nourries. Ainsi
doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de
nourrir leurs enfants elles mêmes: ou s'il ne leur est possible, pour
aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut
bien advenir: ou pource qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à
tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et
gouvernantes, non pas prendre les premières qui se présenteront, ains
les meilleures que faire se pourra, qui soient premièrement Grecques,
quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance
dresser et former les membres des petits enfants, à fin qu'ils
croissent tout droits, et non tortus ne contrefaits: aussi faut-il dés
le premier commencement accoutrer et former leurs moeurs, pource que ce
premier âge est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que
l'on lui veut bailler, et s'imprime facilement ce que l'on veut en
leurs âmes pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure
malaisément se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets
s'impriment aisément en de la cire molle, aussi se moulent facilement
és esprits des petits enfants toutes choses que l'on leur veut faire
apprendre. A raison dequoi, il me semble que Platon admoneste
prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifféremment toutes
sortes de fables aux petits enfants, de peur que leurs âmes dés ce
commencement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi
conseille sagement le poète Phocyllides, quand il dit,
Dés que l'homme est en sa première enfance,
montrer lui faut du bien la connaissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfants, que l'on met
avec eux pour les servir, ou pour être nourris quand et eux, soient
aussi devant toutes choses bien conditionnés, et puis Grecs de nation,
et qui ayent la langue bien deliée pour bien prononcer: de peur que
s'ils fréquentent avec des enfants barbares de langues, ou vicieux de
moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux
proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses
avec un boiteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront
arrivés à l'âge de devoir être mis sous la charge de paedagogues et de
gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à
bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les
commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne
mettent leurs enfants en mains de quelques esclaves barbares, ou
escervellés et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que
plusieurs font maintenant en cet endroit, car s'ils ont quelques bons
esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres
patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs,
les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils
en trouvent quelqu'un qui soit ivrongne, gourmand et inutile à tout bon
service, ce sera celui auquel ils commettront leurs enfants: là où il
faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme était Phoenix le
gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre point plus grand, et plus
important que tous ceux que nous avons allégués, c'est qu'il leur faut
chercher et choisir des maîtres et des precepteurs qui soient de bonne
vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus
savants et plus expérimentés que l'on pourra recouvrer: Car la source
et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir été de
jeunesse bien instruit. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers
fichent des paux auprès des jeunes plantes, pour les tenir droites:
aussi les <p 3r> sages maîtres plantent de bons avertissements et
de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, afin que leurs meurs se
dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui
mériteraient qu'on leur crachast, par manière de dire, au visage,
lesquels par ignorance, ou à faute d'expérience, commettent leurs
enfants à maîtres dignes d'être reprouvés, et qui à fausses enseignes
font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la
moquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à
faute de connaissance: mais le comble d'erreur gît en cela, que
quelquefois ils connaissent l'insuffisance, voire la méchanceté de tels
maîtres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et néanmoins
se fient en eux de la nourriture de leurs enfants: faisants tout ainsi
comme si quelqu'un étant malade, pour gratifier à un sien ami, laissait
le médecin savant qui le pourrait guérir, pour en prendre un qui par
son ignorance le ferait mourir: ou si à l'appétit d'un sien ami il
rejetait un pilote qu'il saurait très expert, pour en choisir un très
insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un
homme ayant le nom de père aime mieux gratifier aux prières de ses
amis, que bien faire instituer ses enfants? N'avait donques pas
l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il lui eût été
possible, il eût volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier
à pleine tête: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la
peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faites
compte de vos enfants, à qui vous les devez laisser?» A quoi
j'ajouterais volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si
quelqu'un avait grand soin de son soulier, et ne se souciait point de
son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le
bien de leurs enfants, que pour payer moins de salaire ils leur
choisissent des maîtres qui ne sont d'aucune valeur, cherchants
ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se moqua un jour
plaisamment et de bonne grâce d'un semblable père, qui n'avait ne sens
ni entendement: car comme ce père lui demandast, combien il voulait
avoir pour lui instruire et enseigner son fils, il lui répondit, Cent
écus. Cent écus, dit le père, Ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en
pourrais acheter un bon esclave de ces cent écus. Il est vrai, répondit
Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le
premier, et puis celui que tu auras acheté. Et quel propos y a-il, que
les nourrisses accoutument les enfants à prendre la viande qu'on leur
baille, avec la main droite: et s'ils la prennent de la main gauche,
qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de
bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis après à
ces bons peres-là, quand ils ont mal nourri, et pis enseigné leurs
enfants? Je le vous dirai. Quand ils sont parvenus à l'âge d'homme, ils
ne veulent point ouïr parler de vivre règlement ni en gens de bien,
ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptés: et lors tels
peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé
en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfants: mais c'est
pour néant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que
journellement commettent leurs enfants, les font languir de regret. Car
les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisants poursuivants de
repeues franches, hommes maudits et méchants, qui ne servent que de
perdre, corrompre et gâter la jeunesse: les autres achetent à gros
deniers des garçes folles, fieres, somptueuses et superflues en
dépense, qui leur coûtent puis après infiniment à entretenir: les
autres consument tout en dépense de bouche: les autres à jouer aux dés,
et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en
d'autres vices plus hardis, faisants l'amour à des femmes mariées, et
allants la nuit pour commettre adulteres, achetants un seul plaisir
bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent été nourris par
quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissés aller à semblables
choses, ains eussent à tout le moins entendu l'avertissement de
Diogenes, lequel disait en paroles peu <p 3v> honnêtes, mais
véritables toutefois: Entre en un bordeau, afin que tu connaisses, que
le plaisir qui ne coûte guères ne diffère rien de celui que l'on achete
bien cherement. Je conclurrai doncques en somme, et me semble que ma
conclusion à bon droit devra être plutôt estimée un oracle, que non pas
un avertissement, Que le commencement, le milieu, et la fin, en cette
matière, gît en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il
n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bienheureux,
comme fait cela. Car tous autres biens auprès de celui-là sont petits,
et non dignes d'être si soigneusement recherchés ni requis. La Noblesse
est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est
chose précieuse, mais qui gît en la puissance de Fortune, qui l'ôte
bien souvent à ceux qui la possedaient, et la donne à ceux qui point ne
l'esperaient. C'est un but où tirent les coupe-bourses, les larrons
domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus méchants hommes
du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose vénérable,
mais incertaine et muable. Beauté est bien désirable, mais de peu de
durée: Santé, chose précieuse, mais se change facilement. Force de
corps est bien souhaittable, mais aisée à perdre, ou par maladie, ou
par vieillesse: de manière que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la
force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force
corporelle de l'homme auprès de celle des autres animaux, j'entends
comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le
savoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en
toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et
la parole: dont l'entendement est comme le maître qui commande, et la
parole comme le serviteur qui obéit: mais cet entendement n'est point
esposé à la fortune: il ne se peut ôter, à qui l'a, par calomnie: il ne
se peut corrompre par maladie, ni gâter par vieillesse, pource qu'il
n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la
longueur du temps, qui diminue toutes choses ajoute toujours savoir à
l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraîne et dissipe
toutes choses, ne saurait emporter le savoir. Et me semble que Stilpon
le Megarien fit une réponse digne de mémoir, quand Demetrius ayant pris
et saccagé la ville de Megare lui demanda, s'il avait rien perdu du
sien: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu.» A
laquelle réponse s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates,
lequel étant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il
avoir du grand roi, s'il l'estimait pas bienheureux: «Je ne sais,
répondit-il, comment il est pourvu de savoir et de vertu.» comme
estimant que la vraie félicité consiste en ces deux choses, non pas és
biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les
peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et
instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfants: aussi di-je,
qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraie, pure et
sincere litterature: et au demeurant, les éloigner le plus qu'ils
pourront de cette vanité, de vouloir apparait devant une commune,
pource que plaire à une populace est ordinairement déplaire aux sages:
dequoi Euripide mêmes porte témoignage de vérité en ces vers,
Langue je n'ai diserte et affilee
Pour haranguer devant une assemblée:
Mais en petit nombre de mes egaux,
C'est là où plus à deviser je vaux:
Car qui sait mieux au gré d'un peuple dire,
Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moi, je vois que ceux qui s'étudient de parler à l'appétit
d'une commune ramassée, sont ou deviennent ordinairement hommes
dissolus, et abandonnés à toutes sensuelles voluptés: ce qui n'est pas
certainement sans apparence de raison: <p 4r> car si pour plaire
aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnêteté, par plus forte raison
oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et
déduit à eux-mêmes, et suivront plutôt les attraits de leur
concupiscence, que l'honnêteté de la tempérance. Mais au reste,
qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfants, et à quoi leur
conseillerons nous de s'adonner? C'est belle chose, que ne faire ne
dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est
beau est difficile aussi. Les oraisons faites à l'imprévu sont pleines
de grande nonchalance, et y a beaucoup de légèreté: car ceux qui
parlent ainsi à l'étourdie ne savent là où il faut commencer, ni là où
ils doivent achever: et ceux qui s'accoutument à parler ainsi de toutes
choses promptement à la volée, outre les autres fautes qu'ils
commettent, ils ne savent garder mesure ni moyen en leur propos, et
tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a
bien pensé à ce que l'on doit dire, on ne sort jamais hors des bornes
de ce qu'il appartient de déduire. Pericles, ainsi comme nous avons
entendu, bien souvent qu'il était expressément appelé par son nom, pour
dire son avis de la matière qui se présentait, ne se voulait pas lever,
disant pour son excuse, «Je n'y ai pas pensé.» Demosthenes
semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement,
plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appellait nommeement pour
ouïr son conseil sur quelque affaire, leur répondait tout de même, «Je
ne suis pas preparé.» Mais on pourrait dire à l'aventure, que cela
serait un conte fait à plaisir, que l'on aurait reçu de main en main,
sans aucun témoignage certain: lui-même en l'oraison qu'il fit à
l'encontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la
preméditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs
Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aie pris peine et
travaillé à composer cette harangue, le plus qu'il m'a été possible:
car je serais bien lâche, si ayant souffert et souffrant tel outrage,
je ne pensais bien soigneusement à ce que j'en devrais dire pour en
avoir la raison. Non que je veuille de tout point condamner la
promptitude de parler à l'imprévu, mais bien l'accoutumance de
l'exerciter à tout propos, et en matière qui ne le mérite pas: car il
le faut faire quelquefois, pourvu que ce soit comme l'on use d'une
médecine: bien dirai-je cela, que je ne voudrais point que les enfants,
avant l'âge d'homme fait, s'accoutumassent à rien dire sans y avoir
premièrement bien pensé: mais après que l'on a bien fondé la suffisance
de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se présente,
de lâcher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont été
longuement enferrés par les pieds, quand on vient à les délier, pour
l'accoutumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent
marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont
tenu leur langue serrée, si quelquefois il s'offre matière de la délier
à l'imprévu, retiennent une même forme et un même style de parler: mais
de souffrir les enfants haranguer promptement à l'imprévu, cela les
accoutume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. L'on
dit que quelquefois un mauvais peintre montra à Apelles un image qu'il
venait de peindre, en lui disant: «Je la viens de peindre tout
maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, répondit Apelles,
j'eusse bien connu qu'elle a voirement été bientôt peinte: et m'ébahi
comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour
retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire
theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi
admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage,
pource que celle qui est si fort enflée surpasse le commun usage de
parler: et celle qui est si mince et si sèche, est par trop craintive.
Et comme il faut que le corps soit non seulement sain, mais davantage
en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice
ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que l'on loue seulement
ce qui est seur, mais on admire <p 4v> ce qui est hardi et
aventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la
disposition du courage: car je ne voudrais que l'enfant fut
présomptueux, ni aussi étonné, ne par trop craintif: pource que l'un se
tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la
maîtrise en cela, comme en toutes choses, est de bien savoir tenir le
milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution
des enfants aux lettres, avant que passer outre, je veux dire
absolument ce qui m'en semble: c'est, que de ne savoir parler que d'une
seule chose, à mon avis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à
l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible
de toujours y persévérer: ne plus ne moins que de chanter toujours une
même chanson, on s'en saoule et s'en fâche bientôt: mais la diversité
réjouit et délecte en cela, comme en toutes autres choses que l'on
voit, ou que l'on oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison
voie et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en
passant par-dessus, pour en avoir quelque goût seulement: car
d'acquérir la perfection de toutes, il serait impossible: au demeurant
qu'il employe son principal étude en la philosophie: et cette mienne
opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une
similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est
bien honnête d'aller visitant plusieurs villes, mais expédient de
s'arrêter et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disait
plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui
poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvants jouir de la maîtresse,
se mêlèrent avec les chambrières: aussi ceux qui ne peuvent advenir à
la Philosophie, se consument de travail après les autres sciences, Qui
ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire
en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre
étude, et de tout autre savoir. Il y a deux arts que les hommes ont
inventés pour l'entretènement de la santé du corps, c'est à savoir, la
médecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé,
et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie
est la seule médecine des infirmités et maladies de l'âme: car par elle
et avec elle nous connaissons ce qui est honnête ou déshonnête, ce qui
est juste ou injuste, et généralement ce qui est à fuir ou à élire:
comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses père et mère,
envers les vieilles gens, envers les lois, envers les étrangers, envers
ses supérieurs, envers ses enfants, envers ses femmes, et envers ses
serviteurs: pource qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents,
révérer les vieilles gens, obeïr aux lois, céder aux supérieurs, aimer
ses amis, être modéré avec les femmes, aimer ses enfants, n'outrager
point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se montrer point
ni trop éjoui en prosperité, ni trop triste en adversité: ni dissolu en
voluptés, ni furieux et transporté en colère. Ce que j'estime être les
principaux fruits que l'on peut recueillir de la Philosophie: car se
porter généreusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y
maintenir sans envie, signe de nature douce et traitable: surmonter les
voluptés par raison, de sagesse: et tenir en bride la colère, n'est pas
oeuvre que toute personne sache faire: mais la perfection, à mon
jugement, est en ceux qui peuvent joindre cet étude de la Philosophie
avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen être
jouissants des deux plus grands biens qui puissent être au monde, de
profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soi-même, se
mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'étude
de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de
vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse:
desquelles cette derniere étant dissolue, serve et esclave des
voluptés, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative
destituée de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point
avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point
d'ornement: au moyen dequoi, <p 5r> il faut essayer tant que l'on
peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et
quant vaquer à l'étude de Philosophie, autant que le temps et les
affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi
Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le
Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant
à l'institution doncques des enfants és lettres, il n'est, à mon avis,
jà besoin de s'étendre à en dire d'advantage: seulement y ajouterai-je,
que c'est chose utile, ou plutôt nécessaire, faire diligence de
recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, pourvu que ce
soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font
provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en
leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais
outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui
est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas
oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfants, ains en
les envoyant aux écoles des maîtres qui font profession de telles
dextérités, les faut quant et quant adresser aux exercices de la
personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts,
robustes, et dispos: pource que c'est un bon fondement de belle
vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en
jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit
faire provision des choses nécessaires à l'encontre de la tourmente:
aussi faut-il en jeunesse se garnir de tempérance, sobrieté et
continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en
mieux soutenir la vieillesse: vrai est qu'il faut tellement dispenser
le travail du corps, que les enfants ne s'en dessèchent point, et ne
s'en treuvent puis après las et recrus quand on les voudrait faire
vaquer à l'étude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la
lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu
de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout
ce que j'ai dit auparavant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les
jeunes enfants aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à
tirer de l'arc, et à chasser: pource que tous les biens de ceux qui
sont vaincus en guerre sont exposés en proie aux vaincueurs, et ne sont
propres aux armes et à la guerre les corps nourris délicatement à
l'ombre:
Mais le soudart de sèche corpulence
ayant acquis d'armes expérience,
C'est lui qui rompt des ennemis les rangs,
Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'aventure, Tu nous avais promis de
nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfants
de libre condition, et puis on voit que tu délaisses l'institution des
pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles,
et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de répondre:
car quant à moi je désirerais, que cette mienne instruction pût servir
et être utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de
moyens mes preceptes ne puissent être profitables, qu'ils en accusent
la fortune, non pas celui qui leur donne ces avertissements. Au reste
il faut, que les pauvres s'évertuent, et tâchent de faire nourrir leurs
enfants en la meilleur discipline qui soit: et si d'aventure ils n'y
peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. j'ai bien
voulu en passant ajouter ce mot à mon discours, pour au demeurant
poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droite
instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que l'on doit
attraire et amener les enfants à faire leur devoir par bonnes paroles
et douces remontrances, non pas par coups de verges ni par les battre:
pource qu'il semble que cette voie-là convient plutôt à des esclaves,
que non pas à des personnes libres, pource qu'ils s'endurcissent aux
coups, et deviennent comme hebetés, et ont le travail de l'étude puis
après en horreur, partie <p 5v> pour la douleur des coups, et
partie pour la honte. Les louanges et les blâmes sont plus utiles aux
enfants nés en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouet: l'un
pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et
faut alternativement user tantôt de l'un, tantôt de l'autre: et
maintenant leur user de répréhension, maintenant de louange. Car s'ils
sont quelque-fois trop gais, il faut en les tensant leur faire un peu
de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font
les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfants
après les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et
se garder bien de les trop haut-louer, autrement ils présument
d'eux-mêmes, et ne veulent plus travailler depuis que l'on les a loués
un peu trop. Au demeurant j'ai connu des peres, qui pour avoir trop
aimé leurs enfants, les ont enfin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je
l'esclarcirai par cet exemple. Je veux dire, que pour le grand désir
qu'ils avaient que leurs enfants fussent les premiers en toutes choses,
ils les contraignaient de travailler excessivement: de manière que
pliants sous le faix, ils en tombaient en maladies, ou se fâchants
d'être ainsi surchargés, ne recevaient pas volontiers ce qu'on leur
donnait à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se
nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur
donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux
enfants moyen de reprendre haleine en leurs continués travaux, faisant
compte, que toute la vie de l'homme est divisée en labeur et en repos:
à raison dequoi nature nous a donné non seulement le veiller, mais
aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non
seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont été institués
non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de fête. En
somme, le repos est comme la sauce du travail: ce qui se voit non
seulement és choses qui ont sentiment et âme, mais encore en celles qui
n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et
des violes, afin que nous les puissions retendre puis après: et bref,
le corps s'entretient par réplétion et par evacuation, aussi fait
l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement
sont dignes de grande répréhension, lesquels depuis qu'une fois ils ont
commis leurs enfants à des maîtres et precepteurs, ne daignent pas
assister à les voir et ouïr eux-mêmes apprendre quelquefois: en quoi
ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux-mêmes
éprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et
non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discrétion de quelques
maîtres mercenaires: car par cette solicitude les maîtres mêmes auront
tant plus grand soin de faire bien apprendre leurs écoliers, quand ils
verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoi se peut
appliquer le bon mot que dit anciennement un sage écuyer, «Il n'y a
rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maître.» Mais sur
toutes choses, il faut exercer et accoutumer la mémoire des enfants,
pource que c'est, par manière de dire, le trésor de science: c'est
pourquoi les anciens poètes ont feint, que Mnemosyné, c'est à dire
Memoire, était la mère des Muses, nous voulants donner à entendre,
qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres,
et le savoir, que fait la mémoire: pourtant la faut-il diligemment et
soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfants l'ayent
ferme de nature, ou qu'ils l'ayent faible: car aux uns on corrigera par
diligence le défaut, aux autres on augmentera le bien d'icelle:
tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et
ceux-ci meilleurs que eux-mêmes: car le poète Hesiode a sagement dit,
Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu la répétant:
En peu de jours tu verras cela croître,
Qui par avant bien petit soûlait être.
<p 6r> davantage les peres doivent savoir, que cette partie
mémorative de l'âme ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les
lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pource
que la souvenance des choses passées fournit d'exemples pour prendre
conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à détourner
les enfants de paroles sales et déshonnêtes: Car la parole, comme
disait Democtitus, est l'ombre du fait: et les faut duire et accoutumer
à être gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluer
volontiers un chacun: car il n'est rien si digne d'être hai, que celui
qui ne veut pas que l'on l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens.
Aussi se rendront les enfants plus amiables à ceux qui converseront
autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent
du tout rien concéder és disputes et questions qui se pourront émouvoir
entre eux: car c'est belle chose de savoir non seulement vaincre, mais
aussi se laisser vaincre quelquefois, mêmement és choses où le vaincre
est dommageable: car alors la victoire est véritablement Cadmiene,
comme l'on dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et
dommage au vaincueur: de quoi j'ai le sage poète Euripide pour témoin
en un passage où il dit,
Quand l'un des deux qui disputent ensemble
Entre en courroux, plus avisé me semble
celui qui mieux aime coi s'arrêter,
Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoi plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur
est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande conséquence,
que tout ce que nous avons dit jusques ici: c'est, qu'ils ne soient
délicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue,
qu'ils maîtrisent leur colère, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais
voyons particulièrement combien emporte un chacun de ces quatre
preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant
les yeux par exemples: comme, pour commencer au dernier, Il y a eu de
grands personnages qui pour s'être laissés aller à prendre argent
injustement, ont répandu tout l'honneur qu'ils avaient amassé au
demeurant de leur vie: comme Gylippus Lacedaemonien, qui pour avoir
descousu par dessous les sacs pleins d'argent qu'on lui avait baillés à
porter, fut honteusement banni de Sparte. Et quant à ne se courroucer
du tout point, c'est bien une vertu singulière: mais il n'y a que ceux
qui sont parfaitement sages qui le puissent du tout faire, comme était
Socrates, lequel ayant été fort outragé par un jeune homme insolent et
temeraire, jusques à lui donner des coups de pied, et voyent que ceux
qui se trouvaient lors autour de lui s'en courrouçaient amèrement, et
en perdaient patience, et voulaient courir après: «Comment, leur
dit-il, si un âne m'avait donné un coup de pied, voudriez vous que je
lui en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demeura pas impuni: car
tout le monde lui reprocha tant cette insolence, et l'appella l'on si
souvent et tant, le regimbeur et donneur de coups de pied, que
finablement il s'en pendit et estrangla lui-même de regret. Et quand
Aristophanes fit jouer la Comoedie qui s'appelle les Nues, en laquelle
il répand sur Socrates toutes les sortes et manières d'injures qu'il
est possible, comme quelqu'un des assistants à l'heure qu'on le farçait
et gaudissait ainsi, lui demandast: «Ne te courrouces-tu point
Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement,
répondit-il, car il m'est avis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne
moins qu'en un grand festin, où l'on se gaudit joyeusement de moi.»
Archytas le Tarentin et Platon en firent tout de même: car l'un étant
de retour d'une guerre, où il avait été Capitaine général, trouva ses
terres toutes en friche: et fit appeler son receveur, auquel il dit,
«Se je n'étais en colère, je te battrais bien.» Et Platon aussi s'étant
un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave méchant et <p
6v> gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et lui dit,
Pren moi ce méchant ici, et me le va fouetter, car quant à moi je suis
courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisées à
faire et à imiter. Je le sais bien: toutefois il se faut étudier, à
l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller toujours retranchant
quelque chose de la trop impatiente et furieuse colère: car nous ne
sommes pas pour nous égaler ni accomparer à eux aux autres sciences et
vertus non plus, et néanmoins comme étant leurs sacristains et leurs
porte-torches, en manière de parler, ordonnés pour montrer aux homms
les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'étaient des
Dieux, nous essayons de les imiter, et suivre leurs pas, en tirant de
leurs faits toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à
refréner sa langue, pource que c'est le seul precepte des quatre que
j'ai proposés qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que
ce soit chose petite et légère, il se fourvoye de grande torse du droit
chemin: car c'est une grande sagesse, que se savoir taire en temps et
lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble
que pour cette cause les anciens ont institué les saintes cérémonies
des mystères, à fin qu'étant accoutumés au silence par le moyen
d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à
la fidélité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais
de s'être tu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que
l'on a tu pour un temps, on le peut bien dire puis après: mais ce que
l'on a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre.
j'ai souvenance d'avoir ouï raconter innumerables exemples d'hommes qui
par l'intempérance de leur langue se sont precipités en infinies
calamités entre lesquels j'en choisirai un ou deux, pour esclarcir la
matière seulement. Ptolomeus Roi d'Egypte, surnommé Philadelphus,
épousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui lui
dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour
cette parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un
long temps, et paya la peine due à son importun caquet: et pour avoir
pensé faire rire les autres, il plora lui-même bien longuement. Autant
en fit, et souffrit aussi presque tout de même, un autre nommé
Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme
Alexandre eût écrit et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des
robes de pourpre, pource qu'il voulait à son retour faire un solennel
sacrifice aux Dieux, pour leur rendre grâces de ce qu'ils lui avaient
octroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes
de la Grèce furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers
par tête: et lors ce Theocritus, «J'ai, dit-il, toujours été en doute
de ce qu'Homere appellait la mort purpurée, mais à cette heure je
l'entends bien.» cette parole lui acquit la haine et la malveillance
d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un trait de
moquerie reproché au Roi Antigonus, qu'il était borgne, il le mit en un
courroux mortel, qui lui coûta la vie: car ayant Eutropion maître cueux
du Roi été élevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le
Roi lui ordonna qu'il allât devers Theocritus pour lui rendre compte,
et le recevoir aussi réciproquement de lui. Eutropion le lui fit
entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers lui pour cet effet,
tant qu'à la fin Theocritus lui dit: «Je vois bien que tu me veux
mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.»
reprochant à l'un qu'il était borgne, et à l'autre qu'il était
cuisinier. Et lors Eutropion lui répliqua sur le champ, Ce sera
doncques sans tête: car je te ferai payer la peine que mérite cette
tienne langue effrenée, et ce tien langage forcené. comme il fit, car
il alla incontinent rapporter le tout au Roi, qui envoya aussi tôt
trancher la tête à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit
encore de jeunesse accoutumer les enfants à une chose qui est très
sainte, c'est, qu'ils dient toujours vérité, pource que le mentir est
un vice servil, digne d'être de tous hai, et non <p 7r>
pardonnable aux esclaves mêmes, qui ont un peu d'honnêteté. Or quant à
tout ce que j'ai discouru et conseillé par ci-devant, touchant
l'honnêteté, modestie, et tempérance des jeunes enfants, je l'ai dit
franchement et resoluement, sans en rien craindre ne douter: mais quant
au point que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain,
ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers,
et ne panche point plus d'un côté que d'autre: tellement que je fais
grande doute, si je le doi mettre en avant, ou bien le détourner: mais
pour le moins faut-il prendre la hardiesse de déclarer que c'est. La
question est, Si l'on doit permettre à ceux qui aiment les enfants, de
converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser
arrière, de sorte qu'ils n'en approchent, ni ne parlent aucunement à
eux. Car quand je considère certains peres severes et austères de
nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfants ne soient
violés, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent
en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en établir et introduire la
coutume: mais aussi quand de l'autre côté je viens à me proposer
Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suite de ces
grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les
enfants, et qui par ce chemin ont poussé de jeunes gens à apprendre les
sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et
se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline
à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont
Euripide pour témoin en un passage où il dit,
Amour n'est pas toujours celui du corps,
Un autre y a qui n'appéte rien, fors
L'âme qui soit vestue d'innocence,
De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derrière un passage de Platon, là où il
dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont
fait quelques grandes prouesses en un jour de bataille, au retour ayent
privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je dirai
donc, qu'il faut chasser ceux qui ne désirent que la beauté du corps,
et admettre ceux qui ne cherchent que la beauté des âmes: ainsi faut-il
fuïr et défendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en
Elide, et ce que l'on appelle le ravissement en Candie, mais bien le
faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en
Lacedaemone: toutefois quant à cela, chacun suive en ce propos
l'opinion qu'il en aura, et ce que bon lui semblera. Au reste ayant
désormais assez discouru touchant l'honnêteté et bonne nourriture des
enfants, je passerai maintenant à l'âge de l'adolescence, après que
j'aurai seulement dit ce mot, Que j'ai souvent repris et blâmé ceux qui
ont introduit une très mauvaise coutume de bailler bien des maîtres et
gouverneurs aux petits enfants, et puis lâcher tout à un coup la bride
à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il fallait avoir
plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne
fallait pas des jeunes enfants: car qui ne sait que les fautes de
l'enfance sont petites, légères, et faciles à rhabiller, comme de
n'avoir pas bien obéi à leurs maîtres, ou avoir failli à faire ce qu'on
leur avait ordonné: mais au contraire, les péchés des jeunes gens en
leur adolescence, bien souvent sont enormes et infâmes, comme une
ivrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux
de dés, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes
mariées. Pourtant était-il convenable de contenir et refréner leurs
impetueuses cupidités par grand soin et grande vigilance: car cette
fleur d'âge-là ordinairement s'épargne bien peu, et est fort
chatouilleuse et endemenée à prendre tous ses plaisirs, tellement
qu'elle a grand besoin d'une grande et forte bride: et ceux qui ne
tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de
garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lâche à toute licence de
mal faire. C'est pourquoi il faut que les bons et sages peres,
principalement <p 7v> en cet âge là, fassent le guet, et tiennent
en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant,
en les priant, en leur remontrant, en leur conseillant, en leur
promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui
pour avoir ainsi été débordés et abandonnés à toutes voluptés se sont
abismés en grandes miseres et grièves calamités: et au contraire,
d'autres qui pour avoir refréné leurs concupiscences ont acquis honneur
et glorieuse renommée: «car ce sont comme les deux elements et
fondements de la vertu, l'Espoir de prix, et la Crainte de peine:»
pource que l'espérance les rend plus prompts à entreprendre toutes
choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser
commettre de vilaines et reprochables. Bref il les faut bien
soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compagnies:
autremenmt ils rapporteront toujours quelque tache de la contagion de
leur méchanceté. C'est ce que Pythagoras commandait expressément en ces
preceptes énigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en
passant exposer, pource qu'ils ne sont pas de petite efficace pour
acquérir vertu: comme quand il disait, «Ne goûte point de ceux qui ont
la queue noire:» c'est autant à dire comme, ne fréquente point avec
hommes diffamés et denigrés pour leur méchante vie. «Ne passe point la
balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et
se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le
boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se pourvoir des
choses nécessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la
main:» c'est à dire, ne contracte pas légèrement avec toute personne.
«Ne porter pas un anneau étroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie
libre, et ne se mettre pas soi-même aux ceps. «N'attizer pas le feu
avec l'épée:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il
n'est pas bon de le faire, ains faut céder à ceux qui sont en colère.
«Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son âme et son
esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:»
c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose
publique, pource qu'anciennement on donnait les voix avec des febves,
et ainsi procédait-on aux elections des Magistrats. «Ne jeter pas la
viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon
propos en une méchante âme: car la parole est comme la nourriture de
l'âme, laquelle devient pollue par la méchanceté des hommes. «Ne s'en
retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent près de la
mort, et que l'on est arrivé aux extremes confins de cette vie, le
porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je
retournerai à mon propos. Il faut, comme j'ai dit auparavant, éloigner
les enfants de la compagnie et fréquentation des méchants, specialement
des flatteurs. Car je répéterai en cet endroit ce que j'ai dit souvent
ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus
pestilent genre d'hommes, et qui gâte davantage ne plus promptement la
jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les
enfants, rendants la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres
misérable, leurs présentants en leurs mauvais conseils un appât qui est
inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches
preschent leurs enfants de vivre sobrement ceux-ci les incitent à
ivrongner: ceux-là les convient à être chastes, ceux-ci à être
dissolus: ceux-là à épargner, ceux-ci à dépenser: ceux là, à
travailler, ceux-ci à jouer et ne rien faire: disants, qu'est-ce que de
notre vie? ce n'est qu'un point de temps: il faut vivre pendant que
l'on a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoin se soucier des
menaces d'un père qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la
mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un
autre viendra qui lui amenera quelque garce prise en plein bordeau, et
lui donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et
lui produira sa femme. pour à quoi fournir, le jeune homme dérobera son
père, et ravira en un coup ce que le bon homme aura épargné de longue
main, pour l'entretènement de sa vieillesse. Bref, c'est une
malheureuse génération. Ils font semblant <p 8r> d'être amis, et
jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et
mêprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter
sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui
les nourrissent font semblant de rire: hommes faux et supposés, et la
bâtardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, étant nés
libres de condition, et se rendants serfs de volonté: qui pensent qu'on
leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne
les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres
qui voudront faire bien nourrir leurs enfants, doivent nécessairement
chasser d'auprès d'eux ces mauvaises bêtes-là: et aussi en faut-il
éloigner leurs compagnons d'école, s'il y en a aucuns vicieux, car
ceux-là seraient suffisants pour corrompre et gâter les meilleures
natures du monde. Or sont bien les règles que j'ai jusques ici
baillées, toutes bonnes, honnêtes et utiles: mais celle que je veux à
cette heure déclarer est equitable et humaine: c'est, que je ne
voudrais point que les peres fussent trop âpres et trop durs à leurs
enfants, ains désirerais qu'ils laissassent aucunefois passer quelque
faute à un jeune homme, se souvenants qu'ils ont autrefois été jeunes
eux-mêmes. Et tout ainsi que les médecins mêlants et détrempants leurs
drogues qui sont amères avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de
faire passer l'utilité parmi le plaisir: aussi faut-il que les peres
mêlent l'aigreur de leurs répréhensions avec la facilité de clemence:
et que tantôt ils lâchent un petit la bride aux appetis de leurs
enfants, et tantôt aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent
la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou
bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins
que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un père
soit prompt à se courroucer à ses enfants, pourvu qu'il s'appaise aussi
facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner:
car quand un père est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais
se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfants: pourtant
fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de voir aucunes de leurs
fautes, et se servir en cet endroit de l'ouïe un peu dure et de la vue
trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne
fassent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils
oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis,
trouverons-nous étrange de supporter celles de nos enfants? bien
souvent que nos serviteurs ivrongnent, nous ne voulons pas trop
âprement rechercher leur ivrongnerie. Tu as été quelquesfois étroit
envers ton fils, sois lui aussi quelquefois large à lui donner. Tu t'es
aucunefois courroucé à lui, une autrefois pardonne lui. Il t'a trompé
par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mêmes, dissimule-le, et
maîtrise ton ire. Il aura été en l'une de tes mestairies, ou il aura
pris et vendu, peut être, une paire de boeufs: il viendra le matin te
donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop bu avec ses
compagnons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il
sentira le perfum, ne lui en dis mot. ce sont les moyens de dompter
doucement une jeunesse petillante. vrai est que ceux qui sont de leur
nature sujets aux voluptés charnelles, et ne veulent pas prêter
l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le
plus certain arrêt, et le meilleur lien que l'on saurait bailler à la
jeunesse: et quand on est venu à ce point-là, il leur faut chercher
femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux:
car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toi: pource que
ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde
qu'ils se trouvent non maris de leurs femmes, mais esclaves de leurs
biens. J'ajouterai encore quelques petits avertissements, et puis
mettrai fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les
peres se gardent bien de commettre aucune faute, ni d'omettre aucune
chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple
à leurs enfants, et qu'eux regardants à leur vie, comme dedans un clair
miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v> faire et de dire
chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfants des
fautes qu'ils commettent eux-mêmes, ne s'avisent pas, que sous le nom
de leurs enfants il se condamnent eux-mêmes: et généralement tous ceux
qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement
reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement
tancer leurs enfants. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent
de maîtres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards
sont déhontés, il est bien force que les jeunes gens soient de tout
point effrontés: pourtant faut-il tâcher de faire tout ce que le devoir
requiert, pour rendre les enfants sages, à l'imitation de celle nobles
Dame Eurydicé, laquelle étant de nation Esclavonne, et par manière de
dire triplement barbare, néanmoins pour avoir moyen de pouvoir
instruire elle-même ses enfants, prit la peine d'apprendre les lettres,
étant déjà bien avant en son âge. L'Epigramme qu'elle en fit, et
qu'elle dedia aux Muses, témoigne assez comment elle était bonne mère,
et combien elle aimait cherement ses enfants:
Eurydicé Hierapolitaine
A de ces vers aux Muses fait entraîne
Qui en son coeur lui firent concevoir
L'honnête amour d'apprendre et de savoir:
Si que jà mère, et ses fils hors d'enfance,
Pour acquérir des lettres connaissance,
Où sont compris des Sages les discours,
Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les règles et preceptes ensemble, que
nous avons ci dessus déclarés, à l'aventure est-ce chose qui se peut
plutôt souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus
grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si
est-ce chose dont l'homme par nature peut bien être capable, et dequoi
il peut bien venir à bout.
II. Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET fassent
LEUR PROFIT DES POESIES. Ce traité n'est proprement utile qu'à ceux qui
lisent les anciens Poètes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre
impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poète Philoxenus disait, qu'entre les chairs celles étaient
plus savoureuses qui étaient les moins chairs: et entre les poissons,
ceux qui étaient les moins poissons: s'il est vrai ou non, Seigneur
Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme
disait Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais
que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils
obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener
aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et
qui semblent plutôt être dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose
toute évidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement
les fables d'Aesope, et les fictions des Poètes: mais aussi le livre de
Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r> d'Ariston, là où
sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'âme, mêlées
parmi des contes faits à plaisir, ils sont par manière de dire ravis
d'aise et de joie. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils
soient non seulement honnêtes és voluptés du boire et du manger, mais
encore plus les accoutumer à user sobrement du plaisir et de la
délectation en ce qu'ils liront ou écouteront, comme d'une sauce
appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de
salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la
garderont pas d'être prise, si elle reçoit les ennemis par une seule
qui soit demeurée ouverte: ni la continence és voluptés des autres
sentiments ne préservera pas un jeune homme d'être dépravé, si par
mégarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouie: ains d'autant
qu'elle approche plus près du propre siege de l'entendement et de la
raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gâte elle plus celui qui
la reçoit, si l'on n'en fait bien soigneuse garde. Parquoi n'étant à
l'aventure pas possible ni profitable avec, interdire de tout point la
lecture des poètes à ceux qui sont jà de l'âge de tons fils Cleander,
et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme
ceux qui ont plus grand besoin de guide et de conduitte en leurs
lectures, qu'ils n'ont pas en leurs allures. C'est la raison pour
laquelle il m'a semblé, que je te devais envoyer par écrit ce que
naguere je discouru touchant les écrits des poètes, afin que tu le
lises, et que si tu treuves que les raisons y déduittes ne soient de
moindre efficace et vertu que les pierres que l'on appelle Amethystes,
que quelques-uns prennent, et se les attachent autour du col pour se
garder d'enivrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en
faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son
naturel, qui pour n'être pesant ni endormi en chose quelconque, ains
par tout esveillé, véhément et vif, en sera de tant plus facile à mener
par tels avertissements:
Au chef du poulpe il y a quelque bien,
Et quelque chose aussi qui ne vaut rien.
C'est pource que la chair en est plaisante au goût, à qui la mange,
mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des
visions étranges et turbulentes, ainsi comme l'on dit: aussi y a il en
la poésie beaucoup de plaisir, et bien de quoi repaître et entretenir
l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins
aussi de quoi le troubler et le faire vaciller, si son ouie n'est
guidée et régie par sage conduite. Car on peut bien dire, non seulement
de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poésie,
Drogues y a pêle-mêle à foison,
De médecine, et aussi de poison,
Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
Leants caché est amour gracieux,
Desir, attrait, plaisir delicieux,
Et doux parler, qui bien souvent abuse
Des plus savants et des plus fins la ruse.
Car la manière dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop
grossiers et trop lourds: ainsi comme répondit un jour Simonides, quand
on lui demanda pourquoi il ne trompait les Thessaliens aussi bien comme
les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop
ignorants pour être trompés par moi. Et Gorgias le Leontin soûlait
dire, que la Tragoedie était une sorte de tromperie, de laquelle celui
qui avait trompé était plus juste, que celui qui n'avait point trompé:
et celui qui en avait été trompé était plus sage, que celui qui ne
l'avait point été. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les
jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par
devant et fuir la poésie, en leur plastrant et bouschant les oreilles
avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que fit jadis <p 9v>
Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plutôt environnants et attachants leur
jugement avec les discours de la vraie raison, pour les engarder qu'ils
ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du
plaisir, à ce qui leur pourrait nuyre, nous les redresserons et
préserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas
l'entendement sain ne bon quand il fit par tout son Royaume couper et
arracher les vignes, pour autant qu'il voyait que plusieurs se
troublaient de vin et s'enivraient: là où il devait plutôt en approcher
les Nymphes, qui sont les eaux des fontaines, et retenir en office un
dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car
la mêlange de l'eau avec le vin lui ôte la puissance de nuyre, et non
pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ni
détruire la poésie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais
là où les fables et fictions étranges et theatriques d'icelle, pour la
grande et singulière délectation qu'elles donnent en les lisant, se
voudraient présomptueusement élever, dilater et étendre jusques à
imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettants la main au-devant,
nous les réprimerons et arrêterons: et là où la grâce sera conjointe
avec quelque savoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point
sans quelque fruit, et quelque utilité, là nous y introduirons la
raison de philosophie, et découvrirons le profit qui y sera. Car ainsi
comme la Mandragore croissant auprès de la vigne, et transmettant par
infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis après, à
ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir:
aussi la Poésie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en
les mêlant parmi des fables, en rend la science plus aisée et plus
agréable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoi, ceux qui
désirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres
de poésie, mais plutôt chercher à philosopher dedans les écrits des
poètes, en s'accoutumant à trier et séparer le profit d'avec le
plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver
mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le
commencement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
Qui bien commence en toute chose, il semble
Qu'après la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à
la lecture des Poètes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si
bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
Communément Poètes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux:
volontairement, pource que désirants plaire aux oreilles, ce que la
plupart des lisants demandent, ils estiment la vérité plus austère pour
le faire, que non pas le mensonge: car la vérité racontant la chose
comme de fait elle a été, encor que l'issue en soit malplaisante, ne
laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à
plaisir, se glisse facilement, et se détourne habilement de ce qui
ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ni
carme, ni langage figuré, ni hautesse de style, ni translation bien
prise, ni douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de
grâce, ni tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la
disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien déduit.
Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace
pour émouvoir, que n'a le simple trait, à cause de je ne sais quelle
resemblance d'homme qui deçoit notre jugement: aussi és poésies, le
mensonge mêlé avec quelque vérisimilitude, excite plus, et plaît
davantage, que ne saurait faire tout l'étude que l'on saurait employer
à composer de beaux carmes, ni à bien polir son langage, sans mêlange
de fables et de fictions poétiques: d'où vient que l'ancien Socrates,
qui toute sa vie avait fait grande profession de combattre pour la
défense de la vérité, s'étant un jour voulu mettre à la poésie, à cause
de quelques <p 10r> illusions qu'il avait eues en songeant, ne se
trouva point, à l'essai, propre ni ayant bonne grâce à inventer des
menteries: au moyen dequoi il mit en vers quelques unes des fables
d'Aesope, comme ni ayant point de poésie, là où il n'y a point de
menterie. Car il y a bien des sacrifices où l'on ne danse point, et où
l'on ne joue point des flûtes, mais nous ne savons point de poésie, où
il n'y ait point de fiction et de menterie: pource que les vers
d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des
bêtes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de
Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poésie la hautesse du
style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour
eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions
poétiques quelque chose étrange et fâcheuse dite touchant les Dieux ou
demi-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de
grand renom, celui qui reçoit cela comme une vérité, s'en va gâté et
corrompu en son opinion: mais celui qui se souvient toujours, et se
ramène devant les yeux les charmes et illusions, dont la poésie se sert
ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui lui peut dire
à tout propos,
O trompeuse étant plus maculee
Que n'est la peau de l'Once tavelée,
pourquoi est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoi en me
trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celui-là n'en souffrira
jamais rien de mal, ni ne recevra en son entendement aucune mauvaise
impression, ains se reprendra soi-même, quand il aura peur de Neptune,
craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à découvrir les
enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouçant pour le premier homme
du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
lui qui si haut ses louanges chantait,
lui qui propos semblables en contait,
Qui au festin lui-même était assis,
C'est celui seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi réprimera-il les larmes d'Achilles trêpassé, et d'Agamemnon aux
enfers, qui pour le désir de revivre, et le regret de cette vie,
tendent leurs faibles et débiles mains: et si d'aventure il se trouve
aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et
ensorcellement, il ne feindra point de dire en soi-même,
Retourne t'en vitement sans séjour
Là sus où est la lumière du jour:
Et retien bien fermement en mémoire
Tout ce qui est dedans cette ombre noir,
Pour le conter ci-après à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il décrit
les enfers, comme étant un conte propre à faire devant les femmes, à
cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poètes
feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre,
qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pource qu'ils les
pensent et les craient eux-mêmes ainsi, ils nous attachent la fausseté,
comme ayant Homere dit de Jupiter,
Deux sorts de mort il mit en la balance,
L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
Du preux Hector, lesquels il sous-pesa
Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
Le sort fatal, tirant sa destinee
Vers la maison aux ombres assignée,
Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a ajouté à cette fiction toute une Tragoedie entière,
laquelle il a intitulée, <p 10v> Le pois ou la balance des âmes:
faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un côté
Thetis, et de l'autre côté l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils
qui combattent: et néanmoins il n'est homme qui ne voie clairement, que
c'est chose feinte, et fable controuvée par Homere, pour donner
plaisir, et apporter ébahissement au lecteur. Mais ce passage,
C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
Dont les humains sont travaillés sur terre. Et cettui-ci,
Dieu sourdre fait de la guerre achoison
Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermés selon la créance et l'opinion
qu'ils ont: en quoi ils sement parmi nous, et nous communiquent
l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des
Dieux. Semblablement les étranges merveilles des enfers, et les
décritions qu'ils en font, desquelles par paroles effroiables ils nous
peignent et impriment des appréhensions et imaginations de fleuves
brulans, de lieux horribles, de tourments épouventables: il n'y a
personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction
en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que l'on ordonne aux malades,
il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car
ni Homere, ni Pindare, ni Sophocles, n'ont point écrit ces choses des
enfers, pensants qu'elles fussent ainsi:
Là où les rivières dormantes
De la nuit aux eaux croupissantes,
Rendent un brouillas infini
De tenebres en l'air bruny.
Et, Vers le rocher tout blanc sur le rivage
De l'Ocean dressèrent leur voyage.
Et, C'est le reflux de l'abisme profond;
Par où l'on va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et
lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme
chose misérable, en telles paroles,
Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
En t'en allant, sans pleurer ma mort dure.
Et, L'âme prenant hors du corps sa volée,
En soupirant aux enfers est allée,
Pour le regret de laisser en douleur,
Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et, Ne me tuez avant que je sois mûre,
Me contraignant d'aller faire demeure
Entre les morts, sous la terre pesante:
La lumière est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnées, et jà
prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous émeuvent et troublent elles
davantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la
faiblesse de coeur, dont elles procèdent. Au moyen dequoi, il se faut
de bonne heure pourvoir et preparer à l'encontre, ayants toujours cette
sentence qui nous sonne aux aureilles, La poésie ne se soucie pas
guères de dire vérité: et si y a plus, que la vérité de telles choses
est très difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mêmes qui ne
travaillent à autre besogne, qu'à chercher l'intelligence et la
connaissance de ce qui est, ainsi comme eux-mêmes le confessent: auquel
propos il servira d'avoir toujours en main ces vers d'Empedocles,
Il n'y a oeil d'homme qui le sût voir,
ni de l'ouïr aureille n'a pouvoir,
<p 11r> Et n'est esprit humain qui pût étendre
Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-ci de Xenophanes,
Il ne sera, et n'a oncques été
Homme qui sût avec certaineté
Que c'est des Dieux, ni de tout l'univers,
Dequoi je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec
serment, qu'il ne sait et n'entend rien de ces choses-là : car par ce
moyen les jeunes hommes ajouteront moins de foi au dire des poètes
touchant cela, en l'inquisition dequoi ils verront que les Philosophes
mêmes se perdent et s'éblouissent. Encore arrêterons nous davantage la
créance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des
Poètes, quand premier que d'y entrer nous lui figurerons et décrirons,
que c'est de la Poésie: en lui faisant entendre, que c'est un art
d'imiter, et une science répondante à la peinture: et lui alléguant non
seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la
Poésie est peinture parlante, et la peinture une Poésie muette: mais
aussi lui enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un
singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons
à merveilles, non comme chose belle de soi, ains bien contrefaite après
le naturel: car ce qui est laid de soi, ne peut être beau: mais l'art
de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est toujours
estimée: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps ferait
une belle image, ne ferait chose ni bien séante, ni semblable. Il se
trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses étranges
et montrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme
Medee tua ses propres enfants: et Theon, comme Orestes tua sa mère:
Parrasius, la fureur et rage simulée d'Ulysses: et Chaerephanes qui
contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de
femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoutumance de souvent
lui recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que l'on ne
loue pas le fait en soi, du quel on voit la représentation, mais
l'artifice de celui qui l'a pu si ingenieusement, et si parfaitement
représenter au vif. Pareillement aussi pource que la poésie représente
quelquefois par imitation, de méchants actes, des passions mauvaises,
et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme
sache, que ce que l'on admire en cela, et que l'on trouve singulier, il
ne le doit pas recevoir comme véritable, ni l'approuver comme bon, ains
le louer seulement comme bien convenable et bien approprié à la
personne, et à la matière sujette: car tout ainsi comme il nous fâche
et nous déplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le
cri que fait une roue mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le
mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sait bien
contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisait le cochon, et un
Theodorus les grandes roues à puiser de l'eau des puits, nous y prenons
plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie
d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et néanmoins quand nous venons à
voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un
est décrit, comme tombant par pièces, et l'autre comme rendant
l'esprit, nous en recevons délectation grande: aussi le jeune homme
lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux débaucheur
de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit
instruit et averti de louer l'art et la suffisance de celui qui les a
bien su naïvement représenter, mais au demeurant de blâmer et detester
les actions et conditions qu'il représente: car il y a grande
différence entre représenter bien, et représenter chose bonne: pource
que le représenter bien, c'est à dire, naïvement et proprement ainsi
qu'il appartient: or les choses déshonnêtes sont propres et convenables
aux personnes <p 11v> déshonnêtes. Et comme les souliers du
boiteux Demonides, qui avait les pieds bots, lesquels ayant perdus, il
priait aux Dieux qu'ils fussent bons à celui qui les lui avait dérobés,
ils étaient bien mauvais de soi, mais bons et propres pour lui: Aussi
ce propos
Si violer la justice et le droit
Il est licite à l'homme en quelque endroit,
C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
Au demeurant rien de mal ne commettre. Et ceux-ci,
cherche d'avoir d'homme droit le renom,
Mais les effets et justes oeuvres non:
Ains va faisant tout ce, dont tu verras
Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-ci,
Si ne la prends, je pers tout un talent,
Auquel son doire on dit équivalent:
Et puis est-il possible que je vive,
Ayant failli à telle lucrative?
Pourrai-je bien dormir, après avoir
Refusé tant d'argent à recevoir?
Mon âme étant hors de ce monde ôtée,
N'en sera elle aux enfers tormentée,
Comme ayant trop mauditement mêpris
Contre ce saint talent d'argent non pris?
Ce sont tous méchants propos, et faux, mais qui conviennent bien à un
Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous
advertissions les jeunes gents, que les Poètes n'écrivent pas telles
choses, comme s'ils les louoyent et les approuvaient, mais que sachants
bien que ce sont mauvais et méchants langages, il les attribuent aussi
à de mauvaises et méchantes personnes: en ce faisant ils ne recevront
aucunes pernicieuses impressions des poètes, ains au contraire la
suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera
incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme étant
faite ou dite par une méchante et vicieuse personne. A quoi servira
d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la bataille
s'en va coucher dedans le lit avec la belle Helene: car n'ayant le
poète nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour
coucher avec sa femme, il montre assez clairement, qu'il juge et répute
telle incontinence reprochable et honteuse. En quoi il faut aussi bien
prendre garde, si le poète même en donne point quelque demontration,
qu'il tienne lui-même tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait
Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
Muse dis moi qui est cet effrontée,
Belle non moins que fine et assettée,
A ces amants faisant dix mille torts,
Leur demandant, et les chassant dehors,
Ne leur portant à nul affection,
Et leur usant à tous de fiction?
Desquels avertissements Homere entre autres use très sagement: car il
reprend et blâme ordinairement les mauvais propos, avant que de les
faire dire: et au contraire, il loue et recommande les bons, en cette
manière,
Lors il lui tint un propos doux et sage. Et ailleurs,
En s'approchant, d'un parler lui usa
Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par
manière de dire, et qu'il dénonce que l'on s'en donne de garde, et que
l'on ne s'y arrête point, non <p 12r> plus qu'à chose de mauvais
et dangereux exemple: comme quand il veut décrire les grosses paroles
que dit Agamemnon au prêtre d'Apollo, abusant irrévéremment de sa
dignité, il met devant,
Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
Ains de despit que son gros cueur en eut,
Il renvoya le prêtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traité outrageusement,
temerairement et superbement, outre toute honnêteté du devoir. Aussi
fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
Ivrongne aux yeux éhontés comme un chien,
Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un même jugement qu'aux autres,
Achilles dit, de rechef furieux,
Au fils d'Atreus propos injurieux,
N'étant encor point son ire assouvie.
Car il est vraisemblable que rien ne peut être beau ni honnête, qui
soit di âprement et en colère. Ce qu'il observe non seulement aux
paroles, mais aussi aux faits,
Ainsi parla, puis au corps dépouillé
Du preux Hector fit un acte fouillé,
De peu d'honneur, l'étendant sur sa face
Tout de son long, auprès du lit et place
Où Patroclus vivant soûlait coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres répréhensions, après les choses
passées, donnant lui-même sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait
peu devant, comme, pour exemple, après la narration de l'adultère de
Mars, il fait que les Dieux disent,
Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
Car le boiteux attrape enfin le vite.
Et en un autre passage, après l'audace présomptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
Le haut parler d'Hector en se vantant,
Alla Juno contre lui irritant.
Et touchant le couple de flèche que délâcha Pandarus,
Ainsi Pallas avec son saint langage,
Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poètes, qui sont
couchées en paroles expresses, sont aisées à discerner et connaître à
qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres
instructions par les faits, ainsi comme l'on dit, que Euripides
répondit un jour à quelques-uns qui blâmaient Ixion, en l'appellant
malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ai-je jamais laissé, ce leur
dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aie attaché et cloué
bras et jambes à une roue. Il est bien vrai, qu'en Homere, il n'y a
point de telle manière de doctrine, en termes expres, mais qui voudra
considérer un peu de près les fables et fictions qui sont les plus
blâmées en lui, il y trouvera au dedans une très utile instruction et
speculation couverte, combien que quelques-uns les tordants à force, et
les tirants, comme l'on dit, par les cheveux, en expositions
allégoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les
anciens les nommaient soupçons) vont disant, que la fiction de
l'adultère de Mars avec Venus signifie, que quand la planète de Mars
vient à être conjointe avec celle de Venus en quelques nativités, elle
rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à
se lever là dessus, leurs adulteres sont sujets à être découvers et
pris sur le fait. Quant à l'embellissement de <p 12v> Juno, et à
la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela
signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on
approche du feu: comme si le poète lui-même ne donnait pas les
solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de
l'adultère de Venus son intention n'est autre, que de donner à
entendre, que la Musique lascive, les chansons dissolues, et les propos
que l'on tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des
personnes désordonnées, leurs vies lubriques et efféminées, les hommes
sujets à leur plaisir, aux délices, aux voluptés, et aux amours de
folles femmes,
Souvent changer de lits delicieux,
De baings aussi, et d'habits précieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantait sur la lyre:
Change propos, et dis en ta chanson
Du grand cheval de Troie la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les
Chantres, Musiciens, et Poètes prennent les arguments de leurs
compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il
a très bien voulu montrer, que l'amour et la grâce que les femmes
gagnent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec
fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de durée, mal
assurée, et dont l'homme se lasse, et se fâche bientôt, mais aussi qui
se tourne le plus souvent en courroux et âpre inimitié, aussi tôt que
la volupté en est passée: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse
ainsi Juno, et lui use de telles paroles,
Tu connaitras alors, que profité
Rien ne t'aura du lit la volupté,
Que me tirant à part hors l'assemblée
Des Dieux par dol tu as eue à l'emblée.
Car le récit et la représentation des oeuvres vicieuses, pourvu qu'à la
fin elle rende à ceux qui les ont faites la honte, le déshonneur et le
dommage qu'ils méritent, elle ne nuit point, ains plutôt profite aux
écoutants: pource que les Philosophes usent d'exemples pris des
histoires, pour admonester et instruire les lisants par choses qui
réelement sont, ou qui ont été: mais les Poetes inventent et
controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui
plus est, tout ainsi comme Melanthius, fut ou en jeu, ou à bon esciant,
disait que l'état d'Athenes demeurait sur ses pieds, et se maintenait
par la division qui était entre les Orateurs, à cause qu'ils ne
panchaient pas tous d'un côté, et ainsi par le discord qui regnait
entre ceux qui maniaient les affaires, il se faisait toujours quelque
contrepois à l'encontre de ce qui était dommageable à la chose
publique: aussi les contrarietés qui se trouvent entre les dits des
poètes, ôtants réciproquement la foi les uns aux autres, empêchent que
ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois.
Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous
apparaitra qu'il y aura contradiction évidente, alors il faudra
encliner et favoriser à la meilleure: comme,
Souvent, mon fils, les habitants des cieux
Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-ci,
Prend ton plaisir à des biens amasser,
Non à savoir ou vertu prochasser. Au contraire,
C'est chose trop grossière, que d'avoir
Planté de biens, et rien plus ne savoir. Et ailleurs,
A. Qu'est il besoin pour les Dieux que tu meures?
B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r> Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversités et contrarietés de sentences ont leurs
solutions prêtes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous
adressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais
quand il se trouvera quelque propos dit méchamment, et que la réponse
n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra
lors réfuter et condamner par autres sentences contraires que les mêmes
poètes auront écrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ni
courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dits par jeu, ou
seulement pour représenter le naturel de quelque personnage. à
l'encontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que
les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont
blessés en bataille par les hommes, ou qu'ils tancent les uns aux
autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer,
si tu veux, ce qu'il dit,
Tu pouvais bien, si tu eusses voulu,
Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entends bien mieux les matières ailleurs en ces passages,
Les Dieux vivants sans travail à leur aise. Et en cet autre,
Les Dieux seuls ont joyé perpetuelle. Et ailleurs,
Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vraies et certaines opinions que l'on doit avoir des
Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont été controuvées seulement
pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un
lieu dit,
Les dieux puissants, trop plus que nous ne sommes,
Vont abusant nous autres pauvres hommes
Par plusieurs tours de ruse trompeuse.
Il y faudra ajouter ce qu'il dit trop mieux, et plus véritablement en un autre passage,
Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
Certainement vrais Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare dise fort aigrement et vindicativement en un lieu,
Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemi défaire:
Il lui faut opposer, voire-mais tu dis toi-même en un autre passage,
Toujours d'une douceur traîtresse
La fin est pleine de détresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
Le gain toujours est chose délectable,
quoi que n'en soit le moyen véritable.
Mais nous avons entendu de lui en un autre passage,
Jamais ne fut de bon fruit rapporteur
Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
Richesse prend ce qui est accessible,
Et ce qui est du tout inaccessible.
Et, Possible n'est que de ses amours puisse
Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
Langue diserte est cause qu'un visage
Laid et hideux nous semble beau et sage.
On lui peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles même:
<p 13v> L'homme qui n'est de biens mondains fourny
Ne laisse pas d'être d'honneur garny. Et cette-ci,
Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
pourvu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
Dequoi sert tant de vertus acquérir,
vu que cela qui fait l'homme florir
En tout bon heur, la richesse opulente,
Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi véritablement en quelque endroit a un peu trop haut-loué
et exalté la concupiscence de volupté, mêmement pour ceux qui de nature
sont chauds, âpres, et d'eux-mêmes sujets à l'amour:
Tout ce qui est en ce monde vivant,
Et la chaleur du Soleil recevant.
Commune à tous, il est, il a été,
Et sera serf toujours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en détourne, et nous retire fort à
l'honnêteté, refrénant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
La volupté de déshonnête vie,
Toujours enfin de reproche est suivie.
Ces derniers propos sont à demi contraires aux premiers, mais bien
sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cet approchement de propos
contraires, en les considérant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des
deux effets, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la
meilleur, ou pour le moins il ôtera et diminuera de la foi aux pires:
mais si d'aventure les poètes ne baillent eux-mêmes les réponses et
solutions à quelques propos étranges qu'ils diront, il ne sera pas
mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes
illustres, pour les mettre à l'épreuve de la balance à l'encontre des
meilleurs: comme, pour exemple, le poète Alexis émeut à l'aventure
quelques-uns par ces vers,
Si l'homme est sage, il doit de tous côtés
Aller faisant amas de voluptés,
Dont il y a trois espèces notables
A conserver la vie profitables:
La première est, manger: et la deuxiéme,
Boire: Venus vient après la troisiéme:
Outre cela, toute fruition
D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en mémoire ce que le sage
Socrates soûlait dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et
pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:»
et semblablement à l'encontre du poète qui dit,
Contre un méchant méchanceté est bonne:
commandant par manière de dire, que l'on se rende semblable aux
méchants: on peut opposer cette notable réponse de Diogenes, lequel
interrogé, «Comment on se pourrait le mieux venger de son ennemi,»
répondit, «En se rendant soi-même homme de bien et d'honneur.» Et faut
aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel
a empli un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a écrits
touchant la religion et confrairie des mystères de Ceres,
O très heureux les enfants des Confrères,
Qui ayants vu les secrets des mystères
Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
Qui puissent être en vie pardela:
<p 14r> Les autres tous devallants y endurent
De griefs tourments, qui sans fin toujours durent.
Diogenes ayant ouï ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis?
le larron Pataecion étant decedé, aura-il plus heureuse condition de
son être après cette vie, que n'aura Epaminondas, seulement pource
qu'il aura été de la religion et de la confrairie des mystères? Car à
Timotheus en plein Theatre, où il chantait un sien poème qu'il avait
composé à la louange de Diane, et l'appellait par les surnoms que les
Poètes ont accoutumé de lui bailler, Furieuse, Insensée, enragée,
forsennée: Cynesias répondit sur le champ tout hautement, Que
puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-ce bien
gentillement répondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
L'homme ne peut faire ne dire rien,
Quand pauvreté l'estraint en son lien,
Et a sa langue au palais attachée:
Comment doncques babilles-tu tant, vu que tu es pauvre, et nous romps
la tête de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des
paroles et sentences adjacentes ou mêlées parmi les propos que nous
connaitrons mériter d'être corrigés: mais tout ainsi que les médecins
disent que la mouche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois
que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de
dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dits des poètes un seul nom,
ou un seul verbe, mis auprès de ce que l'on a peur qui nuise, rendra
bien souvent plus débile et plus faible sa force de tirer le lecteur à
mal: au moyen dequoi il s'y faut attacher, et plus amplement déclarer
la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces
vers ici,
C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-ci,
Chetifs humains sont à misere nés,
Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poète ne dit pas absolument aux humains que les Dieux ayent
predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et
ecervelés, lesquels étant ordinairement cauteleux et misérables pour
leurs méchancetés, il a accoutumé d'appeler Deilous et Oïzyrous. [...]
Il y a encore un autre moyen de divertir et détourner les intelligences
des propos poétiques en bonne part, lesquels on pourrait autrement
prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en
laquelle ils ont accoutumé de prendre les mots: à quoi il vaut mieux
exerciter les jeunes écoliers, que non pas à l'intelligence de
certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pource que cela
est plein de grand savoir, et de délectation, comme de savoir pourquoi
ce mot Rigedane aux poètes signifie male mort, [...] c'est pour autant
que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent
la victoire que l'on gagne par patience et par continuation de
persévérance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi.
[...] Cela est utile, et du tout nécessaire, si nous voulons recevoir
utilité, non pas dommage, de la lecture des poètes, savoir comment et
en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des
appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et
que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire,
l'âme: [...] et Moeran, c'est à dire la destinée, [...] et si ce sont
termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en
leurs écrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie
aucunefois la maison où l'on demeure, comme quand il dit,
En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v> Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prend pour vivre, comme en ce vers,
lui voulant mal Neptune, par envie,
Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultés et les biens,
Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prend aucunefois pour être fâché et ennuyé, comme quand il dit,
Ainsi parla, mais elle mal contente
Se départit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se réjouir et se glorifier,
Te glorifies-tu
Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
Mes beaux amis, quelle est l'occasion
De cette votre étrange session?
Que veulent dire alentour de vos têtes
Rameaux de ceux qui viennent aux requètes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et
l'usage des paroles aux choses qui se présentent, ainsi comme les
Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance
selon la diversité de la matière sujette: comme,
La nef petite entre les autres prise,
Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire,
louer: mais louer en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou
rejeter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons
accoutumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou lui face, quand nous ne
voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi
disent aucuns, que Proserpine pour cette cause a été appelée Epaenen,
pource que c'est une Déesse qui est à rejeter. Laquelle différence et
diversité de signification des vocables il convient observer
premièrement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande
conséquence, comme és noms des Dieux: et pour ce commencerons nous à
enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux,
entendants aucunefois leur essence même, et aucunefois les forces et
puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president,
appellants ces deux choses par un seul même mot: comme, pour exemple,
quand Archilochus faisant sa prière dit,
Sire Vulcain écoute ma demande,
En m'ottroyant ce que je te demande
A deux genoux: et me donne les biens
Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout évident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant
du mari de sa soeur, qui avait été noyé en la mer, il dit qu'il eût
porté plus patiemment sa calamité,
Si Vulcain eût son chef et corps aimé
Dedants ses beaux vêtements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r> Par Jupiter les astres régissant,
Et Mars de sang épandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
Mars est aveugle, Ô Dames, et sans yeux,
Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
Dont Mars tranchant au long du clair Scamandre
A maintenant le noir sang fait épandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables
doubles, ayants plusieurs diverses significations: il faut entendre et
retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les
Poètes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la
fortune, et quelquefois la fatale destinée: car quand ils disent,
O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
O Jupiter qui est plus que toi sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand
en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer
en disant,
D'hommes vaillants elle jeta grand nombre,
Avant leur temps, en la tenebreuse ombre
Des creux enfers. le vouloir tel était
De Jupiter qui cela permettait.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinée. Car il n'est
pas vraisemblable que le poète pensast, que Dieu autrement machinât du
mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la
nécessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement
predestiné à toutes villes, toutes armées, et tous Capitaines, s'ils
sont bien sages, que leurs affaires aussi nécessairement prospereront,
et qu'ils viendront enfin au dessus de leurs ennemis: mais si au
contraire, se laissants aller à leurs passions, et tombants en erreurs,
ils viennent à avoir des différents, et à entrer en querelles les uns
contre les autres, comme firent ceux-ci, il est forcé qu'il en sourde
tout trouble, tout désordre, et que finablement l'issue n'en vaille
rien.
Conseils qui sont à mal faire obstinés,
A porter fruits tels sont predestinés.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frère,
Ne reçoi dons que Jupiter t'envoye
Du ciel en terre, ainçois les lui renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune:
car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme
richesse, mariages, états, et tous autres biens exterieurs, dont la
possession est inutile à ceux qui n'en savent pas bien user: et
pourtant estimait-il que Epimetheus étant homme de nulle valeur, et
sans entendement, devait craindre et eviter toutes telles prosperités
de la fortune, comme voyant bien qu'il était pour en recevoir honte,
perte et dommage, plutôt qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
N'ayes le coeur de jamais à personne
La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite,
n'estimant pas que ce soit reproche, que l'on doive mettre devant le
nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la
pauvreté qui procède de paresse, de lâcheté, di'oisiveté, ou bien de
folle dépense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car
n'ayants pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et néanmoins
connaissants <p 15v> déjà bien que la puissance de celle cause
variante, inconstamment et incertainement ne se pouvait pas eviter par
discours d'entendement humain, ils exposaient cela, et le déclaraient
comme ils pouvaient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous
en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et
natures de personnes, des propos, et des hommes mêmes, célestes et
divins. Voila un expédient et moyen pour soudre et corriger plusieurs
sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément
dites de Jupiter, comme sont celles-ci,
Jupiter a sur le sueil de sa porte
Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
De sorts, dont l'un est rempli des heureux,
L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et cette-ci,
Le haut tonnant ne voulut pas conduire
A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmît
Signes du ciel, dont en erreur les mit.
De là sourdit aux Troiens et aux Grecs
Le mal qui tant leur causa de regrets:
Pource qu'ainsi à Jupiter plaisait,
Qui tellement fourvoyer les faisait.
Car tout cela se doit entendre de la Destinée fatale, ou de la fortune,
les causes desquelles sont incomprehensibles à notre entendement, et ne
sont du tout point en notre puissance. Mais là où il y a chose conforme
à la raison et à la semblance de vérité, là estimons nous que
proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces
passages-ici,
Par les squadrons des autres il allait,
Mais rencontrer Ajax il ne voulait,
Car Jupiter a en haine celui,
Lesquel s'attache à un plus fort que lui.
Et ailleurs,
Jupiter est des grands cas soucieux,
Mais les petits il laisse aux demi-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui
se tournent et transfèrent à signifier plusieurs choses diverses, et
qui se prennent diversement par les Poètes, comme est entre autres ce
mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pource que non seulement elle
rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faits qu'en
dits, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et
authorité: à cette cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommée
et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire,
l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du même nom que les arbres qui les
portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les
poètes ces passages,
Les Dieux ont mis la sueur au-devant
De la vertu.
Et, Lors les Gregeois rompirent par vertu
Des ennemis le squadron combattu.
Et, S'il faut mourir, honorable est la mort
Quand par vertu du monde ainsi l'on sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus
excellente, et plus divine habitude qui puisse être en nous, laquelle
nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cime
de nature raisonnable, et une disposition de l'âme <p 16r>
consentant et s'accordant avec soi-même. Mais quand au contraire il
viendra à lire ces autres lieux ici,
C'est Jupiter qui fait la vertu croître,
Comme il lui plaît, és hommes, et decroître. Et celui-ci,
Gloire & vertu vont après la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela ébloui d'ébahissement de l'heur des
riches, et s'en emerveillant comme s'ils avaient incontinent avec leur
richesse la vertu achetée à prix d'argent, ni ne se persuade pas qu'il
soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer
sa prudence, ains estime que le Poète aura là usé du nom de vertu pour
signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose
semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se
prend aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié
ou méchanceté de l'âme, comme quand Hesiode écrit,
De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prend pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celui s'abuserait grandement qui se persuaderait, que les Poètes
prissent béatitude et l'entendissent precisément, comme font les
Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entière de
tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement
selon nature, pource que bien souvent ils en abusent, en appellant
l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et
authorité, béatitude et félicité. Homere a bien usé proprement de ces
termes en ces vers,
Pour posseder une grande chevance
Je n'ai point plus au coeur d'éjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
De tout avoir j'ai chez moi grande somme,
Et pour cela chacun riche me nomme,
Mais bienheureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
jà ne me soit donnée vie heureuse,
Pour être aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
pourquoi vas-tu honorant tyrannie,
Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que l'on prenne les termes par translation, en autre
signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce
propos. Au reste il ne faut pas recorder une fois seulement, mais
plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux,
que la Poésie ayant pour son propre sujet l'imitation, use d'ornement
et d'enrichissement, en décrivant les choses qui se présentent à elle,
et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle
n'abandonne point la semblance de vérité, pource que l'imitation
délecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraisemblable: et pourtant
l'imitation qui ne veut pas de tout point se départir de la vérité,
exprime les signes de vice et de vertu, qui sont mêlés parmi les
actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrêtant aucunement
aux étranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peut avoir rien
qui soit de mal conjoint avec la vertu, ni aussi de bien avec le vice,
ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant faut et pèche
toujours, et au contraire aussi, que le sage fait toujours et en toutes
choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que l'on dispute
par les écoles: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes,
ainsi que dit Euripides,
possible n'est que le mal de tout point
<p 16v> D'avec le bien, non mêlé, soit déjoint:
ains y a toujours mêlange de l'un avec l'autre. Mais sans vérité la
poésie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations
sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans,
et qui font les étrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les
lisent, en quoi consiste le plus grand ébahissement, et dont procède le
plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte
point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poètes
ne font jamais que mêmes hommes gagnent toujours, ne qu'ils soient
toujours heureux, ne que toujours ils fassent bien: qui plus est, quand
ils feignent que les Dieux mêmes s'entremettent des affaires des
hommes, ils ne les font pas sans passion, ni exempts d'erreur et de
faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en
admiration les coeurs des hommes en la poésie, ne demeure oisif et
amorti, s'il n'y avait aucun danger, ni aucun adversaire. Cela étant
ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poètes: non étant
prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-là
des anciens, comme s'ils avaient été sages, justes et vertueux Rois en
toute perfection, et par manière de dire, la règle de toute vertu et de
toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y
va avec cette opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de
l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celui qui blâme
ceux qui font ou qui disent de telles choses:
O Jupiter, Apollo, et Minerve,
Que nul des Grecs sa vie ne préserve,
ni des Troiens: mais que nous échappions
La mort, afin que tous seuls nous sappions
Les hautes tours et murailles de Troie.
Et, j'ai entendu la voix très pitoyable
De cassandra la fille misérable
Au Roi Priam, que my femme traîtresse
Clytaemnestra, en cruelle détresse
A fait mourir, pour une jalousie
D'elle et de moi, dont elle était saisie.
Et, De me mêler avec la concubine
A mon vieil père, afin que la mastine
En eût après en haine le vieillard.
Ce qui je crus, et fus lâche paillard.
Et, Jupiter père, il n'y a Dieu aux cieux
Qui soit autant que toi pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoutume point à jamais louer aucun propos
semblable, ni n'aille point cherchant aucunes couvertures pour
l'escuser, ni ne s'étudie point à inventer des déguisements colorés
pour masquer des choses infâmes et vilaines, à fin de montrer la
subtilité et vivacité de son esprit: mais plutôt, qu'il estime que la
Poésie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non
entièrement parfaites, ou du tout irrépréhensibles, ains mêlées de
passions, de fausses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent
par la dextérité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le
meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi
informé et instruit son entendement, de manière que les choses bien
faites et bien dites lui emouveront le coeur, et l'affectionneront, et
au contraire, les mauvaises lui déplairont, et le fâcheront: cette
instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire
et ouïr toutes sortes de livres poétiques. Mais celui qui admire tout,
qui s'apprivoise à tout, et qui a déjà le jugement asservi par la
magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux
des disciples de <p 17r> Platon qui contrefaisaient les hautes
espaules de leur maître; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera
garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De
l'autre côté aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui
quand ils sont en un temple, craignent effroieement tout, et adorent
tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément
et méchamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple,
Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se
fâchant de voir la guerre aller ainsi en longueur, lui principalement
qui avait si grand renom et si grande réputation en la guerre, assemble
le conseil: mais davantage étant homme savant en la médecine, et voyant
après le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait
la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'était point
une maladie ordinaire, ni contractée des causes accoutumées et
communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple,
ains pour donner conseil au Roi, en disant,
Fils d'Atreus, il sera nécessaire
De retourner, ce crois-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et lui seyait bien de le dire:
mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de
tous les Grecs, Achilles lui répond alors, non plus sagement ni
modestement, en jurant, que nul, tant comme il serait vivant, ne lui
mettrait la main sur le collet: et y ajoutant davantage, non pas si tu
disais Agamemnon même: montrant en cela un mêpris et va contemnement de
celui qui avait l'auctorité souveraine: et passant encore outre en
fureur de colère, il met la main à l'épée, en volonté de le tuer: ce
qui n'eût été ni sagement, pour son honneur, ni utilement fait à lui:
et puis s'en repentant soudain,
Dants le fourreau son épée il remît,
Minerve au coeur ce bon conseil lui mit.
En quoi il fit bien et honnêtement, que n'ayant peu de tout point
retrancher sa colère, au moins la modera-il, et la retint sous
l'obéissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel
il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce
qu'il fait et qu'il dit en l'assemblée du conseil, est digne de
moquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus
vénérable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, cependant
que l'on lui enléve la belle Chryseïde,
Loin de ses gens se retirant à part,
S'en va pleurer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant lui-même la sienne jusques dedans la navire,
la livrant et la renvoyant à son père, celle que naguere il avait dit,
qu'il l'aimait plus cherement qu'il ne faisait sa propre femme épousée,
il ne fit rien indigne de lui, ne qui sentît son homme passionné
d'amour. Et au contraire, Phoenix étant maudit par son père, à cause de
sa concubine, dit ces propos,
Je fus en train d'aller tuer mon père,
Mais quelque Dieu refréna ma colère,
Me remontrant comme ma renommee
En demeurrait à jamais diffamee
Entre les Grecs, par lesquels interdit
Nommé serais parricide maudit.
Aristarchus ayant en horreur telle abomination, ôta ces vers en Homere.
Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pource que Phoenix en
cet endroit là enseigne à Achilles, comme la colère est une violente
passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand
ils sont enflammés de courroux, quand ils ne veulent pas user de
raison, ni croire ceux qui les adoucissent. Car il introduit Meleager
qui se courrouce à ses citoyens, et puis après se rappaise, reprenant
en cela <p 17v> et blâmant sagement les passions, mais louant
aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les
maîtrisent, et s'en repentent, comme étant chose honnête et utile. Il
est vrai qu'en ces passages là, la différence est toute évidente et
manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la
sentence et intelligence des propos, il faut arrêter le jeune homme en
cet endroit là, et lui enseigner à faire une telle distinction: Si
Nausicaa voyant Ulysses homme étranger, s'échauffa de la même passion
qu'avait fait Calypso envers lui, comme celle qui ne demandait que son
plaisir, étant déjà en âge de marier, et dit forâtrement ces paroles à
ses chambrières,
Plût or à Dieu qu'un tel mari me vînt,
Et qu'avec moi volontiers il se tînt.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos
d'Ulysses ayant aperçu qu'il était homme de bon sens et de bon
entendement, elle souhaitte plutôt être mariée avec lui, qu'avec un de
son pays qui ne sût que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle
serait digne de louer. Au cas pareil quand Penelopé devise
gracieusement et courtoisement avec les poursuivants qui la demandaient
en mariage, et que eux à l'encontre lui donnent des habillements,
joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en
réjouissant,
Il leur tirait des dons de dessous l'aile,
Et en prenait son plaisir avec elle:
s'il s'éjouissait de ce que sa femme recevait des dons, et qu'il
prenait plaisir au gaing qu'il y avait, il surpassait en maquerellage
le Polyager qui est tant moqué et picqué par les Poètes comiques,
Polyager a bon heur qui lui rit,
C'est pour autant que chez lui il nourrit
Du ciel la chèvre, et par son influence
Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisait pource qu'il esperait par ce moyen les avoir mieux
sous sa main, et moins se doutant de ce qu'il leur gardait, en ce
cas-là son éjouissance et son assurance étaient fondées en raison.
Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les
Phaeaciens avaient exposés avec lui sur le rivage, et puis avaient fait
voile, si véritablement en telle solitude, et en telle incertitude de
l'état où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
Q'ils ne s'en soient ainsi allés d'emblée,
Pour lui avoir aucune chose emblée:
il est, à l'aventure, plus digne de commiseration, que de detestation,
pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'étant pas assuré qu'il
fut en l'Île d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de
son argent soit une certaine preuve et demontration de la légalité et
sainteté des Phaeaciens, pource que autrement ils ne l'eussent pas
ainsi transporté en terre étrange sans y avoir profit, et ne l'eussent
pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas
en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce fait digne de
louange. Il y en a bien quelques-uns qui blâment même cette exposition
de lui sur le rivage, s'il est vrai qu'elle fut faite par les
Phaeaciens lui dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne
sais quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature
aimait fort à dormir, et que pour cette cause, bien souvent on ne
pouvait pas parler à lui: mais si le sommeil n'était pas véritable, et
que ayant honte de renvoyer les Phaeaciens qui l'avaient amené, sans
les festoyer chez lui, et leur faire des présents, et ne pouvant faire
qu'il ne fut découvert et connu par ces ennemis, s'ils demeuraient avec
lui, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne
savoir comment il devait faire, <p 18r> en faisant semblant de
dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels
avertissements aux enfants, nous ne les laisserons point tomber en
corruption de moeurs, ains plutôt leurs imprimerons un zele et un désir
des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blâmant les
mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Tragoedies, là où
bien souvent il y a des propos affettés, et paroles fines et
malicieuses sus des actes vilains et déshonnêtes car ce que dit
Sophocles en un passage n'est pas universellement vrai,
On ne saurait parler honnêtement
De ce qui est fait déshonnêtement.
Car lui-même bien souvent en de mauvaises natures, et en faits
reprochables, a accoutumé de les pallier avec certains propos riants et
raisons apparentes: et son compagnon Euripides, tout de même. Ne voyons
nous pas qu'il fait, que Phaedra accuse Theseus de son forfait
d'elle-même, disant que c'est à cause de ses méchancetés qu'elle est
devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à
Helene en la Tragoedie des Troades contre la Roine Hecuba, disant que
c'était celle qui avait plutôt mérité d'être punie, pource qu'elle
avait enfanté Alexandre Paris son adultère? Le jeune homme doncques ne
doit point prendre coutume de trouver telles inventions galantes ni de
bon esprit, et de rire à telle subtilités et telles arguties de devis,
ains de haïr autant ou plus les paroles d'intempérance et de
dissolution, que les faits mêmes. Parquoi en tous propos il sera
toujours bon d'en rechercher la cause, ne plus ne moins que faisait
Caton quand il était encore jeune enfant, car il faisait tout ce que
son Paedagogue lui commandait, mais il lui demandait toujours la cause
et la raison de chaque commandement: mais aux Poètes il ne faut pas
croire tout, comme l'on ferait ou à des Paedagogues, ou à des
Legislateurs, si la matière sujette n'est fondée en raison, et elle
sera fondée en raison lors qu'elle sera bonne et honnête: mais si elle
est méchante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des
gents qui demandent et recherchent âprement et curieusement que c'est
qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-ci,
Le chevalier de son char demonté,
Qui sur celui d'autre sera monté,
Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande conséquence, ils en
reçoivent la créance légèrement, sans rien enquérir ni examiner, comme
sont ces propos ici,
Qui sent son père ou sa mère coulpable
De quelque tare, ou faute reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il eût de sa nature grand. Et celui-ci,
celui qui a la fortune adversaire,
doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et
troublent la vie des hommes, leur imprimants de mauvaus jugements, et
des opinions lâches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est
que nous nous accoutumions à leur contredire à chaque point, en cette
manière: pourquoi est-il besoin, que celui qui a fortune contraire
abbaisse son courage, et non plutôt qu'il s'éleve contre elle, et se
maintienne haut, et non sujet à être rabbaissé ni ravallé par les
accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour être né d'un père fol
ou vicieux, faut-il que j'aie le coeur abattu, si je suis homme de bien
et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon père
me tienne bas et n'osant lever la tête, que ma propre valeur et vertu
me hausse le courage? Car celui qui resiste faisant de telles
oppositions à l'encontre, <p 18v> et ne donne pas le flanc, par
manière de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que
cette sentence de Heraclitus soit sagement dite,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
celui-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poètes,
qui ne seront ni profitables ni véritables. Ces observations done
feront, que le jeune homme pourra ouïr et lire sans danger les Poètes.
Mais pour autant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruit bien
souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que
l'on ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la
diction poétique, et parmi les fables et fictions des Poètes, il y a
beaucoup d'avertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne
peut apercevoir de lui-même, et néanmoins il ne faut pas qu'il s'en
écarte, ains qu'il s'attache fermement aux matières qui peuvent servir
à le dresser à la vertu, et qui peuvent lui former ses moeurs. Il ne
sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles,
touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues
narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui
écrivent plus à l'ôtentation. premièrement doncques, le jeune homme
connaissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les
mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faits que
le Poète leur attribue au plus près de ce qui leur est convenable,
comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le dise en colère,
Jamais à toi pareille récompense
Je n'ai, non pas quand des Grecs la puissance
Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le même Agamemnon dit,
Du cuivre à force il y a en ta tente,
Mainte captive en beauté excellente,
Dequoi les Grecs un présent te feront
Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
Si Jupiter tant nos voeux favorise,
Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
Que prisonnier j'amenerai lié,
moi, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la revue de l'armée que fait Agamemnon, passant au
long de toutes les bandes, il tance Diomedes, lequel ne lui répond rien,
Du Roi portant à la voix révérence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisait point de compte, lui réplique,
Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
vu que tu sais la vérité certaine:
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La différence qu'il y a entre ces personnages bien remarquée instruira
et enseignera le jeune homme, que c'est chose honnête, que d'être
humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et
l'outrecuidance, et le parler hautainement de soi, comme chose
mauvaise. Aussi sera-il expédient et utile d'observer en ce passage, ce
que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrêter à
parler à lui: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'était
senti picqué,
Ainsi parla et lui rendit réponse,
Quand il connut que choler lui fronce
La face, et l'autre après lui répliqua.
Car de répondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui
fait la cour, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi
de mêpriser tout le monde <p 19r> c'est fait en homme superbe et
fol. Aussi fait très bien Diomedes, lequel étant repris et tancé par le
Roi, se tait, en la bataille: mais après la bataille, il parle
hardiment à lui,
Tu m'as des Grecs le premier assailli,
Me reprochant d'avoir le coeur failli.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la différence qu'il y a
entre un homme prudent, et un devin, qui ne veut qu'apparaitre et se
montrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se
soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roi
Agamemnon, disant que c'était lui, et non autre, qui leur amenait la
pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le
propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblât qu'il
voulût devant tout le peuple accuser le Roi d'avoir failli, et de
s'être trop laissé transporter à sa colère, il l'admoneste,
Donne à disner aux Seigneurs de grand âge,
Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
L'avis adonc de plusieurs tu prendras,
Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, après le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux
diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre
est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. davantage il
faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de
telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris
et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignants leurs
capitaines: car craindre ses capitaines et ses supérieurs lors que l'on
vient aux mains avec l'ennemi, est signe de vaillance, et ensemble de
bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille
d'accoutumer les hommes à craindre plutôt les répréhensions et les
choses laides et vilaines, que non pas les travaux ni les dangers: et
Caton disait, qu'il aimait mieux ceux qui rougissaient, que ceux qui
pâlissaient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres
pour reconnaître les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
Tout à travers du camp je passerai,
Tant qu'à la nef d'Agamemnon sera.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soi, mais il dit qu'il aura
moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose
honnête et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose
mauvaise et barbaresque, que la fiere temérité: pourtant faut-il imiter
l'une, et rejeter l'autre arrière. Il y aura bien aussi quelque
proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à
Hector lors qu'il s'apprêta pour combattre d'homme à homme contre Ajax.
Aeschylus étant un jour à regarder l'ébattement des jeux Isthmiques,
l'un des combattants à l'escrime des poings ayant reçu un grand coup de
poing sur le visage, l'assemblée s'en écria tout haut: et lui se prit à
dire, «Voyez ce que fait l'accoutumance et l'exercitation: ceux qui
regardent crient, et celui qui a reçu le coup ne dit mot:» Aussi le
Poète disant, que les Grecs se réjouirent grandement quand ils vîrent
venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
Tous les Troiens tremblaient de froide peur,
Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque cette différence? celui qui va
pour combattre n'a que le coeur qui lui saute, comme s'il allait pour
luicter seulement, ou pour gagner le prix d'une course: mais tout le
corps tremble et très saut à ses gens qui le regardent, pour la peur
qu'ils ont du danger de leur Roi, et pour la bonne affection <p
19v> qu'ils lui portent. Il faut aussi remarquer ici la différence
qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lâche de tous les Grecs:
car quant à Thersites,
Il haïssait le preux Achilles fort,
Et voulait mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax ayant toujours cherement aimé Achilles, porte encore témoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
De ce combat d'homme à homme, la preuve
Te montrera quels champions on treuve
En l'ost Grec, outre Achilles parangon
De la prouesse, ayant coeur de lion.
Cela est une particulière louange d'Achilles: mais ce qui suit après
est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
Nous sommes tels, que pour tête te faire
On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ni seul ni plus vaillant que les autres pour le
combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisants pour lui
faire tête. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes,
si nous n'y voulons d'aventure ajouter encore cela davantage, qu'il y
eût en cette guerre plusieurs Troiens qui furent pris prisonniers vifs,
et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissés jusques
à se jeter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfants
d'Antimachus, Lycaon, Hector lui-même, qui pria Achilles pour sa
sepulture: mais des autres nul, comme étant chose barbare de s'humilier
en bataille devant son ennemi, et le supplier: et au contraire valeur
Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or
tout ainsi comme és pâturages l'abeille cherche pour sa nourriture la
fleur, la chèvre laffeuille verte, le pourceau la racine, et les autres
bêtes la semence et le fruit: aussi en la lecture des poèmes l'un en
cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la
diction, et à l'élégance et douceur du langage, ainsi comme
Aristophanes parle d'Euripide,
Car la rondeur de son parler me plaît.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels
ce présent traité s'adresse. Ramenons leur doncques en mémoire, que
celui qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et
ingenieusement inventé: et semblablement, que celui qui est studieux
d'éloquence y note diligemment ce qu'il y a d'écrit purement et
artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celui
qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prend pas les poètes en main
par manière de jeu et d'ébattement pour passer son temps, mais pour en
tirer utile instruction, écoute négligemment et sans fruit les
sentences que l'on y treuve, à la recommandation de la prouesse, de la
tempérance, et de la justice: comme sont celles ci,
Diomedes d'où vient cette faiblesse,
Que nous mettons en oubli la prouesse?
Approche toi de moi pour faire tête.
En cet endroit reproche déshonnête
Ce nous serait, si en notre présence
Hector prenait nos vaisseaux sans défense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au
danger de mourir, et d'être perdu avec toute l'armée, redouter et
craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de
doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et
cette-ci,
Minerve avait plaisir tout évident <p 20r>
D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poète fait une telle conclusion, que la Déesse Pallas ne prend
plaisir à un homme ni pour être beau de corps, ni pour être riche, ni
pour être fort et robuste, mais seulement pour être sage et juste: et
en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le délaisse ni ne
l'abandonne point, pource qu'il était
Sage, rassis, prudent et avisé,
le Poète nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y
a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimée des Dieux, s'il
est ainsi que naturellement chaque chose se réjouit de son semblable.
Et pource qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme,
comme à la vérité elle l'est, pouvoir maîtriser sa colère, c'est encore
une plus grande vertu de prevenir et pourvoir à ce que l'on ne tombe
point en colère, et que l'on ne s'en laisse point surprendre. Il faut
aussi advertir les lisants de cela bien soigneusement, et non point en
passant, comme Achilles qui de sa nature n'était point endurant ne
patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point,
en cette manière,
Garde vieillard d'irriter ma colère,
Car de moi-même assez je délibére
De te livrer ton fils: et puis après,
J'en ai du ciel commandement expres.
Mais garde toi que je ne te dechasse
Hors de ma tente, et que je ne trêpasse
Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
quoi que venu tu sois en suppliant.
Et puis après avoir lavé et enseveli le corps d'Hector, lui-même le met
dedans le chariot, devant que le père le vît ainsi déchiré qu'il était,
De peur qu'étant le père vieil atteinct
D'âpre douleur, son courroux il ne tint,
Voyant le corps de son fils dechiré,
Et que cela n'est encore empiré
Le coeur selon d'Achilles, tellement
Que sans avoir egard au mandement
De Jupiter, de sa tranchante épée
Soudain la tête il ne lui eût coupée.
Car se connaître sujet à soi courroucer, et de nature âpre et
courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de
loin avec la raison, de sorte que non pas même malgré soi il ne tombât
en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi
faut-il, que celui qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de
l'ivrongnerie, et semblablement à l'encontre de l'amour celui qui se
sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser
baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de lui pour cet effet: et
Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols
et malappris vont euxmêmes amassant la matière pour enflammer leurs
passions, et se precipitent volontairement eux-mêmes dedans les vices
dont ils se sentent tarés, et ausquels ils sont le plus enclins. Au
contraire Ulysses non seulement arrête et retient sa colère, mais qui
plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il était un peu
âpre, et qu'il haïssait les méchants, il l'adoucit, et le prepare de
longue main, lui commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
Si de mêpris ils me font demontrance
En ma maison, passe tout en souffrance
Patiemment, quelque tort qu'on me face <p 20v>
Devant tes yeux, voire si en la place
Ils me traînaient par les pieds attaché,
Ou s'ils avaient sur moi leur arc lasché,
Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que l'on ne bride pas les chevaux cependant qu'ils
courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-l'on
au combat ceux qui sont courageux et malaisés à tenir, après les avoir
preparés et domptés premièrement avec la raison. Il ne faut pas non
plus passer négligemment par-dessus les dictions, non que je vueille
que l'on se joue, comme fait Cleanthes, car il se moque bien souvent,
en faisant semblant d'interpreter ces vers,
Jupiter père au mont Ida regnant,
Et, [...].
Car il veut que l'on lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en
était qu'un seul qui signifiât les exhalations qui se lévent de la
terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non
pource qu'il se joue, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment
en forçant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...]
signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'éloquence. Il sera
donc meilleur laisser ces petites arguties-là aux grammairiens, et
considérer de près d'autres observations, où il y a plus de
vérisimilitude, et plus d'utilité,
Mon vouloir même y était tout contraire,
Car j'ai appris à bien vivre et bien faire. Et cette-ci,
Car il savait être à chacun affable.
Car en déclarant que la prouesse était chose que l'on peut apprendre,
et montrant qu'il estime, que l'être affable aux hommes, et parler
gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de
raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'être point nonchallants
d'eux-mêmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnêtes, et
hanter ceux qui les enseignent, comme étant la couardise, la sottise et
l'incivilité faute de savoir, et vraie ignorance. A cela s'accorde et
convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
Ils sont tous deux de même sang issus,
Et d'un pays tous deux: mais le dessus
Jupiter a, pour être né devant,
Et qu'il est plus que son frère savant.
Car en ce disant il montre, que le savoir et la prudence sont qualités
plus divines et plus royales: en quoi il met la plus grande excellence
de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suivent
celle-là: aussi faut-il accoutumer le jeune homme à écouter d'une
oreille non endormie ces autres sentences ici,
Jamais pour rien ne dira menterie,
Car il a trop la sagesse cherie.
Et, Antilochus qui as toujours été
Par ci-devant si sage réputé,
Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
Tu m'as fait honte, et gâté mes chevaux.
Et, Glaucus comment as tu une parole
dite (étant tel) si superbe et si folle?
Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
Tu emportais le prix entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos,
et ne se montrent jamais lâches quand ce vient à un bon affaire, ni ne
reprennent autrui sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par
sa follie se laissa induire à rompre <p 21r> les trêves, il
montre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice.
Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence,
en s'arrêtant à considérer ces passages-ci,
Antea femme à Proetus amoureuse
De lui, était ardemment désireuse
D'être par lui en secret ambrassée,
Mais point ne peut induire ta pensée
Bellerophon, car sage tu étais,
Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et, auparavant Clytaemnestra pudique
Faisait toujours refus d'acte impudique,
Car sagement alors se conduisait,
Et de bon sens en sa vie elle usait.
En ces passages nous voyons que le Poète attribue la cause de
continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les
Capitaines à leurs soudars au fort de la bataille,
Où est la honte, Ô lâches Lyciens,
Où fuyez vous si vites comme chiens?
Et, Mettez chacun la honte et la justice
Devant vos yeux vengeresse de vice,
Car autrement certes un grand reproche
Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperants et continens preux et vaillans,
pource qu'ils ont honte des choses laides, et pour autant qu'ils
peuvent surmonter les voluptés et soutenir les dangers: ce qui émeut
aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire,
en son poème qui est intitulé, les Perses,
Honte par vous soit crainte et révérée,
Force de coeur par elle est acérée.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'être vu, ni
passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges
d'une commune, écrivant de Amphiaraus en cette sorte,
Il ne veut point sembler juste, mais l'être,
Aimant vertu en pensée profonde,
Dont nous voyons ordinairement naître
Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soi-même, et de sa façon de vivre quand elle est
très bonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme
ainsi soit doncques qu'ils réduisent toutes choses bonnes et honnêtes à
la sagesse, cela demontre que toute espèce de vertu s'acquiert par
discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus
aigres fleurs, et parmi les plus âpres espines, le plus parfait miel,
et le plus utile: aussi les enfants, s'ils sont bien nourris en la
lecture des Poètes, en tireront toujours quelque bonne et profitable
doctrine, mêmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus
importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble
que le Roi Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice,
d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui lui donna la
jument Aetha,
De peur d'aller à Troie la venteuse,
Mais demeurer loin de guerre douteuse,
Chez soi en paix et toute volupté,
Car il avait de tous biens à planté.
mais toutefois il fit bien et sagement, comme dit Aristote, ayant
préféré une bonne <p 21v> jument à un tel homme: car il ne vaut
pas un chien, non pas certainement un âne, l'homme qui est ainsi lâche
de coeur, et ainsi efféminé par délices et par abondance de richesses.
Au cas pareil, il semble que Thetis fait très déshonnêtement d'inciter
son fils Achilles aux voluptés, et lui ramentevoir les plaisirs de ses
amours: mais encore là peut on en passant considère la continence
d'Achilles, que combien qu'il fut amoureux de Briseïde, étant retournée
devers lui, et sachant que la fin de sa vie était prochaine, néanmoins
il ne se haste point, ni ne convoite point de jouir ce pendant tant
qu'il pourra de ses plaisirs, ni ne porte point le dueil de la mort de
son ami en oisiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les
choses que requérait son devoir, ains s'abstient de volupté pour le
regret et la douleur qu'il en sentait, et néanmoins ce pendant ne
laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre.
Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'étant triste et
déplaisant pour la mort du mari de sa soeur, lequel avait été noyé en
la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire
bonne chère: mais néanmoins il allégue une cause là où il y a quelque
apparence de raison, car il dit,
Pour lamenter, son mal ne guerirai,
ni pour jouer ne l'empireray.
Car si celui-là à bon droit disait, qu'il n'empirerait rien pour jouer,
faire banquets, et se donner du plaisir, comment gâterions nous quelque
chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vaquer au gouvernement
de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter
l'Academie, ou pour nous mêler du labourage? Au moyen dequoi, les
corrections soudaines d'aucunes sentences poétiques qui se font en
changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé
Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se
fussent fort scandalisés et mutinés en plein Theatre à raison de ce
vers,
Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers,
Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes réforma ce vers parlant de la richesse,
A ses amis donner, et puis dépenser
Pour la santé au corps malade rendre. En le récrivant ainsi,
A des putains donner, et puis dépenser
Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
Chez un tyran qui entre, il y devient
Serf, quoi que libre il soit quand il y vient: les récrivit ainsi,
Qui entre chez un tyran ne devient
Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celui qui n'est point timide, ains
magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaler. Qui empêchera
donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au
mieux, en usant de semblables emendations?
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin délectable
Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plutôt,
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le trait de son soin profitable
Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose misérable, et non pas souhaitable. Et,
Pas engendré ne t'a le père tien
<p 22r> Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
Il faut sentir aucunefois liesse,
Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement,
quand on peut avoir moyennement ce qui est nécessaire, pource que
Pas engendré ne t'a le père tien
Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cet autre,
Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
Quand l'homme sait et voit devant ses yeux
Le bien, et fait néanmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et misérable avec,
que savoir et connaître ce qui est le meilleur, et néanmoins se laisser
aller au pire par lâcheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou
les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la
bride, et le pilote régit sa navire avec le timon: car la vertu n'a
point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
L'Affection tienne à aimer est-elle
Encline au mâle, ou plus à la femelle? réponse,
Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valait mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre
véritablement, et n'encline ni en une part ni en l'autre: et au
contraire, celui qui par la volupté et beauté est tiré tantôt ci tantôt
là, est gaucher, inconstant et incontinent.
connaître Dieu l'homme prudent espeure. Mais plutôt,
connaître Dieu l'homme prudent assure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont
point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent
la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisait et s'il
faisait mal. Voila la manière comment l'on peut user de correction. Il
y a une autre sorte d'amplification, quand on étend la sentence plus
que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il
faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres
espèces semblables, comme,
Jamais un boeuf même ne se perdrait,
Quand le voisin homme de bien voudrait.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un âne, et de tous autres
animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide
dit,
Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la
maladie. Car tout ainsi comme les médecins trouvants une drogue
convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là connaissants
sa force et vertu naturelle, la transfèrent puis après, et en usent à
toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à
celle-là: aussi une sentence qui peut être commune, et dont l'utilité
se peut appliquer à plusieurs diverses matières, il ne la faut pas
laisser attacher et approprier à un tout seul sujet, ains la remuer et
accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoutumant
les jeunes gens à pouvoir soudainement connaître celle communication,
et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitants et
duisants par plusieurs exemples à être prompts à le remarquer, afin que
quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et
de l'éloquence. <p 22v> Et la répréhension que fait Ulysses à
Achilles lors qu'il était oisif entre des filles en l'Île de Scyros,
toi qui es fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc épée ne baudrier
En toute Grèce, à filer la filace
Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela même se peut dire à un homme dissolu en voluptés, à un avaricieux,
et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu ivrongnes étant
fils du plus homme de bien de la Grèce: ou, tu joues au dés, ou aux
cailles: ou, tu exerces un métier vil, tu prêtes à usure, n'ayant point
le coeur assis en bon lieu, ni digne de la noblesse dont tu es issu.
Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
Je ne saurais adorer la puissance
D'un dieu que peut le plus méchant du monde
Facilement acquérir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle,
d'un manteau de capitaine général, et d'une mytre de prêtre que nous
voyons des plus méchants hommes du monde aucunefois obtenir.
Les enfants sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intempérance, de superstition, d'envie, et de
tous les autres vices et maladies de l'âme. Et ayant Homere très bien
dit,
lâche Paris de visage très beau: Et semblablement,
Hector ayant le visage très beau:
il donne secrètement à entendre, que c'est chose qui tourne à blâme, et
à déshonneur à celui qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face:
il faut appliquer cette répréhension à choses pareilles pour retrancher
un peu les éles à ceux qui s'élevent et se glorifient pour choses de
nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que
telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à
tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y
pouvons nous bien ajouter, pour parler continuellement: car il faut
chercher l'excellence et la préférence par-dessus les autres és choses
honnêtes, et à être le premier et le plus grand és choses grandes: car
la réputation provenant des choses basses et petites n'est point
honorable, ni ne sent point son homme de bon coeur. cet exemple dernier
que nous avons allégué, me fait souvenir de considérer de plus près les
blâmes et les louanges qui sont principalement és poèmes d'Homere, car
ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas
beaucoup les choses corporelles, ni celles qui dependent de la fortune:
car premièrement és titres qu'ils se donnent en s'entresaluant, ou en
s'entre appellant, ils ne se nomment point ni beaux, ni riches, ni
robustes, ains usent de telles louanges,
Esprit divin, sage et ingenieux
Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et, Fils de Priam Hector qui en sagesse
De Jupiter égales la hautesse.
Et, Achilles fils de Peleus, lumière
De tous les Grecs, et la gloire première.
Et, O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne
s'attachent point aux marques exterieures du corps, ni aux choses
casuelles de la fortune, ains touchent les fautes et vices de l'âme,
qu'ils blâment:
Homme éhonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r> Qui as le cueur d'un cerf, couard, ivrongne.
Et, Injurieux Ajax, qui es le pire
Des détracteurs, et ne vaux qu'à médire.
Et, présomptueux Idomeneus cesse
D'être arrogant, et haut parler sans cesse.
Et, Ajax hautain et superbe en paroles,
Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boiteux,
ni bossu, ni chauve, ni tête pointue, ains lui reproche, qu'il est
babillard, indiscret: et au contraire, la mère de Vulcain en le
caressant lui dit,
Viença mon fils, vien mon pauvre boiteux.
Ainsi appert-il, que Homere se moque de ceux qui ont honte d'être
boiteux ou aveugles, et qu'il estimait n'être point répréhensible ce
qui n'est point déshonnête, ni déshonnête ce qui ne vient point de
nous, ni par nous, mais qui procède de la fortune. Parquoi ces deux
grandes utilités demeurent à ceux qui sont exercités à ouïr, et à lire
les poètes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenants
à ne reprocher odieusement ni follement à personne sa fortune: l'autre
est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenants à ne fléchir point à la
fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur
advienne, ains à porter doucement et patiemment les moqueries, traits
de piqueure et risées que l'on leur en pourrait bailler, ayants
toujours en mémoire prompte à la main ces vers de Philemon,
Rien n'est plus doux que se souffrir moquer
Patiemment, et ne point s'en piquer.
toutefois s'il y a aucun de tels moqueurs qui mérite que l'on le
repique, il se faut attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne
moins que Adrastus Tragique répliqua à Alcmaeon, qui lui reprochait,
Alcm. Frère germain tu es d'une méchante,
Qui son mari tua de main sanglante.
Adrast. Mais toi tu as, parricide inhumain,
Ta mère propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouettent les habillements, ne touchent point
aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache
ou défaut de la race à leur ennemi, adressent leur coup vainement et
follement aux choses exterieures, et cependant ne touchent point à
l'âme, et aux choses qui véritablement méritent d'être reprises,
corrigées, et blâmées. Ausurplus ainsi comme ci dessus nous avons donné
un enseignement, de mettre à l'encontre des mauvais propos et
dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poètes,
les graves et bonnes sentences des grands et renommés personnages, tant
en savoir, comme en gouvernement, pour divertir et empêcher que l'on
n'ajoute soi à tels dits poétiques: aussi les propos que nous
trouverons en eux bons, et honnêtes, et utiles, ils les faudra encore
confirmer et fortifier par témoignages, et par demontrations tirées de
la philosophie, en attribuant l'invention première de tels propos aux
philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foi soit ainsi
fortifiée et authorisée, quand aux poésies qui se récitent sur
l'eschafaud en un théâtre, ou qui se chantent sur la lyre, et que l'on
fait apprendre aux enfants en une école, les Devises de Pythagoras
s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de
Chilon, et que les Règles de Bias tendent à une même sentence, que ce
que l'on fait lire aux jeunes enfants: au moyen dequoi, il ne faut pas
leur dire en passant seulement, mais leur déclarer par le menu bien
diligemment, qu'en ces passages,
Tu n'as mon fils été né sur la terre
<p 23v> Pour manier armes et faire guerre:
Mais va plutôt, tant que seras vivant,
Le fait d'amour et des noces suivant,
Et, Jupiter même a en haine celui,
Lequel s'attache à un plus fort que lui:
cela n'est point différent de ce precepte, Connais toi-même, ains tend
à une même sentence: ne plus ne moins que ces sentences ici,
Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
Combien plus est la moytié que le tout:
Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
Qu'il fait toujours à celui qui le donne:
tendent à même intelligence que font les discours de Platon en ses
livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à savoir, qu'il est
plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus
dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il
ajouter à ce dire d'Aeschylus,
Aies bon coeur, peine demesuree
Extremement, n'est de longue durée:
que c'est cela même qui tant est répété és livres d'Epicurus, et tant
loué par ses sectateurs, que les grands travaux expédient et dépêchent
promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle
sentence Aeschylus a bien évidemment exprimé une partie, et l'autre lui
est si adjacente, qu'elle est aisée à entendre: car si le grand et
véhément travail ne dure pas, adonc celui qui dure n'est pas grand, ne
difficile à supporter.
Vois-tu comment le haut tonnant précéde
Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cède,
Pource qu'en lui n'y a de menterie,
ni d'orgueil point, ni point de moquerie
Et de sot ris, et que seul point n'essaye
Jamais que c'est que de volupté gaie?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une même chose que fait ce propos
de Platon, La divinité est située loin de douleur et de volupté?
De la vertu seule procède gloire
vraie, et qui point ne sera transitoire:
Mais la richesse avec ceux même hante
Qui sont de moeurs et de vie méchante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres ci semblables d'Euripides,
On doit avoir sur tout en révérence,
A mon avis, la sage tempérance,
Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-ci,
Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
Pource que si vous acquérez sans elle
Des biens mondains, vous semblerez heureux,
Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demontration de ce que disent
les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils
sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les
possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des
Poètes aux preceptes et arrêts des Philosophes, tire la poésie hors des
fables, et lui ôte le masque, et donne efficace de persuader et profit
à bon escient aux sentences utilement dites, et davantage ouvre
l'esprit d'un jeune garçon, et l'encline aux discours et raisons de la
Philosophie, en prenant déjà quelque <p 24r> goût, et en ayant
ouï jà parler, non point y venant sans jugement, encore tout rempli de
folles opinions qu'il aura toute sa vie ouïes de sa mère, ou de sa
nourrice, et quelquefois aussi de son père, voire de son paedagogue:
ausquels il aura ouï réputer très heureux, et, par manière de dire,
adorer les riches hommes, et redouter effroiablement la mort avec
horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non
désirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des
biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens
viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des
Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous
étonnés, troublés et effarouchés, ne les pouvants recevoir ni endurer:
non plus que ceux qui ont longuement demeuré en tenebres ne peuvent
soudainement supporter ni endurer la lumière des rayons du Soleil,
s'ils ne sont premièrement accoutumés petit à petit à quelque clarté
bâtarde, dont la lueur soit moins vive, tant qu'ils la puissent
regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoutumer du
commencement à une vérité, qui soit un peu mêlée de fables. Car quand
ils auront ouï premièrement, ou lu és livres des poètes ces sentences,
pleurer convient celui qui sort du ventre,
Pour tant de maux auquel naissant il entre,
Et convoyer au sepulchre le mort,
Qui des travaux de cette vie sort,
En faisant tous signes d'aise et de joie,
Et benissant de son départ la voie.
Et, Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
Sont seulement nécessaires à l'homme.
Et, O tyrannie aimée des barbares!
Et, Le bien supréme, et le comble de l'heur
Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fâcheront moins quand ils entendront dire chez
les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que
nature a mis une borne aux richesses, Que la béatitude et le souverain
bien de l'homme ne gît point en quantité grande d'argent, ni en
maniement de grands affaires, ni en magistrats et en credit et
authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions
adoucies, et en une disposition de l'âme suivant en toutes choses ce
qui est selon nature. Pour cette raison, et pour toutes celles que nous
avons par avant alléguées et déduittes, le jeune homme a besoin d'être
bien guidé en la lecture des poètes, afin que la poésie ne l'envoye
point mal edifié mais plutôt preparé et rendu ami et familier à l'étude
de philosophie.
III. Comment il faut ouïr. Ce sont preceptes que doivent observer ceux
qui vont ouïr les leçons, harangues, et disputes publiques, pour savoir
comment ils s'y doivent comporter. <p 24v> JE t'envoye, ami
Nicander, un petit traité que j'ai recueilli et composé, Comment il
faut ouïr: afin que tu saches écouter celui qui te suadera et
remontrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la sujétion
des maîtres qui te soûlaient commander, étant, par manière de dire,
sorti hors de page, et ayant pris la robe virile: car cette licence
effrenée de n'être sujet à personne, que les jeunes gens, à faute de
bien entendre, appellent et estiment faussement liberté, les soumet à
de plus rudes et de plus âpres maîtres, que n'étaient les precepteurs
et les paedagogues qu'ils soûlaient avoir en leur enfance, c'est à
savoir leurs cupidités et appétits désordonnés, qui sont lors comme
déliés et déchainés. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes
en dépouillant leur chemise dépouillent aussi la honte: aussi y a-il
des jeunes gens qui en laissant la robe peurile, laissent quant et
quant la crainte et la honte: et dévêtant l'habit qui les tenait en
bonne et honnête contenance, ils se remplissent incontinent de toute
dissolution. Mais toi qui as souvent entendu que c'est une même chose,
suivre Dieu et obéir à la raison, dois estimer que le sortir hors
d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une délivrance de
sujétion, ains seulement une mutation de commandant: pource que la vie,
au lieu d'un maître mercenaire loué ou bien acheté à prix d'argent, qui
nous soûlait gouverner en notre enfance, prend alors une guide divine,
qui est la raison, à laquelle ceux qui obéissent, doivent être réputés
seuls francs et libres: car ceux-là seuls ayants appris à vouloir ce
qu'il faut, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections
désordonnées, et non régies par la raison, la franchise de la volonté y
est petite, faible, et débile, mêlée de beaucoup de repentance. Mais
ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollés de nouveau
pour jouir des droits et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux
qui y sont étrangers, ou qui y viennent de loin habiter, blâment,
reprennent, et trouvent mauvais la plupart de ce qui s'y fait: là où
ceux qui y étaient habitants avant qu'en être faits bourgeois, ayants
été nourris, et étant tous accoutumés aux lois et coutumes du pais, ne
reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposées, ains les
prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps
durant soit à demi nourri en la philosophie, et accoutumé dés le
commencement à mêler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec
propos de la philosophie, pour venir puis après déjà tout apprivoisé,
et tout dompté, à l'étude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut
accoutrer et revêtir les jeunes gens d'un véritablement digne, viril et
parfait ornement et vêtement de la raison. Aussi crois-je que tu seras
bien aise d'entendre ce que Theophraste écrit touchant l'ouïe, que
c'est celui de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus
grandes passions à l'âme, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se
goûte, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de
soi, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en
l'âme par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir
l'ouïe: mais si elle est bien exposée et bien propre aux passions,
encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et
parties du corps, qui donnent aux vices entrée pour se couler au dedans
de l'âme, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui
est, les aureilles, pourvu qu'elles soient dés le commencement
contregardées pures et nettes de toute flatterie, non amollies ni
abruvées d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause voulait
Xenocrates que l'on mit aux enfants des aureillettes de fer pour leur
couvrir et défendre les aureilles, plutôt qu'aux combattants à
l'escrime des poings, pource que ceux-ci ne <p 25r> sont en
danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirées de coups
seulement, et ceux là les moeurs gâtées et corrompues: non qu'il les
voulût du tout priver de l'ouïe, ou les rendre totalement sourds, mais
bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien
de garde, jusques à ce que d'autres bons y étant nourris de longue main
par la philosophie, eussent saisi la place des moeurs, la plus mobile,
et la plus aisée à mener, y étant logés par la raison comme gardes,
pour la préserver et défendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au
Roi Amasis, qui lui avait mandé qu'il lui envoyât la pire et la
meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler
était cause des très grands biens et de très grands maux: et
ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfants, touchent à
leurs aureilles, et leur disent qu'ils en fassent autant, comme les
admonestants couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur
profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudrait
totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans lui faire goûter
aucunement la raison, non seulement il ne produirait de soi-même ne
fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tournerait
au vice, mettant hors de son âme, ne plus ne moins que d'une terre non
labourée et délaissée en friche, plusieurs rejetons et germes sauvages:
car l'inclination aux voluptés, et la fuite du labeur, ne sont point en
nous étrangères, ne n'y ont point été introduittes par mauvaises
persuasions ains y sont naturelles et nées avec nous, qui sont les
sources de vices et de maux infinis: et qui les laisserait aller à
bride avallée, là où le naturel les inciterait, sans rien en retrancher
par sages remontrances, et les détourner pour règler le défaut de
nature, il n'y aurait bête farouche ne sauvage qui ne fut plus douce
que l'homme. Parquoi puis qu'ainsi est, que l'ouïe porte aux jeunes
gens si grand utilité avec non moindre péril, j'estime que ce soit
sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soi-même et avec
autrui, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mêmement que nous
voyons, que la plupart des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent
à parler devant que s'être accoutumés à écouter, et qu'ils pensent
qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour
l'apprendre: et quant à l'écouter, que ceux qui en usent sans art,
comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la
paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le
renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien
recevoir précéde le rejeter, ne plus ne moins que le concevoir et
retenir la semence précéde l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des
oiseaux que l'on appelle vulgairement [...] c'est à dire éventés ou
conceus du vent, sont germes imparfaits, et commencements de fruits qui
n'ont pu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne savent
écouter, et qui ne sont pas accoutumés à recevoir profit par l'ouïe,
n'est véritablement que vent, et comme dit le Poète,
C'est une vaine inutile parole
Qui folement dessous les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que l'on verse d'un vase en
un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que
l'on y verse, afin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en
répande rien au dehors, et eux ne savent pas se rendre attentifs, et
par attention accommoder leur ouïe, afin que rien ne leur échappe de ce
qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande moquerie,
s'ils se trouvent présents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin,
ou d'une montre, ou un songe, ou un debat et querelle que le récitant
aura eu contre un autre, ils écoutent en grand silence, et s'arrêtent à
ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner
chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou
pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se
courroucent, ils ne le peuvent endurer, et tâchent à réfuter par
arguments, en contestant <p 25v> à l'encontre de ce que l'on leur
dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr
quelques autres fols propos, comme de méchants vaisseaux pourris,
remplissants leurs oreilles de toute autre chose, plutôt que de ce qui
leur est nécessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les
chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors:
aussi ceux qui veulent bien instruire les enfants, les doivent rendre
soupples et obéissants à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr
et à ne guères parler. Car Spintharus louant Epaminondas disait, qu'il
n'avait jamais trouvé homme qui sût tant comme lui, ne qui parlât
moins: aussi dit-on, que nature pour cette cause a donné à chacun de
nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouïr,
que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune
homme, que le silence: mais encore principalement, quand en écoutant
parler un autre, il ne se trouble point, ni n'abbaye point à chaque
propos, ains encore que le propos ne lui plaise guères, il a patience
néanmoins, et attend jusques à ce que celui qui parle ait achevé, et
encore après qu'il a achevé, il ne va pas soudainement lui jeter
au-devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer
entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour voir si celui qui a
dit voudra point encore ajouter quelque chose à son dire, ou y changer,
ou en ôter. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'étant écoutés ni
n'écoutants, ains parlants toujours à l'encontre de ceux qui parlent,
font une faut malséante et de mauvaise grâce: là où celui qui est
accoutumé d'ouïr patiemment avec honnête contenance, en recueille mieux
le propos qu'on lui tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou
faux, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se
montre amateur de vérité, non de querelle, ni temeraire en contention
et aigre: au moyen dequoi ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il
faut plutôt vider la folle opinion et presomption que les jeunes gens
prennent d'eux-mêmes, qu'il ne faut l'air dequoi sont enflés les outres
et peaux de chèvres, quand on y veut mettre dedans quelque chose de
bon: car autrement étant pleins du vent d'outrecuidance, ils ne
reçoivent rien de ce que l'on y cuide verser. Or l'envie conjointe avec
une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est
nuisante à toute chose honnête et louable: mais sur tout est-elle
mauvaise assistante et conseillere de celui qui veut bien ouïr, rendant
les propos qui lui seraient utiles, ennuyeux, malplaisants, et fâcheux
à ouïr, pource que les envieux prennent plaisir à toute autre chose,
plutôt qu'à ce qui est bien dit: et néanmoins celui qui est marri de
voir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux,
pource qu'il est marri de voir un autre avoir quelque bien: mais celui
à qui il déplaît d'ouïr bien dire, est marri de son bien propre; car
tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la
parole est le bien de ceux qui écoutent s'ils la veulent recevoir. Et
quant aux autres espèces d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et
vicieuses passions et conditions de l'âme qui les engendrent: mais
l'envie contre les biendisants procède d'une ambition importune, et une
convoitise injuste d'honneur, qui altère tellement celui qui en est
attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prêter l'oreille à ce qui
se dit, ains lui trouble et lui distrait la pensée à considérer en un
même temps sa suffisance, pour voir si elle est moindre que de celui
qui parle, et à regarder la contenance des autres qui écoutent pour
savoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celui qui
discourt: car si on le loue, il lui est avis qu'on lui donne autant de
coups de bâton, et s'en courrouce à l'encontre des assistants, s'ils le
trouvent biendisant: et néanmoins quant aux propos il les laisse-là, et
rejette arrière les précédents, pource qu'il lui fait mal de s'en
souvenir, et tremble, et ne sait qu'il fait de peur qu'il a des
succedants, craignant qu'ils ne soient trouveés encore meilleurs que
les premiers: au moyen de quoi il fait <p 26r> tout ce qu'il peut
pour rompre le propos le plutôt qu'il est possible, mêmement quand il
voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est
faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront été faits,
ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistants: et
s'il en trouve qui le louent, il s'ôte de là vitement, et s'en fuit
arrière, comme s'il était fol: mais s'il y en a quelques-uns qui les
blâment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là
ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'aventure
il n'y a personne qui les détorde, alors il lui comparera d'autres plus
jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-il) et avec plus grande
force d'éloquence, sur un même sujet: et ne cessera d'interpreter tout
en mauvaise part, jusques à tant qu'ayant corrompu et gâté toute la
harangue qui aura été faite, il se la rendra inutile, et sans aucun
profit à lui-même. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit
d'accord avec le désir d'ouïr, afin que l'on écoute patiemment et
doucement celui qui haranguera, ne plus ne moins que si l'on était
convié au banquet de quelque saint sacrifice, en louant son éloquence,
là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celui qui
aura mis en avant ce qu'il sait, et qui aura voulu persuader les autres
par les arguments et raisons dont il s'est lui-même persuadé. Ainsi
quand il lui sera bien succedé, il y faudra pour conclusion ajouter,
que ce n'a point été par fortune ni par cas d'aventure qu'il lui sera
advenu de bien dire, ains par soin, par diligence, et par art: et pour
le moins faudra-il contrefaire ceux qui louent, et qui estiment fort
quelque chose, et là où il aura failli, il faudra là arrêter son
entendement à considérer dont et pour quelles causes sera venue la
faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons ménagers font leur
profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui
sont esveillés et attentifs à ouïr diligemment, reçoivent profit non
seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à
bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais
langage, une laide contenance, un éblouissement de sotte joie, quand on
s'entend louer, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent
souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent
beaucoup plutôt en autrui, quand nous écoutons, qu'ils ne font en
nous-mêmes quand nous haranguons: et pour ce faut-il transferer
l'examen et la correction de celui qui aura harangué en nous-mêmes, en
examinant si nous commettons point par mégarde de telles fautes en
orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son
voisin, mais cette répréhension-là est vaine et inutile, si on ne la
rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en
soi-même. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'avertissement du sage
Platon, quand on a vu quelqu'un faillant, de descendre toujours en
soi-même, et dire à part soi, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi
que nous voyons nos yeux reluisants dedans les prunelles de ceux de nos
prochains, aussi faut-il que en la manière de dire des autres nous nous
représentions la nôtre, afin que nous ne soyons pas légers ni
temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons
nous mêmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à
telles choses. A cet effet aussi servira grandement la comparaison,
quand nous serons retirés à part de retour du lieu où aura été faite la
harangue, que nous prendrons quelque point qui nous semblera n'avoir
pas été bien ou suffisamment déduit, et nous essayerons, et tirerons en
avant nous mêmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour
autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tâcher à amener des
raisons et arguments tous autres sur le même sujet, et les déduire tout
autrement, ce que Platon même a autrefois fait sur l'oraison de Lysias.
Car ce n'est pas chose difficile, ains très facile, que de contredire
un oraison prononcée, mais en prononcer et dire une autre sur le même
sujet, qui soit mieux faite, et meilleure, c'est cela qui est bien
difficile à faire, comme <p 26v> dit un Lacedaemonien quand il
entendit que Philippus Roi de Macedoine avait demoly et rasé la ville
d'Olynthe, «Mais il n'en saurait, dit-il, faire une telle.» Quand
doncques nous verrons, que en discourant sur un même sujet et argument,
il n'y aura pas grande différence entre ce que nous dirons, et ce que
l'autre par avant aura dit, alors nous retrancherons beaucoup de notre
mêpris, et incontinent les ailes tomberont à notre presomption et amour
de nous mêmes, quand nous viendrons à nous éprouver par telles
comparaisons. Or est l'émerveiller et admirer contraire au mêpriser,
signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoin
non plus de peu de soin, et à l'aventure de plus grand et plus reservé
que le mêpriser: pource que ceux qui sont ainsi mêprisants et
presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouïr ceux qui haranguent,
mais ceux qui sont simples et sujets à tout admirer, en reçoivent
dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser échapper de la bouche les louanges
du disant: mais quant à ajouter foi à ce qu'il aura dit, il y faut
aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de
ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut être simple et gracieux
spectateur et auditeur, mais bien âpre et severe examinateur et
contrerolleur de ce qui aura été dit quand à l'usage et à la vérité,
afin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura été
dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde,
que nous recevons des fausses et mauvaises doctrines, pour la foi que
nous ajoutons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les
mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Lacedaemone
trouvants l'opinions bonne d'un personnage qui avait très mal vécu, la
firent proposer par un autre de bonne vie et de bonne réputation:
faisants en cela sagement et prudemment, d'accoutumer leur peuple à
s'emouvoir plutôt par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais
en Philosophie il faut mettre à part la réputation de celui qui met en
avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme l'on
dit, en la guerre il y a beaucoup de fausses alarmes, aussi y a il en
un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave
sourcil, le parler de soi-même, et principalement les cris, les
battemens de mains, les tressaillements des assistants à ouïr une
harangue, étonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé,
comme un torrent qui l'emporte malgré lui: et si y a encore quelque
tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et
qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir
des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent sous une flûte, font
beaucoup de fautes dont les écoutants ne s'aperçoivent point: aussi un
langage élégant et brave éblouit les aureilles de l'écoutant, qu'il ne
puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius
interrogé qu'il lui semblait de la Tragoedie de Dionysius: «Je ne l'ai,
dit-il, peu voir, tant elle était offusquée de langage.» Mais les
devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisants montre de leur
éloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardée qui
cachent la sentence, mais qui plus est, ils adoucissent leurs voix par
je ne sais quels amollissements, ne sais quels entonnements et accents
de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les
écoutants hors d'eux-mêmes, et les tirent là où ils veulent, en leur
donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire:
tellement qu'il leur advient proprement ce que répondit une fois
Dionysius, lesquel ayant promis au théâtre à quelque joueur de Cithre
qui avait excellentement joué devant lui, qu'il lui donnerait de grands
présents, depuis il ne lui donna rien: «Car autant que tu m'as, ce
dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu reçu de moi en
esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs
qui écoutent de tels harangueurs: car ils sont admirés pour autant de
<p 27r> temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais
finie la harangue, aussi tôt est escoulé le plaisir des uns, et plutôt
encore la gloire des autres: de manière que ceux-là ont dépendu en vain
autant de temps, comme ils ont demeuré à écouter, et ceux-ci toute leur
vie qu'ils ont employée pour apprendre à ainsi parler. A cette cause
faut-il ôter ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et
s'arrêter à chercher le fruit même, et suivre en cela l'exemple non des
bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des
abeilles: car ces femmes-là choisissants à l'oeil les belles et
odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est
bien souef à sentir, mais qui au demeurant ne porte point de fruit, et
ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volants à
travers, et par-dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et
de hyacinthes, se poseront sur du très fort et très acre thym, et
s'arrêteront dessus, preparants de quoi faire le roux miel, et y ayant
cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre
besogne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur
et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et
semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du
bâteleur, qui se veut montrer, en jugeant que telles herbes sont
propres pour Sophistes, qui ressemblent les mouches guêpes, qui ne
servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention
il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour
en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il
n'est pas là venu pour ouïr jouer des farces ou chanter des musiciens
en un théâtre, mais en un école, et en un auditoire pour apprendre à
emender et corriger sa vie par la raison: et pour cette cause faut il
faire jugement et examen de la lecture et harangue par soi-même, et par
la disposition en laquelle on se treuve, en considérant s'il y aura
aucune des passions de l'âme que en soit detenue plus molle, ou si elle
nous aura rendu quelque ennuy plus léger, si le courage. et l'assurance
en est plus ferme, si l'on se sent plus enflammé envers l'honnêteté et
la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la
chaire d'un barbier, on se présent devant un miroir, et que l'on tâte
sa tête pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien
accoutré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une école l'on ne
se retire pas incontinent à part pour considérer son âme, si ayant
laissé quelque chose de ce qui lui pesait, et dont elle avait trop
auparavant, elle en sera point devenue plus légère, plus aisée, et plus
douce: car comme dit Ariston, «ni une étuve, ni un sermon ne sert de
rien, s'il ne nettoye.» soit doncques le jeune homme joyeux, que le
discours d'une leçon qu'il aura ouïe, lui ait profité: non que je
veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour
l'aller ouïr, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'école d'un
philosophe, en chantant à demi voix avec une chère gaie que se lise en
la face, ou qu'il cherche à être parfumé de suaves senteurs, là où il
aura besoin d'être graissé de cataplasmes, et frotté d'huiles et de
fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à
gré, si avec une parole poignante et picquante on lui nettoye et
purifie son âme pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne
plus ne moins qu'avec la fumée on nettoye les ruches des abeilles. Car
si bien celui qui presche et qui harangue ne doit pas du tout être
négligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grâce:
c'est néanmoins ce dequoi le jeune homme qui écoute se doit soucier le
moins, aumoins du commencement: je ne dis pas que puis après il ne s'y
puisse bien arrêter, ne plus ne moins que ceux qui boivent, après
qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les coupes tout à
l'entour, pour considérer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi
quand le jeune homme auditeur se sera rempli de doctrine, et qu'il aura
repris haleine, on lui peut bien permettre de s'amuser à considérer le
langage, s'il aura rien d'élégant et de gentil. Mais celui qui tout au
commencement s'attache <p 27v> non aux choses, ni à la substance,
ains va requérant que le langage soit pur, attique et rond, me semble
faire tout ainsi, comme si étant empoisonné il ne voilait point boire
de préservatif et d'antidote, si l'on ne lui baillait le breuvage
dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ni vêtir
une robe au coeur d'hiver, sinon que la laine fut des moutons de
l'Attique, et aimait mieux demeurer sans se bouger ni rien faire, en
une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias.
Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et
de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de
caquet és jeunes gens par les écoles: pour autant qu'ils n'observent,
ni la vie, ni les actions, ni le deportement d'un Philosophe en
l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent
toute la louange aux beaux termes, paroles élégantes, et au bien dire,
sans savoir, ni vouloir enquérir pour le savoir, si ce qu'il dit est
utile ou inutile, nécessaire, ou bien superflu. Après ces preceptes que
nous avons baillés, comment on doit ouïr un Philosophe discourant, suit
tout d'un tenant la règle et avertissement des questions que l'on doit
proposer: car il faut que celui que l'on convie à souper, se contente
de ce que l'on sert sur la table devant lui, sans demander autre chose,
ni contreroller ou reprendre ce qui lui est présenté: mais celui qui
est venu à un festin de devis et de discours, par manière de parler, si
c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face
autre chose qu'écouter patiemment sans mot dire: car ceux qui
distraient le disant à autres sujets et autres arguments, et qui lui
entrejettent des interrogations, ou lui font des oppositions à
l'encontre de ce qu'il dit, sont fâcheux, importuns, qui ne peuvent
jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent
aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son
oraison quant-et-quant. Mais si le disant prie de lui-même qu'on
l'interroge, et qu'on lui propose telle question que l'on voudra, il
faut alors lui demander toujours quelque chose qui soit nécessaire ou
profitable: car Ulysses est moqué en Homere par les poursuivants de sa
femme, pource que
Il ne querait que des bribes coupées,
Non des vaisseaux d'honneur, ou des espées.
car ils réputaient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que
donner, quelque chose de grand prix: mais plus serait digne d'être
moqué celui qui proposerait au discourant des questions frivoles et
sans fruit quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont
envie de babiller, ou bien de montrer qu'ils sont savants en
dialectique ou és mathematiques, et ont accoutumé de proposer au
discourant, comment il faut diviser les choses indéfinies, ou que c'est
que le mouvement selon la côté, et selon le diametre. Ausquels se peut
dire la réponse que fit le médecin Philotimus à un qui étant phtisique
et pourry dedans le corps, lui demandait quelque médecine pour guérir
un petit ulcère qu'il avait au bout de l'ongle: car le médecin
connaissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il était gâté au
dedans, lui répondit: «Mon ami tu n'es pas en danger pour l'ulcère de
ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il
pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me
proposes, jeune fils mon ami, mais plutôt, comment tu te pourras
délivrer de la folle opinion et presomption de toi-même qui te tient,
ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un
état de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore
faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoi le discourant a plus de
suffisance ou naturelle ou acquise, pour lui faire les interrogations
de ce en quoi il est le plus excellent, non pas forcer celui qui aura
mieux étudié en la philosophie morale, de répondre à des questions de
Physique ou des Mathematiques: ou celui qui sera mieux entendu en la
naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjointes, ou
à soudre de faux syllogismes. Car tout <p 28r> ainsi comme qui
voudrait fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une
cognée, il ne ferait point d'injure à la clef, ni à la cognée, mais il
se priverait soi-même de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un
et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoi il n'est
pas propre de nature, ou en quoi il ne s'est pas exercité, et qui ne
veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils
ne font pas seulement cette perte-là, mais davantage acquirent la
réputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de
demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe
d'homme qui se veut montrer: mais prêter l'oreille attentivement avec
douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et
qui se sait bien accommoder à la compagnie, si d'aventure il n'y a
quelque cas propre et particulier qui l'empêche, ou s'il n'y a quelque
passion, ayant besoin d'être arrêtée, ou quelque imperfection requérant
reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut être vaudrait-il
mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en évidence pour la
faire guérir. Mais si quelque colère ou quelque assaut de superstition,
ou quelque violente querelle à l'encontre de nos domestiques et
parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
Touchant du coeur les cordes plus cachées,
Qui ne devraient pour rien être touchées,
commande en notre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos
à en être repris, ains faut chercher à en ouïr discourir aux écoles
mêmes: et après les leçons faillies prendre à part le philosophe, et
lui conferer, et l'en interroger, non pas comme font plusieurs, qui
sont bien aises d'ouïr aux philosophes parler des autres, et l'en
estiment: et si d'aventure le philosophe laissant les autres, s'adresse
à part à eux, pour leur remontrer franchement ce qu'ils ont de besoin,
et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment
curieux et fâcheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouïr les
philosophes en leurs écoles par manière de passetemps, comme les
joueurs de Tragoedies en un théâtre, et cuident que és choses
exterieurs il n'y a point de différence entre les philosophes et eux:
et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis
qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent
leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et
vraies parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre
esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils
n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vraiment dignes de ce nom
de philosophes, soit qu'ils se jouent, ou qu'ils fassent à bon escient
un clin d'oeil, un signe de la tête, un visage renfrongné, et
principalement les paroles qu'ils disent à part à chacun, portent
toujours quelque utilité et quelque fruit à ceux qui ont la patience de
les laiser dire, et de leur prêter l'oreille. Au demeurant quant aux
louanges que l'on donne au bien disant, il est besoin d'y user de moyen
et de prudence retenue, pource que ni le peu, ni le trop, en telle
chose n'est louable ni honnête: car l'auditeur qui se maintient si dur
et si roide, qu'il ne s'amollit ni ne s'émeut pour chose qu'il oye, est
fâcheux et insupportable, étant rempli d'une presomptueuse opinion de
soi-même qu'il cache leans, et secrètement en soi-même se vante qu'il
dirait bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les
sourcils en aucune manière, ni ne jetant aucune voix qui porte
témoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité
feinte, et une contenance affectée, va prochassant la réputation
d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient
comme de l'argent, qu'autant comme l'on en donne à un autre, autant on
en ôte à soi-même. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à
contrepoil un dire de Pythagoras, qui disait, que de l'étude de la
philosophie il lui était demeuré ce fruit, qu'il n'avait rien en
admiration: et ceux-ci pensent que pour non louer ni honorer les
autres, il les faille mêpriser, et veulent qu'on les estime vénérables
<p 28v> par dedaigner tous les autres. Mais la raison
philosophique ôte bien l'ébahissement et l'admiration qui procède de
doute, ou d'ignorance, pource qu'elle sait et connait la cause d'une
aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur
et l'humanité: car à ceux qui véritablement et certainement sont bons,
c'est un très bel honneur que d'honorer ceux qui le méritent, et orner
autrui est un ornement très digne qui vient d'une superabondance de
gloire et d'honneur qui est en celui qui le donne: mais ceux qui sont
chiches és louanges d'autrui, semblent être pauvres et affamés dés
leurs propres: comme aussi au contraire, celui qui sans jugement à
chaque mot et à chaque syllable presque s'eléve et s'écrie, est par
trop léger et volage, et bien souvent déplaît à ceux mêmes qui font les
harangues, mais bien fâche il toujours les autres assistants, en les
faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirants quasi
par force à ce faire, et à crier comme lui de honte qu'ils ont: et puis
n'ayant recueilli aucun profit de l'oraison ouïe, pour avoir été trop
étourdi et trop turbulent après ses louanges, il s'en retourne de
l'auditoire avec l'une de ces trois réputations qu'il en rapporte,
qu'il est moqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or
faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouïr les
parties sans haine ni faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droit
à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a
ni loi ni serment qui nous empêche, que nous n'écoutions avec faveur et
benevolence celui qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens
ont mis et colloqué les Graces auprès de Mercure, voulants par cela
donner à entendre, que le parler requiert grâces, benevolence, et
amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejetable,
ne si défaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ni sens aucun digne de
louange inventé par lui-même, ou renouvellé des anciens, ni le sujet de
sa harangue, ni son but et intention, ni aumoins le lange et le stile,
ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien
proverbe,
parmi chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour montrer leur esprit, ont pris à louer le
vomissement, autres la fiévre, et quelques-uns la marmite, et n'ont
point eu faute de grâce, comme est il possible qu'une oraison composée
par un personnage, qui quoi que ce soit semble, ou pour le moins est
appelé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables
quelque respit et quelque temps à propos pour la louer? Ceux qui sont
en fleur d'âge, ce dit Platon, comment que ce soit donnent toujours des
attaintes à celui qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs
de couleur, enfants des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celui
qui a le nez aquilin, Royal: celui qui est camus, gentil et plaisant et
agréable: celui qui est pasle, en couvrant un peu cette mauvaise
couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il
s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais
celui qui prendra plaisir à ouïr, s'il est homme de lettres, sera bien
plus inventif à trouver toujours dequoi louer un chacun de ceux qui
monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de
Lysias ne louait point l'invention, et reprenait grandement la
disposition, encore toutefois en louait-il le stile et l'elocution,
pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournées.
Aussi pourrait on avec raison reprendre le sujet dequoi a écrit
Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de
Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inégalité de Sophocles:
comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à
exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de
grâces, et néanmoins est loué pour quelque particulière force qu'il a
d'emouvoir et de délecter: au moyen dequoi les auditeurs ne se saurait
escuser, qu'ils n'aient toujours assez matière de gratifiers, s'ils
veulent, <p 29r> à ceux qui font des leçons ou des harangues
publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que l'on ne porte
point témoignage de vive voix à leur louange, de leur montrer un bon
oeil, un visage ouvert, une chère joyeuse, et une disposition et
contenance amiable, et non point fâcheuse ne chagrine: ces choses-là
sont toutes vulgaires et communes envers ceux mêmes qui ne disent du
tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans
apparence de dedaing, avec un port de la personne droit, sans pancher
ne çà ne là, un oeil fiché sur celui qui parle, un geste d'homme qui
écoute attentivement, et une composition de visage toute nette, sans
demontration quelconque, non de mêpris ou d'être difficile à contenter
seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres
pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une
consonance, et convenance mesurée de plusieurs bienseances concurrentes
ensemble en un même temps: mais la laideur s'engendre incontinent par
la moindre du monde qui y défaille ou qui y soit de plus qu'il ne faut
mal à propos: comme notamment en cet acte d'ouïr, non seulement un
froncis de sourcil, ou une triste chère de visage, un regard de
travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre
malhonnête, mais seulement un clin d'oeil ou de tête, un parler bas en
l'oreille d'un autre, un ris, un bâillement, comme quand on a envie de
dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est répréhensible,
et requiert que l'on y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-ci
cuident que tout l'affaire soit en celui qui dit, et rien en celui qui
écoute: ains veulent que celui qui a à haranguer vienne bien preparé et
ayant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir
rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là,
tout ne plus ne moins que s'ils étaient venus pour souper à leur aise,
pendant que les autres travailleraient: et toutefois encore celui qui
va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il
s'y veut porter honnêtement: par plus forte raison doncques, beaucoup
plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celui qui
dit, et lui doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du
disant, et peser en severe balance chacun de ses mots, et chacun de ses
propos, et lui cependant sans crainte d'être de rien recherché, faire
mille insolences, mille impertinences et incongruités en écoutant. Mais
tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celui qui reçoit la
balle se remue dextrement, auprès qu'il voit remuer celui qui lui
renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre
l'écoutant et le disant, si l'un et l'autre veut observer ce qu'il
doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsidérément user de toutes sortes
d'acclamations à la louange du disant: car mêmes Epicurus est fâcheux
quand il dit, que ses amis par leurs missives lui rompaient la tête à
force de clameurs de louanges qu'ils lui donnaient: mais ceux aussi qui
maintenant introduisent és auditoires des mots étranges, en voulant
louer ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voilà divinement
parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible
d'en approcher: comme si ce n'était pas assez de dire simplement, Voilà
bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure vérité: qui sont les
marques de louanges dont usaient anciennement Platon, Socrates, et
Hyperides: ceux-là font une bien laide faute, et si font tort au
disant, parce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et
superbes louanges. Aussi sont fort fâcheux ceux qui avec serment, comme
si c'était en jugement, portent témoignage à l'honneur des disants: et
ne le font guères moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges
aux qualités des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et
discourant, ils écrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement
ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix
et paroles que l'on a accoutumé d'attribuer à ceux qui se jouent, ou
qui s'exercent et se montrent en leurs declamations scholastiques, et
donnants à une oraison sobre et <p 29v> pudique une louange de
courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils
mettaient sur la tête une couronne de lis ou de roses, non pas de
laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poète Tragique instruisait
un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignait à chanter une
chanson faite en Musique harmonique: quelqu'un qui l'écoutait, s'en
prit à rire: auquel il dit, Si tu n'étais homme sans jugement et
ignorant, tu ne rirais pas, vu que je chante en harmonie Mixolydiene*:
C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et
exercité au maniement des affaires, pourrait à mon avis retrancher
l'insolence d'un auditeur trop licencieux, en lui disant, Tu me sembles
homme ecervellé, et mal appris: car autrement, cependant que
j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant
l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de
l'office d'un magistrat, tu ne danserais ni ne chanterais pas. Car, à
vrai dire, regardez quel désordre c'est que quand un philosophe
discourt en son école, que les assistants crient et bruient si haut et
si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui écoutent au dehors, ne
savent si c'est à la louange d'un joueur de flûtes, ou d'un joueur de
Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. davantage il ne faut pas
écouter négligemment les répréhensions et corrections des philosophes
sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si
facilement et négligemment l'être repris et blâmés par les philosophes,
qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louent ceux qui leur
disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons
poursuivants de repeue franche louent eux qui les nourrissent, encore
quand ils leur disent des injures: ceux-là, dis-je, sont de tout point
éhontés et effrontés, donnants une mauvaise et déshonnête preuve et
demontration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de
supporter un trait de risée sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne
s'en point courroucer ni fâcher, cela n'est point ne faute de coeur ne
faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coutume
des Lacedaemoniens. Mais d'ouïr une vive touche, et une répréhension
qui pour réformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins
que d'une drogue et médecine mordante, sans en être resserré, ni plein
de sueur et d'éblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au
visage, ains en demeurer inflexible, se soustiant, et se moquant, c'est
le fait d'un jeune homme de très lache nature, et qui n'a honte de
rien, tant il est de longue main accoutumé et confirmé à mal faire: de
sorte que son âme en a déjà fait un cal endurci, qui ne peut non plus
qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là étant
tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois
seulement on les a repris, ils s'enfuient sans jamais tourner visage,
et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau
commencement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte
d'être repris, lequel ils perdent par leur trop lâche et trop molle
délicatesse, ne pouvants endurer que l'on leur remontre leurs fautes,
et ne recevants pas généreusement les corrections, ains détournants
leurs aureilles à ouïr plutôt de douces et molles paroles de flatteurs
ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien agréables à
leurs aureilles, mais au demeurant sans fruit ni profit quelconque.
Tout ainsi doncques comme celui qui après l'incision faite fuit le
chirurgien, et ne peut endurer l'être lié, a reçu ce qui était
douloureux en la médecine, et non pas ce qui était profitable: aussi
celui qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui lui a ulceré et
blecé sa bestise, le loisir d'appaiser la douleur, et faire reprendre
la plaie, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la
philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la plaie de
Telephus, comme dit Euripides,
Se guérissait avec la limeure
Du fer de lance ayant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des
jeunes hommes, se guérit par la parole même qui l'a faite. Et pourtant
faut-il, que celui qui se sent <p 30r> repris et blâmé, en
souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure
confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a
commencé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de
purgation, après en avoir patiemment supporté les premières
purifications et premiers rabrouements, il en espere au bout de cela
voir quelque belle et douce consolation, au lieu du présent trouble et
épouvantement. Car encore que la répréhension du philosophe à
l'aventure se face à tort, il est néanmoins honnête de le laisser dire
et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors
s'adresser à lui pour se justifier, et le prier de reserver cette
franchise et vehemence de parler, à l'encontre de quelque autre faute
qui aura au vrai été commise. davantage tout ainsi qu'en l'étude des
lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à
luicter, les commencements sont fort laborieux, bien embrouillés, et
pleins de difficulté: mais puis après, en continuant petit à petit, il
s'engendre à la journée une familiarité et connaissance grande, ainsi
qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles,
aisées à la main, et agréables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est
il de la philosophie, laquelle du commencement semble avoir ne sais
quoi de maigre et d'étrange, tant és choses, comme és termes et
paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'étonner à
l'entrée, ni lâchement se décourager, ains faut essayer tout, en
persévérant, et désirant toujours de tirer outre, et passer en avant,
en attendant que le temps améne celle familiere connaissance et
accoutumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soi-même est beau
et honnête: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle
une clarté et lumière grande à ce que l'on apprend, et engendrera un
ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lâche et
misérable, qui se peut adonner et mettre à suivre autre vie, en se
départant, à faute de coeur, de l'étude de la philosophie: bien peut il
être à l'aventure, que les jeunes gens, non encore expérimentés,
trouvent au commencement des difficultés qu'ils ne peuvent comprendre
és choses, mais si est-ce pourtant que la plupart de l'obscurité et de
l'ignorance leur vient d'eux-mêmes, et par façons de faire toutes
diverses commettent une même faute. Car les uns, pour une révérence
respectueuse qu'ils portent au disant, ou pource qu'ils le veulent
épargner, ne l'osent interroger, et se faire entièrement déclarer son
discours, et font signe de l'approuver par signe de la tête, comme
s'ils l'entendaient bien: les autres à l'opposite, par une importune
ambition et vaine émulation de montrer la promptitude de leur esprit
contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils
l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces
premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils
n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se
fâchent eux-mêmes et demeurent en doute et perplexité, et que
finablement ils sont une autre fois contraints, avec plus grand
vergongne de fâcher ceux qui ont jà discouru, en recourant après et
leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et
presomptueux, qu'ils sont contraints de pallier, déguiser et couvrir
l'ignorance qui demeure toujours avec eux. Parquoi rejetants arrière de
nous toute telle lâcheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit,
d'apprendre, et comprendre en notre entendement les profitables
discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire
supportons doucement les risées des autres, qui seront, ou penseront
être, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes
et Xenocrates étant un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons
d'école, ne fuyaient pas à apprendre pour cela, ni ne s'en
descourageaient pas, ains se riaient et se moquaient les premiers
d'eux-mêmes, disants qu'ils ressemblaient aux vases qui ont le goulet
étroit, et aux tables de cuivre, pource qu'ils comprenaient
difficilement ce qu'on leur enseignait, mais aussi qu'ils le retenaient
sûrement et fermement: car il ne faut <p 30v> pas seulement, ce
que dit Phocylides,
Souvent se doit laisser circonvénir
celui qui veut bon enfin devenir,
ains faut assi se laisser moquer, endurer des hontes, des piqueures,
des traits de gaudisserie, pour repousser de tout son effort et
combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en
nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour être
d'appréhension tardive, en sont importuns, fâcheux et chargeans: car
ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé,
se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouï, ains donnent le travail
au docteur qui lit, en lui demandant et l'enquérant souvent d'une même
chose, ressemblants aux petits oiselets qui ne peuvent encore voler, et
qui bâillent toujours attendants la becquée d'autrui, et voulants que
l'on leur baille jà tout masché et tout prêt. Il y en a d'autres qui
cherchants hors de propos la réputation d'être vifs d'entendement et
attentifs à ouïr, rompent la tête aux docteurs lisans, à force de
caqueter et de les interrompre, en leur demandant toujours quelque
chose qui n'est point nécessaire, et cherchants des demontrations là où
il n'en est point de besoin: et par ainsi,
Le chemin court de soi en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres
assistants. Car en arrêtant ainsi à tous coups le philosophe
enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins
que quand on va par les champs ensemble, ils empêchent la continuation
de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et
arrêtée. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne
moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des
bêtes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les
poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je
conseillerais à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que
retenants les principaux points du discours, ils composent eux-mêmes à
part le reste, et qu'ils exercent leur mémoires à trouver le demeurant:
et que prenants en leur esprit les paroles d'autrui, ne plus ne moins
qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent,
pource que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoin d'être
rempli seulement, ains plutôt a besoin d'être échauffé par quelque
matière qui lui engendre une émotion inventive, et une affection de
trouver la vérité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un ayant affaire
de feu en allait chercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau
et grand, il s'y arrêtait pour toujours à se chauffer, sans plus se
soucier d'en porter chez soi: aussi si quelqu'un allant devers un autre
pour l'ouïr discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ni
son esprit propre, ains prenant plaisir à ouïr seulement, s'arrête à
jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion
seulement, ne plus ne moins que l'on fait une rougeur et une lueur de
visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au
reland du dedans de son âme, il ne l'échauffe ni ne l'esclarcit point
par la philosophie. Si doncques il est besoin encore de quelque autre
precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut
qu'en se souvenant de celui que je viens de dire, il exerce son
entendement à inventer de soi-même, aussi bien comme à comprendre ce
qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soi une
habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour savoir
réciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vrai
philosophe, faisant son compte que le commencement de bien vivre, c'est
être blâmé et moqué.<p 31r>
IV. De la Vertu Morale.
1. Notre intention est d'écrire et traiter de la Vertu que l'on appelle
et que l'on estime Morale, en quoi principalement elle diffère de la
contemplative, pource que elle a pour sa matière les passions de l'âme,
et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle
subsiste. A savoir si la partie de l'âme qui la reçoit, est nantie et
ornée de raison qui lui soit propre à elle, ou si elle en emprunte
l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si
c'est comme les choses qui sont mêlées avec d'autres meilleures, ou
bien si c'est pource que ce qui est sous le gouvernement et sous la
domination d'autrui, semble participer de la puissance de ce qui lui
commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu
subsiste et demeure en être sans aucune matière ni mêlange, j'estime
qu'il soit assez manifeste. Mais premièrement je crois qu'il vaudra
mieux réciter sommairement en passant, les opinions des autres
Philosophes, non par manière de narration historiale seulement, ains
plutôt afin que les opinions des autres exposées, la nôtre en soit plus
claire à entendre, et plus certaine à tenir.
2. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ôtait toute
pluralité et toute différence de vertus, pource qu'il tenait qu'il n'y
en avait qu'une toute seule, laquelle s'appellait de divers noms,
disant que c'était une même chose qui s'appellait tempérance, force,
justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal
raisonnable. Ariston natif de Chio tenait aussi, qu'en substance il n'y
avait qu'une seule vertu, laquelle il appellait Santé, mais selon
divers respects il y en avait plusieurs différentes l'une de l'autre,
comme qui appellerait notre vue quand elle s'applique à regarder du
blanc, Leucothée: et à regarder du noir, Melanthée: et ainsi des autres
choses semblables. Car la vertu (disait-il) qui concerne ce qu'il faut
faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui règle la
concupiscence, et qui limite ce qui est modéré et opportun és voluptés,
se nomme tempérance: et celle qui concerne les affaires, et contrats,
que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne
moins qu'un couteau est toujours le même, mais il coupe tantôt une
chose et tantôt une autre: et le feu agit bien en diverses et
différentes matières, mais c'est toujours par une même nature. Et
semble que Zenon même le Citieïen panche un petit en cette opinion-là,
quand il définit que la prudence qui distribue à chacun ce qui lui
appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut élire ou
fuir, tempérance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux
qui le défendent en telle opinion, disent que par la prudence il
entendait la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa
vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim,
comme disait Platon, et toute une ruchée par manière de dire, de
vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement
clemence: aussi fait de gracieux grâce, de bon bonté, de grand
grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries,
gentillesses, courtoisies, et joyeusetés, qu'il mettait au nombre des
vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en
fut besoin. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux,
qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la
principale partie de l'âme, que est la raison, et supposent cela comme
chose toute confessée, toute certaine et irrefragable: et n'estiment
point qu'il y ait en l'âme de partie sensuelle et irraisonnable, qui
soit de nature différente de la raison, ains pensent que ce soit
toujours une même partie et substance de l'âme, celle qu'ils appellent
principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change
en tout, tant <p 31v> és passions, comme és habitudes et
dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu,
et qui n'a en soi rien qui soit irraisonnable, mais que l'on l'appelle
irraisonnable quand le mouvement de l'appétit est si puissant, qu'il
demeure le maître, et pousse l'homme à quelque chose déshonnête, contre
le jugement de la raison: car ils veulent que la passion même soit
raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et
pervers jugement. Tous ceux-là me semblent avoir ignoré, que chacun de
nous est véritablement double et composé, au moins n'ont-ils connu, que
cette première composition de l'âme et du corps, qui est manifeste à
tous, mais l'autre composition et mixtion de l'âme, ils ne l'ont point
entendue: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et mêlange en
l'âme même, et quelque diversité de nature et différence entre la
partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'était presque un
autre second corps par nécessité naturelle mêlé et attaché à la raison:
il est bien vraisemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce
que l'on peut conjecturer par la diligence grande qu'il a employée en
la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'adoucir, dompter et
apprivoiser, comme s'apercevant bien, que toutes les parties d'icelle
n'étaient pas obéissantes ne sujettes à doctrine, ni aux sciences, de
manière que par la seule raison on les pût retirer de vice, et qu'elles
avaient besoin de quelque autre manière d'apprivoisement et de
persuasion, autrement qu'il serait impossible à la philosophie de venir
à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout évident et tout certain,
que Platon a très bien entendu, que l'âme ou la partie animée de ce
monde, n'est point simple, ains est mêlée de la puissance du même, de
l'autre, parce que d'une part elle se régit et tourne toujours par un
même ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle
est divisée en cercles, sphères, et mouvements à demi contraires au
premier, vagabons et errans, en quoi est le principe des diversités des
générations qui se font en la terre. Aussi l'âme de l'homme étant part
et portion de celle de l'univers, et composée sur les nombres et
proportions d'icelle, n'est point simple ni d'une seule nature, ains a
une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de
la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer
en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et désordonnée
d'elle-même, si elle n'est régie et conduitte d'ailleurs. Et cette-ci
derechef se sousdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle
corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adhèrente
tantôt à la partie corporelle, et tantôt à la spirituelle, et au
discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or connait on
la différence de l'une et de l'autre en ce principalement, que la
partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et
irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et différentes de
la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à
ce qui est très bon. Aristote a supposé ces principes là bien
longuement plus que nul autre, comme il appert par ses écrits, mais
depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les
confondant toutes deux en une, comme étant l'ire une convoitise et
appétit de vengeance, mais toujours a il tenu, que la partie sensuelle
et brutale était totalement distincte et divisée de l'intellectuelle et
raisonnable, non qu'elle soit du tout privée de raison, comme l'est la
vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, parce que celle-là
étant du tout sourde, ne peut ouïr la raison, et est un germe qui
procède de la chair, et tient toujours au corps: mais la sensuelle ou
concupiscible, encore qu'elle soit destituée de raison propre à elle,
si est ce néanmoins, qu'elle est apte et idoine à ouïr et obéir à la
partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se
ranger à ses preceptes, pourvu qu'elle ne soit point gâtée à fait, et
corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissolue.
Et s'il y en a qui s'émerveillent et qui trouvent <p 32r>
étrange, comment une partie peut être irraisonnable, et néanmoins
obéissante à la raison: ceux-là ne me semblent pas bien comprendre la
force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques
où elle passe et pénétre à commander, conduire, et guider, non par
dures ni violentes contraintes, mais par molles et douces inductions et
persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde.
Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties
irraisonnables du corps, mais aussi tôt qu'il y a en l'esprit un
mouvement de volonté, comme ayant la raison tant soit peu secoué la
bride, tous s'étendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr:
si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou
jeter quelque chose, les mains sont incontinent prêtes à mettre en
oeuvre. Le poète Homere même nous donne bien clairement à connaître la
convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties
privées du discours de raison, par ces vers,
Ainsi baignait de larmes son visage
Penelopé, en plorant le veuvage
De son époux tout joignant d'elle assis:
Mais Ulysses en son esprit rassis
Se sentait bien attainct de pitié tendre,
Voyant ainsi tant de larmes épandre
Celle que plus il aimait cherement:
Et toutefois il tenait sagement
Ses pleurs cachés, et dessous les paupieres
Fermes étaient de ses yeux les lumières,
Sans plus siller, que si leur dureté
De roide fer ou de corne eût été.
tant il avait rendu obéissants au jugement de la raison et les esprits,
et le sang, et les larmes. Cela même montrent aussi clairement les
parties naturelles, qui se retirent, et par manière de dire,
s'enfuient, sans se bouger ni emouvoir, quand nous approchons des
belles personnes que la raison ou la loi nous défendent de toucher. Ce
qui advient encore plus évidemment à ceux, qui étant devenus amoureux
de quelques filles ou femmes, sans les connaître, reconnaissent puis
après que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors
tout soudain la concupiscence cède et fait joug, quand la raison s'y
est interposée, et le corps contient toutes ses parties honnêtement, en
devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent,
que l'on mange quelques viandes de bon appétit sans savoir que c'est,
mais aussi tôt que l'on s'aperçoit, ou que par autre on est averti, que
c'est quelque viande impure, mauvaise et défendue, non seulement on
s'en repent, et en est-on fâché en son entendement, mais aussi les
facultés corporelles s'accordants avec l'opinion, on en prend des
vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus
dessous. Et si ce n'était que j'aurais peur qu'il ne semblast, que
j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions
plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'élargirais à déduire les
psalterions, les lyres, les épinettes, les flûtes, et autres tels
instruments de musique, que l'on a inventés pour accorder et consoner
avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans âmes,
elles ne laissent pas toutefois de s'éjouir ou se plaindre et lamenter
avec eux, ains chantent, s'égayent, voire font l'amour quand et eux,
représentants les affections, les volontés, et les moeurs de ceux qui
en jouent. Auquel propos on dit, que Zenon même allant un jour au
théâtre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantait sur la lyre, dit à
ses disciples: Allons-y, pour ouïr et apprendre quelle armonie et
resonance rendent les entrailles des bêtes, les nerfs, les ossements,
et les bois, quand on les sait disposer par nombres, par proportions,
et par ordre. <p 32v> Mais laissant ces exemples-là, je leur
demanderais volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les
oiseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoutumance,
nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles,
et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et
plaisants et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere,
que Achilles excitait à combattre et les hommes et les chevaux, ils
s'ébahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui
appéte, qui se deult, qui s'éjouit en nous, peut bien obeïr à la
raison, et pour être affectionneée et disposée par elle, attendu
mêmement qu'elle n'est point logée dehors, ni divisée et distincte
d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la
moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ni de ciseau, ains
que elle est toujours attachée à elle, toujours conversant avec elle,
nourrie et duitte par longue accoutumance. Voilà pourquoi les anciens
l'ont bien proprement appelée Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour
nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose,
qu'une qualité imprimée de longue main en celle partie de l'âme qui est
irraisonnable, et est ainsi nommée parce qu'elle prend celle qualité de
la demeure longue, et longue accoutumance, étant formée par la raison,
laquelle n'en veut pas du tout ôter ni desraciner la passion, parce
qu'il n'est ni possible, ni utile, ains seulement lui trace et limite
quelques bornes, et lui établit quelque ordre, faisant en sorte que les
vertus morales ne sont pas impassibilités, mais plutôt règlements et
moderations des passions et affections de notre âme, ce qu'elle fait
par le moyen de la prudence, laquelle réduit la puissance de la partie
sensuelle et passible à une habitude honnête et louable. Parce que l'on
tient que ces trois choses sont en notre âme, la puissance naturelle,
la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commencement,
et par manière de dire, la matière de la passion, comme la puissance de
se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de
s'assurer. La passion après est le mouvement actuel d'icelle puissance,
comme le courroux, la vergongne, l'assurance. Et l'habitude est une
fermeté établie en la partie irraisonnable par longue accoutumance, et
une qualité confirmée, laquelle devient vice quand la passion est mal
gouvernée, et vertu quand elle est bien conduitte et menée par la
raison. Mais pour autant que l'on ne trouve pas que toute vertu soit
une mediocrité, ni ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en
montrer et déclarer la différence, il faut commencer un peu de plus
haut. Toutes les choses sont ou absolument et simplement en leur être,
ou relativement au égard à nous. Absolument sont en leur être, comme la
terre, le ciel, les étoiles, et la mer: relativement au regard de nous,
comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant déplaisant. La
raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui
sont absolument appartient à science, et à contemplation, comme son
object: le second, des choses qui sont relativement au égard à nous,
appartient à consultation et action: et la vertu de celui-là est
sapience, la vertu de cettui-ci, prudence: et y a différence entre
prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation,
et application de la partie contemplative de l'âme, à l'action et au
régime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence
a besoin de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre
et parvenir à sa propre fin: ni aussi de consultation, parce qu'elle
concerne les choses qui sont toujours unes et toujours de même sorte.
Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à savoir
s'il a trois angles egaux à deux droits, ains le sait certainement: et
la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantôt d'une
sorte, et tantôt d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et
stables toujours en un être immuable: aussi l'entendement et âme
speculative exerçant ses functions sur les choses premières et
permanentes qui ont toujours une même nature, et qui ne reçoivent <p
33r> point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la
prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de
confusion, il est forcé qu'elle se mêle souvent des choses fortuites et
casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si
incertaines, et après avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la
main à l'oeuvre, et à l'action, assistée de la partie raisonnable,
laquelle elle tire quand et soi aux actions, car elles ont besoin d'un
instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chaque passion:
mais cet instinct-là a besoin de raison qui le limite, à fin qu'il soit
modéré, à fin qu'il ne passe point outre, ni ne demeure point deçà le
milieu, parce que la partie brutale et passible a des mouvements qui
sont les uns trop véhéments et trop soudains, les autres trop tardifs
et plus lâches qu'il n'appartient. C'est pourquoi nos actions ne
peuvent être bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme
l'on ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le
peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il
ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'ôter
et retrancher tous exces et toutes défectuosités aux passions, parce
que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par
délicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lâche et demeure court
au devoir, et là se treuve la raison active, qui le réveille et
l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la
débordée, étant dissolu et désordonné, et la raison lui ôte ce qu'il a
de trop véhément, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle
imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont
mediocrités entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que
toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et
prudence, qui n'ont besoin aucun de la partie brutale et irraisonnable,
gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du
pensement, non sujettes aux passions, n'étant autre chose qu'une cime
et extrémité de raison affinée, contente de soi, parfaite, et n'ayant
aucun besoin de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle
raison se forme et engendre la très divine et très heureuse science:
mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoin des
passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses
operations, n'étant pas corruption ou abolition de la partie
irraisonnable de l'âme, ains plutôt le règlement et l'embellissement
d'icelle, et est bien extrémité quant à la qualité et à la perfection,
mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité,
ôtant d'un côté ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est
défectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs
sortes, il nous faut définir quel milieu et quelle mediocrité est la
vertu morale. premièrement doncques, il y a un milieu qui est composé
des deux extrémités, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du
noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre
ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de
huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de
nulle des extrémités s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est
indifférent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut être milieu ne
moyen selon pas une de ces interpretations-là, parce qu'elle ne peut
être composition ni mêlange de deux vices, ni ne peut contenir ce qui
est moins, ni être contenu de ce qui est plus que le devoir, et si
n'est point du tout exempté des passibles émotions sujettes au trop et
au peu, et au plus et au moins. Mais plutôt elle est et s'appelle
milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords
des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle
moyenne, pource qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que
l'on appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui
est trop aigue, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi
la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie
irraisonnable de l'âme qui tempere le relâchement ou roidissement, et
le plus et moins qui y peuvent être, réduisant chacune passion à
température moderée pour la garder de faillir. <p 33v> En premier
lieu doncques ils disent, que la force ou prouesse et vaillance est le
moyen et le milieu entre couardise et temérité, desquelles deux
extrémités l'une est exces, et l'autre défaut de la passion d'ire. La
liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre
indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins
de ce qu'il faut és contrats et affaires des hommes, les uns avec les
autres: tempérance milieu entre l'impassibilité insensible, et la
dissolution débordée és voluptés: en quoi principalement et plus
clairement se donne à connaître la différence qu'il y a de la partie
brutale à la partie raisonnable de l'âme: et voit-on évidemment,
qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, parce
qu'autrement il n'y aurait point de différence entre la tempérance et
la continence, et entre l'intempérance et l'incontinence és voluptés et
cupidités, si c'était une même partie de l'âme qui jugeast, et qui
convoitât: mais maintenant la tempérance est quand la raison gouverne
et manie la partie sensuelle et passionnée, ne plus ne moins qu'un
animal bien dompté et bien fait à la bride, le trouvant obéissant en
toutes cupidités, et recevant volontairement le mors. Et la continence
est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la
concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, parce qu'elle n'obéit
pas volontiers, ains va de travers à coups de bâton, forcée par le mors
de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et lui
donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux
donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bêtes de voitture
qui tirent le chariot de l'âme, dont la pire combat, étrive et regimbe
contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher
qui les conduit, étant contraint de tirer à l'encontre, et tenir roide,
de peur que les rênes purpurées, comme dit Simonides, ne lui échappent
des mains. Voila pourquoi ils ne tiennent point que continence soit
vertu entière et parfaite, ains quelque chose moindre, parce que ce
n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec
le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ni
l'appétit n'obéit point volontairement de gré à gré à la raison de
l'âme, ains lui fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement
est rangé sous le joug par force, comme en une sédition civile, là où
les deux parties discordantes se voulants mal, et se faisants la guerre
l'une à l'autre, habitent dedans une même clôture de ville, comme dit
Sophocles,
La cité est pleine d'encensements,
Pleine de chants, et de gémissements.
telle est l'âme du continent, pour le combat et le discord qu'il y a
entre la raison et l'appétit. C'est pourquoi ils tiennent aussi, que
l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins,
mais que l'intempérance est le vice tout entier, pource qu'elle a
l'affection mauvaise et la raison gâtée et corrompue, étant par l'une
poussée à appéter ce qui est déshonnête, et par l'autre induite à mal
juger et consentir à la cupidité déshonnête: de manière qu'elle perd
tout sentiment des fautes et péchés qu'elle commet, là où
l'incontinence retient bien le jugement sain et droit par la raison,
mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle
est emportée comme son propre jugement: aussi est elle différente de
l'intempérance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la
passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en
combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence:
l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit.
L'intemperant est bien aise et se réjouit d'avoir péché, l'incontinent
en a douleur et regret: l'intemperant va gaiement et affectueusement
après sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne
l'honnêteté: et s'il y a différence entre leurs faits et actions, il
n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant
sont tels,
Grace il n'y a ni plaisir en ce monde,
<p 34r> Sinon avec dame Venus la blonde:
Puissent mes yeux par mort évanouir
Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le
reste je l'estime accessoire, quant à moi. celui-là est de tout son
coeur enclin aux voluptés, et miné par dessous: aussi ne l'est pas
moins celui qui dit,
Laisse moi perdre, il me plaît de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gâté et corrompu, depuis qu'il
parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et
différentes,
j'ai le sens bon, mais nature me force. Et cet autre,
Hélas hélas, c'est divine vengeance,
Que l'homme ayant du bien la connaissance,
N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cet autre,
Là le courroux ne peut non plus durer
Ferme, que l'ancre en tourmente assurer
La nave étant fichée dans du sable,
Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ni de mauvaise grâce, l'ancre fichée dedans le
sable, pour signifier la faible tenue de la raison, qui ne demeure pas
fichée et ferme, ains par la lâcheté, et molle délicatesse de l'âme,
laisse aller son jugement: et n'est pas loin aussi de celle comparaison
ce que dit un autre,
Comme une nave attachée au rivage,
Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à
l'acte déshonnête, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la
passion, comme d'un vent violent: car, à dire la vérité, l'intempérance
est poussée par cupidités à pleines voiles dedans les voluptés et
lui-même s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par
manière de dire, de travers, désirant s'en retirer, et repousser la
passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en
l'acte déshonnête, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers
dont il picquait Anaxarchus,
D'Anaxarchus hardie et permanente
La force était comme un chien impudente,
Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
Mais malheureux, comme j'oïs raconter,
Il se jugeait, pource que sa nature
A volupté encline outre mesure
(Dont la plupart de ces Sages ont peur)
Le retirait arrière de son coeur.
Car ni le sage n'est continent, mais temperant: ni le fol incontinent,
mais intemperant, parce que le temperant se plaît et délecte des choses
belles et honnêtes, et l'intemperant ne se fâche et déplaît pas des
déshonnêtes: parquoi l'incontinence convient proprement et ressemble à
une âme sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbêcile,
qu'elle ne peut pas persévérer et demeurer ferme en ce qu'elle a une
fois jugé être le devoir. Voilà doncques les différences qu'il y a
entre l'intempérance et l'incontinence, et aussi entre la tempérance et
la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point
encore abandonné la continence, là où en l'âme temperante tout est
applani: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que
qui verrait l'obéissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont
la partie irraisonnable est unie et incorporée avec la raisonnable, il
pourrait dire,
Alors le vent avait du tout cedé,
<p 34v> Et lui était le calme succedé
Sans nulle haleine, ayant des mers profondes
Dieu appaisé totalement les ondes.
ayant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenés mouvements
des cupidités et passions, et celles dont la nature a nécessairement
besoin, les ayant rendues tellement soupples et obéissantes, amies et
secondantes toutes les intentions et toutes les volontés de la raison,
que ni elles ne courent devant, ni ne demeurent derrière, ni ne font
désordre quelconque par aucune désobéissance,
Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon
escient l'étude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce
que les autres font malgré eux par la crainte des lois, s'abstenants de
satisfaire à leurs appétis désordonnés pour la doute des peines, comme
les chiens pour la peur des coups de bâton, et le chat pour le bruit,
ne regardants seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en
l'âme sentiment d'une telle fermeté et resistance à l'encontre des
cupidités, comme s'il y avait quelque chose qui les combattist, et qui
leur fît tête, il est bien évident: toutefois il y en a qui
maintiennent, que la passion n'est point chose différente ni diverse de
la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux
diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais
que nous ne nous apercevons pas de ce changement, à cause de sa
soudaineté, ne considérants pas ce pendant, que c'est une même sujet de
l'âme, laquelle de sa nature sait convoiter, et se repentir, se
courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose déshonnête attirée par
la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine:
car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables
passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment
non en diverses parties de l'âme, ains en celle qui est la principale,
c'est à savoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont
inclinations, consentements, appétitions, mouvements, et operations
bref qui se changent légèrement en peu d'heure, et dont l'impetuosité
et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et
inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits
enfants. Mais le discours de cos oppositions-là premièrement est
contraire à l'évidence notoire, et au sens commun, car il n'y a
personne qui en soi-même ne sente une mutation de concupiscence en
jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et
voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement
il discoure et juge, qu'il se faille départir de l'amour, et lui
resister, ni derechef aussi ne sort il point du discours et du
jugement, quand il se lâche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors
que par la raison il combat à l'encontre de sa passion, il est encore
actuellement en la passion: et semblablement à l'heure même qu'il se
laisse vaincre de la passion, il vcait et connait par le discours de la
raison, le péché qu'il commet: de manière que ni par la passion il ne
perd point la raison, ni par la raison il n'est point délivré de la
passion, ains branslant tantôt en un côté, et tantôt en l'autre, il
demeure neutre, mitoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui
estiment, que la principale partie de l'âme soit maintenant la
cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité,
ressemblent proprement à ceux qui voudraient dire, que le veneur et la
bête sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se
changeât tantôt en une bête, et tantôt en un veneur: car, et ceux là en
chose toute évidente ne verraient goutte, et ceux-ci parlent contre
leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent réelement et de fait en
eux-mêmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de
deux l'un contre l'autre. Pourquoi doncques (disent-ils) ce qui
délibére, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est
simple et seul? C'est bien allégué, répondrons nous, mais l'evenement
<p 35r> et l'effet en est tout différent: car ce n'est pas la
prudence de l'homme qui combat contre soi-même, ains se servant d'une
même puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments:
ou plutôt, dirons nous, c'est un même discours employé en divers sujets
et matières différentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ni de
regret aux discours qui sont sans passion, ni ne sont point les
consultants forcés de tenir une des parties contraires, contre leur
propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrètement
quelque passion attachée à l'une des parties, comme qui ajouterait sous
main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient
bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que
se contrarie à soi-même, ains est quelque passion secrète qui repugne à
la ratiocination, comme quelque ambition, quelque émulation, quelque
faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours
de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles
se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la
sentence de ces vers d'Homere,
Honte ils avaient du combat rejeter
Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
Souffrir la mort est chose douloureuse,
Mais renommée on acquiert glorieuse:
Craindre la mort est une lâcheté,
Mais il y a à vivre volupté.
Voilà pourquoi au jugement des proces, les passions qui s'y coulent,
sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des
Rois, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas,
ni ne défendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se
laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité.
C'est pourquoi és cités qui sont gouvernées par un Senat, les
Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et
advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison
n'étant empêché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et
juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le
plaisir ou déplaisir y engendre combat et dissention à l'encontre de ce
que l'on juge être bon. Qu'il soit ainsi, pourquoi est-ce, qu'aux
disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenés
avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote
même, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque avis qu'ils
avaient approuvés, sans regret ne fâcherie quelconque, mais plutôt avec
plaisir, pource qu'en la partie speculative de l'âme, il n'y a aucune
contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'âme
se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en
entremêler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tôt que la
vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le
mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'âme se repose, et
demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsl les
dicours de la ratiocination, ausso tôt que la vérité lui apparait,
encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant
qu'en lui est, non ailleurs, la faculté de croire ou décroire, là où
les conseils et délibérations d'affaires, les jugements et arbitrages,
pour la plupart étant pleins de passions, rendent le chemin mal aisé,
et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrêtée et empêchée
par la partie irraisonnable de l'âme, qui lui resiste, en lui mettant
au-devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou
cupidité, de quoi le sentiment est le juge, touchant à l'une et à
l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne défait pas pour
cela l'autre, ains la tire à soi malgré elle par force, comme celui qui
se tance et se reprend soi-même, pour être amoureux, use du discours de
sa raison contre sa passion, étant tous les deux ensemble actuellement
dedans son âme, ne plus ne moins que si avec la main il réprimait et
repoussait l'autre partie enflammée d'une fiévre de passion, sentant
les deux parties réelement se battants l'une contre l'autre dedans
soi-même: là où és disputes et inquisitions non passionnées, telles que
sont celles de l'âme speculative et contemplative, si les deux parties
se trouvent <p 35v> égales, il ne se fait point de jugement, ains
y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrêt de
l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demeurant suspendu entre
deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des
opinions, la plus forte dissout l'autre, sans qu'elle en devienne
marrie, ni qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Bref là
où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à
l'autre, ce n'est pas que l'on sente deux divers sujets, mais un seul
en diverses appréhensions et imaginations. Mais quand la partie brutale
combat à l'encontre de la raisonnable, étant telle qu'elle ne peut ni
vaincre ni être vaincue, sans regret et douleur, incontinent cette
bataille divise l'âme en deux, et rend cette diversité toute évidente
et manifeste. Si ne connait-on pas seulement à ce combat, qu'il y a
différence entre la source de la passion, et celle de la raison, mais
aussi à ce qui s'en ensuit, parce que l'on peut aimer un gentil enfant
et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se
peut faire que l'on use de courroux injustement à l'encontre de ses
propres enfants, ou de ses peres et meres, et que l'on en use aussi
justement pour ses enfants, et pour ses peres et meres, à l'encontre
des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat
et la différence de la passion d'avec le discours de la raison, aussi
là sent-on ici de l'obéissance et de la suite de la passion qui se
laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient
souvent qu'un homme de bien épouse une femme selon les lois, en
intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honnêtement:
mais puis après, la longue conversation par laps de temps y ayant
imprimé la passion d'amour, il aperçait en son entendement, qu'il la
cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avait proposé du commencement.
Et les jeunes gens qui rencontrent des maîtres et precepteurs gentils,
les suivent et les caressent du commencement pour l'utilité qu'ils en
reçoivent, mais par trait de temps puis après, ils les aiment
cordialement: et au lieu qu'ils leur étaient familiers et assidus
disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il
envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliés: car du
commencement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de
quelque honnêteté: mais puis après nous ne nous donnons garde, que nous
les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la
partie de l'âme qui est le sujet des passions. Et celui qui a dit le
premier ce propos,
Il y a deux hontes, l'une louable,
L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne montre il pas manifestement, qu'il avait en soi-même souvent
expérimenté, que cette passion lui avait, par dilayer contre raison, et
différer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles
occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques ici se rendants pour
l'évidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté
joie, et peur circonspection: en quoi on ne les saurait pas justement
reprendre de ces deguisemens là de noms honnêtes, pourvu qu'ils
appellassent les mêmes passions, quand elles se rangent à la raison de
ces honnêtes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces
fâcheux ici. Mais quand étant convaincus par larmes qu'ils épandent,
par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils
appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sais quelles morsures et
contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour
cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils
inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que
vraies, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidants pour néant
s'exempter et éloigner des choses par les changemens et déguisements
des noms: et toutefois eux-mêmes appellent encore ces joyes là, ces
promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est
à dire, bonnes affections ou droites passions, et non pas
impassibilités, usants en cet endroit des noms ainsi comme il
appartient. <p 36r> Car il se fait alors une droitture de
passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et ôter du
tout les passions, mais à les règler et bien ordonner en ceux qui sont
sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils
ont jugé qu'il leur faut aimer père et mère, et au lieu d'une amie ou
d'un ami? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire,
s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur
bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'était une même chose que
la passion et le jugement, il faudrait que aussi tôt comme l'on aurait
jugé, qu'il serait besoin d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr
s'en ensuivît incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient,
parce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à
d'autres elle repugne: parquoi eux-mêmes forcez par la vérité des
choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains
seulement celle qui émeut l'appétition forte et véhémente, confessants
par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle
qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue,
et ce qui est remué. Chrysippus mêmes en plusieurs passages définissant
que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes
et idoines à suivre l'election de la raison: par où il montre
évidemment, qu'il est contraint de confesser et avouer, que c'est autre
chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en
n'obtemperant pas, que ce qui est suivi, ou non suivi. Et quant à ce
qu'ils tiennent que tous péchés sont egaux, et toutes fautes égales, il
n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le réfuter: mais bien
dirai-je en passant, que en la plupart des choses ils se trouveront
repugner et resister à la raison, contre l'apparence et évidence toute
manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se
devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il
certainement de grandes différences entre les passions selon plus et
moins: car qui dirait que la peur de Dolon fut égale à celle d'Ajax,
qui regardait toujours derrière lui, et se retirait au petit pas
d'entre les ennemis,
L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de
Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut
tuer lui-même? Car les douleurs et regrets croissent infiniment quand
c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus
grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de
l'espérance: comme, pour exemple, si un père qui s'attendait de voir
son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison,
là où on lui donne la gehenne fort étroit, ainsi que Parmenion entendit
de son fils Philotas. Et qui dirait que le courroux de Nicocreon à
l'encontre de Anaxarchus ait été pareil à celui de Magas à l'encontre
de Philemon, tous deux ayants été injuriés et outragés de paroles par
eux? car Nicocreon fit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de
fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le
tranchant de l'épée nue sur le col de Philemon, sans lui faire autre
mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoi Platon appelle l'ire et
le courroux, les nerfs de l'âme, pour donner à entendre qu'ils se
peuvent lâcher et roidir. Pour repousser ces objections là, et autres
semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions
ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais
que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines
contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et
toutefois encore y a il différence, quant aux jugements, parce que les
uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que
c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jeter
du haut des rochers dedans la mer, pour en échapper. Les uns tiennent
que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien:
les autres disent, qu'il y a sous la terre des maux éternels, et des
punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et
qui est selon nature: <p 36v> aux autres il semble, que c'est le
souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent
de rien, ni les enfants, ni les états, non pas
La Royauté, qui l'homme égale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mêmes ne servent de rien, et sont
inutiles, si elles ne sont accompagnées de la santé: de sorte qu'il
appert, que aux jugements mêmes on erre plus et moins: mais il n'est
pas maintenant à propos de réfuter cela, seulement faut-il de là
prendre ce qu'ils confessent eux-mêmes, qu'il y a une partie du
jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme
la passion plus grande et plus véhémente, contestants de voix et de
parole, et ce pendant confessants de fait la chose à ceux qui
maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'âme est
différente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son
livre qu'il a intitulé Anomologie, après qu'il a dit, que la colère est
aveugle, et qu'elle nous empêche de voir bien souvent ce qui est tout
évident, et qu'elle offusque et se met au-devant de ce que l'on sait
parfaitement, un peu après il dit: «Car les passions qui surviennent
chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si l'on était
d'autre avis, ils poussent l'homme à faire de contraires actions.» Puis
il allégue le témoignage de Menander,
O moi chetif, hélas, en ce temps là
Que je choisy non ceci, mais cela!
En quel endroit de toute ma personne
était logé ce qui en moi raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal
raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se
gouverner par icelle, nous la rejetons néanmoins en arrière par une
autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes,
ce qui advient du debat de la passion à l'encontre de la raison: car ce
serait une moquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fut meilleur et
puis après pire que soi-même, ou qu'il fut maître et maîtrisé tout
ensemble de soi-même, si ce n'était pource que naturellement un chacun
de nous est double, et qu'il a en soi une partie meilleure et une autre
pire: ainsi celui qui rend la pire partie sujette et obéissante à la
meilleure, est continent, et meilleur que soi-même: mais celui qui
souffre que la partie brutale et irraisonnable de son âme commande, et
aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celui là est
incontinent, et pire que soi-même, faisant contre nature, d'autant que
selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche
devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prend sa
naissance du corps même, et auquel elle ressemble, de sa proprieté
participant, ou pour mieux dire étant pleine des passions du corps
même, auquel elle est adjointe: ainsi que témoignent et déclarent tous
ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et
corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relâchemens des
mutations du corps. Voilà pourquoi les jeunes hommes sont prompts,
hardis, et en leurs appétits bouillans, jusques à en être presque
furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au
contraire, la source de concupiscence, qui est au foie, s'éteint, et
devient faible et imbêcile, et à l'opposite la raison vient en force et
vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnée vient à
s'amortir avec le corps: et c'est cela même qui dispose la nature des
bêtes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droites ou
perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes
sont incitées à faire effort, et se mettre en défense contre quelque
péril qui se présente, et les autres sont si éprises de peur et de
frayeur, que l'on ne les saurait jamais assurer, ains les forces qui
sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversités et
différences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de
leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre
quand et les élans des passions, on l'aperçait évidemment par la
couleur pasle en frayeur, <p 37r> par la rougeur de visage, par
le tremblement des jambes, le battement du coeur en colère: et au
contraire aussi, par les espanouissements et élargissements du visage,
quand l'homme est en espérance de quelques voluptés: là où quand
l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se
repose et demeure quoi, n'ayant communication ni participation
quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à
penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science
speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoint la partie
irraisonnable, tellement que par là même il appert clairement, que ce
sont deux parties différentes en facultés et en puissance. En somme, de
toutes les choses qui sont au monde, comme eux-mêmes le disent, et
comme il est aussi tout évident, les unes sont régies et gouvernées par
habitude, les autres par nature: les unes par l'âme sensuelle et
irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement:
dequoi l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces
différences: car il est contenu par habitude, et nourri par nature, et
use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est
irraisonnable: et est née avec lui, non venue ni introduitte
d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par
conséquent lui est nécessaire: et pour ce ne la faut pas ôter ni
déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la régir et gouverner.
Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis fit Lycurgus le
Roi de Thrace, qui fit couper les vignes pour autant que le vin
enivrait: ni ne faut pas qu'elle retranche tout ce qu'il y peut avoir
de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains
faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des
bonnes plantes et arbres fruitiers, c'est de resequer ce qu'il y a de
sauvage, et ôter ce qu'il y a de trop, et au demeurant cultiver ce
qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enivrer, ne répandent
pas le vin en terre: ni ceux qui craignent la violence de la passion,
ne l'ôtent pas du tout, ains la tempèrent: comme l'on dompte bien la
fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de
sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles
sont bien domptées et bien duittes à la main, sans enerver ni du tout
couper à la racine la partie de l'âme qui est née pour seconder et
servir,
Le cheval est pour servir à la guerre:
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Au fier sanglier, qui de tuer menace,
Faut un levrier hardi qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretènement des passions est encore bien plus
utile que toutes ces bêtes-là, quand elles secondent la raison, et
servent à roidir les vertus, comme l'ire moderée sert à la vaillance,
la haine des méchants sert à la justice, l'indignation à l'encontre de
ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur élevé de folle
arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoin d'être
réprimé, et n'y a personne qui voulût, encore qu'il se pût faire,
séparer l'indulgence de la vraie amitié ou l'humanité de la
misericorde, ni le participer aux joyes et aux douleurs de la vraie
bienvueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux
qui voudraient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreraient
grandement, assi peu feraient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est
convoitise d'avoir, voudraient éteindre, et blâmeraient toute cupidité:
et feraient ne plus ne moins, que ceux qui voudraient empêcher que l'on
ne courût, pource que l'on choppe quelquefois en courant: et que l'on
ne tirât jamais de l'arc, pource que l'on faut aucunefois à donner au
blanc: et comme si quelqu'un ne voulait jamais ouïr chanter, pour
autant que le discorder lui déplairait: car ainsi comme la musique ne
fait pas l'armonie de l'accord, en ôtant le bas et le haut de la voix:
ni la médecine ne ramène pas la santé és corps en ôtant le <p
37v> chaud et le froid, mais en les temperant et mêlant ensemble par
bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs,
quand par la raison il y a une mediocrité et moderation empreinte és
facultés et mouvemens des passions, parce que l'excessive joie,
l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et
inflammation du corps, non pas la joie ni la tristesse, simplement.
Voilà pourquoi Homere dit sagement,
L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
ni pour effroi ne change de couleur.
Car il n'ôte pas la peur simplement, mais l'excessive peur, afin que
l'on ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperée, ni que
l'assurance soit temérité. Ainsi faut-il aux voluptés retrancher la
trop véhémente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des
méchants: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais
temperant, et juste, non point cruel: là où si l'on ôte de tout point
entièrement les passions, encore qu'il fut possible de le faire, on
trouvera que la raison en plusieurs choses demeurera trop lâche et trop
molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer,
quand le vent lui défaut. Ce que bien entendants les legislateurs és
établissemens de leurs lois et polices, y mêlent des emulations et
jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis
ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des
tabourins et trompettes, les autres avec des flûtes et semblables
instrumens de musique. Car non seulement en la poésie, comme dit
Platon, celui qui sera épris et ravi de l'inspiration des Muses, fera
trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il
soit, digne d'être moqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnée
et divinement inspirée est invincible, et n'y a homme qui la pût
soutenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux
inspirent aux hommes belliqueux,
Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
Le coeur du Roi, que dedans il souffla. Et cet autre,
Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
Qu'il est si fort au combat furieux.
ajoutant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de
la passion qui la pousse, et qui la porte. Et nous voyons que ces
Stoïques ici, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent
les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tancent de bien
severes paroles et aigres répréhensions, à l'un desquels est adjoint le
plaisir, et à l'autre le déplaisir, parce que la répréhension apporte
repentance et vergongne, dont l'une est comprise sous le genre de
douleur, et l'autre sous le genre de crainte: aussi usent-ils de
ceux-là principalement aux corrections et répréhensions. C'est pourquoi
Diogenes, un jour que l'on louait hautement Platon, «Et que trouvez
vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, vu qu'en si long
temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fâché
personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les
anses de la philosophie, comme soûlait dire Xenocrates, comme le sont
les passions des jeunes gens, c'est à savoir la honte, la cupidité, la
repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la
raison et la loi venants à toucher avec une touche discrette et
salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la
droite voie: tellement que le Paedagogue Laconien répondit très bien,
quand il dit, qu'il ferait que l'enfant qu'on lui baillait à gouverner
se réjouirait des choses honnêtes, et se fâcherait des déshonnêtes: qui
est la plus belle et la plus magnifique fin, qui saurait être de la
nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.<p
38r>
V. Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillements qui échauffent l'homme, et
toutefois ce ne sont-ils pas qui l'échauffent, ne qui lui donnent la
chaleur, parce que chacun d'iceux vêtements à part soi est froid: de
manière que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer
souvent de draps et de couverture, pour se rafraîchir: mais
l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joint et serré, arrête
et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soi-même, et
empêche qu'elle ne se répande parmi l'air. Cela même étant és choses
humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logés en
belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et
qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront
joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procède point
du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à
toutes choses qui sont autour de lui joie et plaisir, quand son naturel
et ses moeurs au dedans sont bien composés, parce que c'est la fontaine
et source vive, dont tout ce contentement procède.
La maison est à voir plus honorable,
Où il y a toujours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus agréables, la gloire a plus de lustre et
de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joie
interieure de l'âme y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la
pauvreté, et le bannissement de son pays, et la vieillesse plus
patiemment et plus aisément, si de lui-même il a les moeurs douces, et
le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries
et des parfums rendent les haillons mêmes tous déchirés, bien odorans:
et au contraire, l'ulcère du Duc Anchise rendait une boue de très
mauvaise odeur, ainsi que dit le poète Sophocle,
Son dos étant ulceré de tonnerre,
Boue d'odeur mauvaise dégouttait
Sur son habit qui de fin crespe était.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est douce et aisée: au
contraire, le vice rend les choses qui semblaient autrement grandes,
honorables et magnifiques, fâcheuses, et déplaisantes, quand il est
mêlé parmi, comme témoignent ces vers,
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se trouve: en tout sa femme est la maîtresse,
Elle commande, elle tance sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se défaire d'une mauvaise
femme, pourvu que l'on soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a
point de divorce avec son propre vice, ni moyen d'en être exempt,
délivré de toutes fâcheries, pour demeurer en repos à part soi, en lui
écrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere toujours aux
entrailles de celui qui s'en est une fois emparé, lui demeurant attaché
jour et nuit,
Sans torche ardente en cendres le réduit,
Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fâcheux compagnon par les champs, parce qu'il est
presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il
est friand et gourmand: ennuyeux au lit, pource que de souci, d'ennui,
et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le
sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite,
<p 38v> ce n'est que frayeur et trouble de l'âme pour les songes
épouventables qu'ont ceux qui sont épris de superstition,
Si je m'endors quand mes ennuis me tiennent,
Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la
peur, la colère, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure,
le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a
quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller
à ses appétits désordonnés, ains y resistant et contestant quelquefois:
mais en dormant, étant échappé de la crainte des lois, et de l'opinion
du monde, et se trouvant arrière de toute crainte et de toute honte,
alors il remue toute cupidité, il réveille sa malignité, il déploye son
intempérance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mère,
comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose
vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté
en tout ce qui lui est possible, par illusions et imaginations de
songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ni jouissance de sa
malheureuse cupidité, ains seulement à émouvoir, exciter, et irriter
davantage ses passions et maladies secrètes. En quoi doncques gît et
consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans
ennui, sans peur, et sans souci, s'il n'est jamais content, s'il est
toujours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne
complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux
voluptés de la chair: et au regard de l'âme il n'y peut avoir joie
certaine ni contentement, si tranquillité d'esprit, constance et
assurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans
aucune apparence de tempeste ni de tourmente: ains s'il y a quelque
espérance qui lui rie, ou quelque délectation qui le chatouille,
incontinent soin et solicitude perce, qui comme une nuée vient à
brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or,
assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison
d'esclaves, et toute une ville de tes débiteurs: si tu n'applanis les
passions de ton âme, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu
ne te délivres toi-même de toute crainte et toute solicitude, c'est
tout autant comme si tu versais du vin à un qui aurait la fiévre, ou si
tu donnoir du miel à un qui aurait un flon, ou la maladie qui s'appelle
colère, et si tu apprêtais force viande et bien à manger, à qui aurait
un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourrait
rien digerer, ni retenir viande aucune, et à qui la viande même
apporterait corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les
malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus délicates et plus
exquises viandes qu'on leur saurait présenter, et qu'on s'efforce de
leur faire prendre? puis quand la bonne température du corps leur est
retournée, les esprits nets, le sang doux et la chaleur moderée et
familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout
sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte
une telle disposition à l'âme: et seras alors content de ta fortune,
quand tu auras bien appris que c'est que la vraie honnêteté, et que
c'est que la bonté: tu auras pauvreté en délices, et seras
véritablement Roi, n'aimant pas moins la vie privée et retirée loin de
charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armées et
les grands états à gouverner: et quand tu auras profité en la
philosophie, tu vivras par tout sans déplaisir, et sauras vivre
joyeusement en tout état. La richesse te réjouira, d'autant que tu
auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant
que tu auras moins de souci: la gloire, d'autant que tu te verras
honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.<p
39r>
VI. Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice
et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les
oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs,
et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom
tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'étaient
Hippocentaures, Geants ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où
il n'y ait rien à redire, qui soit entière et parfaite, il ne s'en
pourra point trouver, ni de moeurs tellement composées à tout devoir,
qu'il n'y ait mêlange aucune de passion, ains si par fortune la nature
d'elle-même en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles
sont incontinent offusquées et obscurcies par autres mixtions
étrangères, ne plus ne moins qu'un fruit franc, qui serait alteré par
adjonction de matière et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à
chanter, à baller, à lire et à écrire, à labourer la terre, à piquer
chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vêtir, à donner à boire, à
cuisiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sachent bien faire, s'ils
ne l'ont appris: Et ce, pourquoi toutes ces choses et autres
s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose
casuelle et fortuite, qui ne se pourra ni enseigner ni apprendre? O
bonnes gens, pourquoi est-ce qu'en niant que la bonté se puisse
enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse être? car s'il est
vrai que son apprentissage soit sa génération, en niant qu'elle se
puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques être.
Et toutefois, comme dit Platon, pour être le manche d'une lyre
disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eût frère
qui en fît la guerre à son frère, ni ami qui en prît querelle à son
ami, ni ville qui en entrât en inimitié avec autre ville sa voisine,
jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles
guerres ont accoutumé d'apporter: et ne saurait on dire que pour
occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la
première syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sédition
en aucune cité: ni debat en une maison entre le mari et la femme à
raison de la trame et de l'estaim: et néanmoins jamais homme ne se
mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ni à manier un
livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait auparavant appris: non qu'il fut
autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le ferait,
ains seulement pource qu'il se ferait moquer de lui, parce qu'il vaut
mieux, comme disait Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il
présume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un
mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris?
Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeait gouluement, donna un
soufflet à son paedagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la
faute plutôt à celui qui ne lui avait pas enseigné, qu'à celui qui ne
l'avait pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat
honnêtement, ni prendre la coupe de bonne grâce, qui ne l'aura appris
de jeunesse, ni se garder
D'être goulu, ou friand, ou gourmand,
ni d'esclatter de rire véhément,
ni mettre un pied en croix par-dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une
personne sache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement
des affaires de la chose publique, vivre parmi les hommes, exercer un
magistrat, sans avoir premièrement appris comment il s'y faut comporter
les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à
Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, répondit-il, le
naulage que je paye au marinier, si j'étais par tout.» Ne pourrait on
pas aussi <p 39v> dire, on pert doncques le salaire que l'on
donne aux maîtres et paedagogues, si les enfants par apprentissage ne
deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les
nourrices forment et dressent les membres de leurs enfants avec les
mains, aussi les gouverneurs et paedagogues les prenants au partir des
nourrices, les adressent par accoutumance au chemin de la vertu. Auquel
propos un Laconien répondit sagement à celui qui lui demandait, quel
profit il faisait à l'enfant qu'il gouvernait: «Je fais, dit-il, que
les choses bonnes et honnêtes lui plaisent.» Ils leur enseignent à ne
se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la sauce que
d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser
ainsi sa robe. Que dirait on doncques à celui qui voudrait dire, qu'il
y aurait art de médecine pour guérir une dartre, et un panaris, ou mal
au bout du doigt, et qu'il n'y en aurait point à guérir une pleurésie,
une fiévre chaude, ou une frenesie? ne serait-ce pas tout autant comme
qui dirait, que raisonnablement il y aurait écoles, maîtres, et
preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et
parfaites il n'y aurait qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas
d'aventure seulement? Car ainsi que celui mériterait d'être moqué qui
dirait, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne
l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en serait digne
celui qui maintiendrait, qu'il y eût apprentissage és autres sciences
inferieures, et en la vertu qu'il n'en eût point: Voyez le commencement
du 4. livre d'Herodote. et si ferait le contraire des Scythes, lesquels
ainsi comme écrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin
qu'ils leur tournent et remuent leur lait: et celui-là donnant l'oeil
de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'ôterait à la vertu. Là
où, au contraire, Iphicrates répondit à Callias fils de Chabrias qui
lui demandait par une façon de mêpris, Qu'es-tu toi? Archer, Picquier,
homme d'armes ou cheval léger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais
bien celui qui leur commande à tous.» Digne doncques de moquerie et
impertinent serait celui, qui dirait qu'il y aurait de l'art à tirer de
l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à piquer chevaux, mais qu'à
conduire une armée il n'y en aurait point, et que c'est chose qui se
rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent serait, qui
voudrait dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous
les autres arts seraient de nulle utilité, et ne serviraient de rien.
Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend
utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peut
connaître à ce qu'il n'y aurait aucune grâce en un festin, encore qu'il
y eût de bons et friands cuisiniers, de bons écuyers tranchans, et de
bien adroits échansons, s'il n'y avait un bon ordre et belle
disposition parmi eux.
VII. Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'ami.
PLATON écrit, que chacun pardonne à celui qui dit qu'il
s'aime bien soi-même, ami Antiochus Philopappus, mais néanmoins que de
cela il s'engendre dedans nous un vice, outre plusieurs autres, qui est
très grand: c'est, que nul ne peut être juste et non favorable juge de
soi-même: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il
aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoutumé de longue main à aimer
et estimer plutôt les choses honnêtes, que ses propres, et celles qui
sont nées avec lui cela donne au flatteur la large campagne qu'il y a
entre flatterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour
nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soi-même, moyennant <p
40r> laquelle chacun étant le premier et le plus grand flatteur de
soi-même, n'est pas difficile à recevoir et admettre près de soi un
flatteur étranger, lequel il pense et veut lui être témoin et
confirmateur de l'opinion qu'il a de soi-même: car celui, auquel on
reproche à bon droit, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort
soi-même, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que
toutes choses soient en lui, desquelles la volonté n'est point illicite
ni mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoin d'être
bien retenue. Or si c'est chose divine que la vérité, et la source de
tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut
estimer, que le flatteur doncques est ennemi des Dieux, et
principalement d'Apollo, pource qu'il est toujours contraire à cettui
sien precepte, Connais toi-même: faisant que chacun de nous s'abuse en
son propre fait, tellement qu'il ignore les biens et les maux qui sont
en soi, lui donnant à entendre, que les maux sont à demi, et
imparfaits, et les biens si accomplis, que l'on n'y saurait rien
ajouter pour les emender. Si doncques le flatteur, comme la plupart des
autres vices, s'attachait seulement ou principalement aux petites et
basses personnes, à l'aventure ne serait il pas si mal faisant, ni si
difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne
moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és
bois tendres et doux, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables
natures, sont celles qui plutôt reçoivent et nourrissent le flatteur,
qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides soûlait
dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs
à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à
entretenir grands chevaux, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue:
aussi voyons nous ordinairement, que la flatterie ne suit point les
pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains
qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et
des grands états, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessous
les Royaumes mêmes, et les principautés et grandes seigneuries: ce
n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soin et de solicitude,
que de bien rechercher et considérer la nature d'icelle, à fin qu'étant
bien découverte et entirement connue, elle n'endommage ni ne décrie
point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en
vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tôt
que le sang, duquel ils se soûlaient nourrir, en est éteint: aussi ne
verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne
dont les affaires commencent à se mal porter, et dont le credit s'aille
passant ou refroidissant: ains s'attachent toujours à gens d'authorité
et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont:
mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils
s'écoulent et se tirent arrière. Voilà pourquoi il ne faut pas entendre
cette preuve-là qui est inutile, ou plutôt dommageable et dangereuse:
car c'et une dure chose d'expérimenter en temps qui a besoin d'amis,
ceux qui ne sont pas amis, mêmement quand l'on n'en a pas un vrai et
loyal pour opposer à un faux et déloyal: à raison dequoi il faut avoir
éprouvé l'ami, ne plus ne moins que la monnayé, avant que le besoin
soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoin et à la
nécessité, pource qu'il ne faut pas l'éprouver à son dommage, ains au
contraire trouver moyen de savoir que c'est, de peur d'en recevoir
dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour
connaître la force des poisons mortels, en font eux-mêmes l'essai les
premiers: car ils en ont la connaissance, mais c'est aux dépens de leur
vie, et avec leur mort. Et comme je ne loue pas ceux-là, aussi ne
sais-je ceux qui estiment, que l'être ami soit seulement être honnête
et profitable, et pour cette cause pensent que ceux dont la compagnie
et fréquentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tôt attaincts
et convaincus d'être flateurs: car l'ami ne doit point être déplaisant,
et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ni n'est pas
l'amitié vénérable pour <p 40v> être âpre ou austère, ains au
contraire son honnêteté même et sa gravité est douce et désirable, et
comme dit le poète,
Grace et Amour auprès d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vrai ce que dit Euripide,
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son ami au visage.
pource que l'amitié n'ajoute pas moins de grâce et de plaisir aux
prosperités, qu'elle ôte de douleur et de fâcherie aux adversitez. Et
tout ainsi comme Evenus disait, que la meilleure sauce du monde était
le feu: aussi Dieu ayant mêlé l'amitié parmi la vie humaine, a rendu
toutes choses joyeuses, douces et plaisantes, là où elle est présente
et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se
coulerait en grâce le flatteur par le moyen de volupté, s'il voyait que
l'amitié de sa nature ne reçut et n'admît jamais aucun plaisir? cela ne
se saurait dire ne maintenir. Mais ainsi comme les écus faux, et qui ne
sont pas de bon aloi, représentent seulement le lustre et la spendeur
de l'or: aussi le flatteur contrefaisant seulement la douceur et
l'agréable façon de l'ami se montre toujours guai, joyeux, et plaisant,
sans jamais resister ni contredire. Pourtant ne faut pas soupçonner
universellement, que tous ceux qui louent autrui soient incontinent
flateurs: car le louer quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas
moins à l'amitié, que le reprendre et le blâmer: et à l'opposite, il
n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'être
fâcheux, chagrin, toujours reprenant, et toujours se plaignant: là où
quand on connait une benevolence prête à louer volontiers et largement
les choses bien faites, on en porte plus patiemment et plus doucement
une libre répréhension et correction és choses malfaites, d'autant que
l'on le prend en bonne part, et croit-on que, «Qui loue volontiers, il
blâme à regret.» C'est doncques chose bien fort malaisée, dira
quelqu'un, que de discerner un flatteur d'avec un ami, puis qu'il n'y a
différence entre eux, ni quant à donner plaisir, ni quant à donner
louange: car au demeurant, quand aux menus services et entremises de
faire plaisir, on voit bien souvent que la flatterie passe devant
l'amitié. Nous répondrons, que c'est chose très difficile voirement de
les discerner, si nous prenons le vrai flatteur qui sache bien avec
artifice et dextérité grande mener le métier, et que nous n'estimions
pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisants de table
et poursuivants de repeues franches, qui n'ont jamais audience qu'après
qu'on a lavé les mains à table, ce disait un ancien, soient flateurs,
qui n'ont rien d'honnête, et dont la villanie se manifeste à un seul
plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et méchanceté:
car il n'y aurait pas grande affaire à découvrir un tel truand
escornifleur qu'était Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de
Pheres: lequel répondit un jour à ceux qui lui demandaient comment son
maître Alexandre avait été tue: «d'un coup d'épée, dit-il, qui lui
donnant au côté, a percé jusques à mon ventre:» ni ceux qui ne bougent
jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cherchent
que le broût, comme l'on dit: de sorte qu'il n'y a feu, ni fer, ni
cuivre, qui les pût arrêter ni engarder de se trouver là où l'on disne:
ni de telles femmes qu'étaient jadis en Cypre celles que l'on
surnommait les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis,
après qu'elles furent passées en la terre ferme de la Syrie, furent
appelées Climacides, comme qui dirait échelieres, pour autant qu'elles
se courbaient à quatre pieds, et faisaient échelles de leur dos aux
femmes des Princes et des Rois, quand elles voulaient monter dedans
leurs coches. De quel flatteur doncques est-il difficile, et néanmoins
nécessaire, de se garder? De celui qui ne semble pas flater, et ne
confesse pas être flatteur, que l'on ne trouve jamais alentour d'une
cuisine, que l'on ne surprend jamais mesurant l'ombre, pour savoir
combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r> l'on ne voit
jamais ivre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du
temps sobre, qui est curieux d'entendre et rechercher toutes choses,
qui veut se mêler d'affaires, qui pense qu'on lui doive communiquer des
secrets: et bref qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave,
non pas Satyrique ni Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur
d'amitié. Car tout ainsi que Platon écrit, que «c'est une extréme
injustice, faire semblant d'être juste quand on ne l'est pas:» aussi
faut il estimer, que la flatterie la pire qui soit, est celle qui est
couverte, et qui ne se confesse pas être telle, qui ne se joue pas,
ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire
la vraie amitié même, d'autant qu'elle a ne sais quoi de commun avec
elle, si l'on n'y prend garde de bien près. Il est vrai que Gobrias
s'étant jeté dedans une petite chambre obscure près l'un des tyrants de
Perse, qui s'appellaient Mages, comme qui dirait les Sages, et se
trouvant aux prises bien à l'étroit avec lui, cria à Darius (qui y
survint l'épée nue au poing, et qui doutait de frapper le Mage, de peur
qu'il n'assenât quant et quant Gobrias) qu'il donnât hardiment, quand
il devrait donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en
sorte ne manière du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'ami
quand et l'ennemi:» et qui cherchons à séparer le flatteur d'avec
l'ami, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes:
nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec
ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce
qui nous est agréable et familier, nous ne tombions en ce qui est
nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences
sauvages ou différentes d'espèce, celles qui sont de même forme en
grandeur et grosseur que le froument, se trouvants mêlées parmi, sont
bien malaisées à trier, et séparer d'ensemble avec le crible, d'autant
qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop
petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent
ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié très difficile à
cribler et discerner d'avec la flatterie, d'autant qu'elle se mêle en
tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute
conversation avec elle: car pource que le flatteur voit qu'il n'y a
rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à
l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grâce à force de donner
plaisir, et est tout après à chercher moyen de plaire et de réjouir. Et
d'autant que grâce et utilité accompagnent toujours l'amitié, suivant
l'ancien proverbe qui dit, «Que l'ami est plus nécessaire que ne sont
les éléments de l'eau et du feu:» pour cette cause le flatteur
s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se montrer
toujours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui
lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commencement, c'est
la similitude de moeurs, d'études, d'exercices et d'inclinations: et
bref, s'éjouir et recevoir plaisir ou déplaisir de mêmes choses, c'est
ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les
autres, par une similitude et corrépondance de naturelles affections:
le flatteur se compose comme une matière propre à recevoir toutes
sortes d'impressions, s'étudiant à se conformer et s'accommoder à tout
ce qu'il entreprend, de ressembler par imitation, étant soupple et
dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que l'on
pourrait dire de lui,
Ce n'est le fils d'Achilles, mais lui-même.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en lui,
c'est que voyant comme à la vérité, et selon le dire de tout le monde,
la franchise de parler librement est la propre voix et parole de
l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il
n'y a point d'amitié ni de générosité, il n'est pas celle-là qu'il ne
contreface: ains comme les bons cuisiniers usent quelquefois de jus
aigres, et de sauces âpres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se
saoule, et que l'on ne s'ennuye des douces: aussi les flateurs usent
d'une certaine franchise de parler, qui n'est ni véritable ni
profitable, ains qui par manière de dire guigne de l'oeil en se
moquant, et sans <p 41v> nulle doute ne touche pas au vif, et ne
fait que chatouiller par-dessus: C'est pourquoi le flatteur
véritablement est très difficile à découvrir et surprendre, ne plus ne
moins que les animaux qui de nature ont cet proprieté de muer de
couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils
touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se
cache dessous tant de similitudes q'il a avec l'ami, c'est notre office
en touchant les différences qu'il y a, de découvrir et dépouiller ce
masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autrui, ainsi
que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à lui. Or commençons
doncques à entrer de ce pas en matière. Nous avons déjà dit, que le
commencement de l'amitié en la plupart des hommes est une conformité de
nature et d'inclination, qui aime tous mêmes exercices, et se délecte
de mêmes et semblables occupations: suivant lequel propos on dit en
commun proverbe,
Au vieillard plaît d'un vieillard le langage,
Et de l'enfant à l'enfant de bas âge:
La femme avec l'autre femme convient,
Et le malade au malade survient:
Le malheureux tout de même lamente
Avec celui que fortune tourmente.
Parquoi le flatteur entendant très bien, que c'est chose née avec nous
que prendre plaisir à être avec nos semblables, à communiquer avec eux,
et à les aimer, et essaye premièrement à s'approcher de chacun qu'il
veut envelopper, à se loger près de lui et à l'accôtér, ne plus ne
moins que l'on fait és pâturages une bête sauvage que l'on veut
apprivoiser, se coulant petit à petit près de lui, et s'incorporant
avec lui par mêmes affections, mêmes occupations à choses semblables,
et même façon de vivre, jusques à ce que l'autre lui ait donné prise
sur lui, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser
manier et toucher, blâmant les choses, les personnes et les moeurs
qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira lui
plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et
ébahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine,
comme n'ayant point reçu ces impressions-là par passion, mais par
jugement. Comment donc, et par quelles différences le peut-on adverer,
et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas,
mais qu'il le contrefait? premièrement il faut considérer s'il y a
égalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre
plaisir à mêmes choses, et s'il les loue de même en tout temps, s'il
dresse et compose sa vie à un même moule, ainsi comme il convient à
homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la
sienne: car tel est le vrai ami: là où le flatteur au contraire, comme
celui qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas
d'une vie qu'il ait eleue à son gré, mais qui se forme et compose au
moule d'autrui, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soi-même,
ains variable et changeant toujours d'une forme en une autre, comme
l'eau que l'on transvase, qui toujours coule, et s'accommode à la façon
et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de manière qu'il est en
cela du tout contraire au singe, car le singe en cuidant contrefaire
l'homme, en se remuant et dansant quand et lui, se prend: mais le
flatteur à l'opposite attire et surprend les autres à la pipée, en les
contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre
en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme
lui, et un autre en se promenant avec lui. Car s'il s'attache à un qui
aime la chasse et la vénérie, il sera toujours après lui, criant
presque à haute voix les paroles que dit Phaedra en la Tragoedie du
poète Euripide, qui se nomme Hippolyte,
Mon déduit est à pleine voix
Appeler chiens parmi les bois,<p 42r>
En suivant les cerfs à la trace,
Ainsi des Dieux j'aie la grâce:
et si ne lui chault pas de bête qui soit és forêts, car c'est le veneur
même qu'il veut prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'aventure
il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et
désireux d'apprendre, au rebours il sera du tout après les livres, il
laissera croître sa barbe longue jusques aux pieds, par manière de
dire, se vêtira d'une robe d'étude à la Grecque, sans faire compte de
sa personne, il aura toujours en la bouche les nombres, les angles
droits et les triangles de Platon. Mais s'il lui vient par les mains
quelque faitnéant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chère,
Adonc le sage Ulysses vitement
Met bas le sien déchiré vêtement:
il jette arrière la robe longue d'étude, il vous fait raser sa barbe
comme une moisson stérile, il ne parle plus que de flascons et
bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants
pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traits de moquerie
à l'encontre de ceux qui se travaillent après l'étude de la
philosophie. Ainsi que l'on dit qu'en la ville de Syracuse, quand
Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut épris d'un furieux
amour de la philosophie, le château du tyran fut plein de poussière,
pour la multitude d'étudiants qui tracaient les figures de la
Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à lui, et qui
Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire
grand' chère, à l'amour, à forâtrer, et se laisser aller à toute
dissolution, il sembla qu'ils eussent été ensorcellés et transformés
par une Circé, tant ils furent incontient épris d'une haine des
lettres, oubliance de toute honnêteté, et saisine de toute sottie.
Auquel propos se rapporte le témoignage des façons de faire des grands
flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le
plus grand qui fut onc a été Alcibiades, lequel étant à Athenes jouait,
disait le mot, entretenait grands chevaux, et vivait en toute
galanterie et toute joyeuseté: quand il était en Lacedaemone, il
faisait sa barbe au rasoir, il portait une méchante cappe de gros
bureau, se lavait en eau froide: puis quand il était en Thrace, il
faisait la guerre, et buvait: depuis qu'il fut arrivé devers
Tissaphernes en Asie, ce n'était que délices, superfluité et volupté,
que toute sa vie gagnant ainsi et prenant un chacun, en se transformant
et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantait. Mais ainsi ne
faisait pas Epaminondas, ni Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté
en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie,
ils ne changèrent jamais pourtant, ains reteindrent toujours, et par
tout, ce qui était digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en
parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de même, était
tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel auprès de Dionysius comme
auprès de Dion. Mais qui voudra prendre garde de près, il apercevra
facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et
verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blâmant tantôt une vie
qu'il avait louée naguères, et approuvant une affaire, une façon de
vivre, et une parole qu'il rejetait auparavant: car il ne le connaitra
jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soi, ne qui
aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'éjouisse d'une sienne
propre affection, parce qu'il reçoit toujours, comme un miroir, les
images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autrui:
tellement que si vous venez à blâmer quelqu'un de vos amis devant lui,
il dira incontinent, Vous avez demeuré longuement à le connaître, car
quant à moi, il y a jà long temps q'il ne me plaisait point. Et si, au
contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louer:
Certainement, dira-il aussi tôt, j'en suis bien aise, et vous en
remercie pour l'amour de lui. Si vous dites que vous voulez changer de
façon de <p 42v> vivre, comme vous retirer du maniement des
affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a
jà long temps, dira-il, qu'il le fallait faire, et se tirer hors de ces
troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prend envie de laisser
le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il
répondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne
rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop
bassement et sans honneur. Parquoi il lui faut incontinent mettre
devant le nés,
Tu es soudain tout autre devenu,
Que tu n'étais par ci-devant tenu.
Je n'ai que faire d'ami qui se change ainsi quand et moi, et qui
s'encline en même part que moi, cela est le propre d'un ombre:
j'ai plutôt besoin d'un ami, qui avec moi juge la vérité, et qui
la dise franchement. Voilà l'une des manières qu'il y a pour éprouver
et discerner le vrai d'avec le faux ami. Mais il faut observer une
autre différence qu'il y a entre leurs similitudes, car le vrai ami
n'imite point toutes les conditions ni ne loue point toutes les actions
de celui qu'il aime, ains seulement tâche à imiter les meilleurs: et
comme dit Sophocles,
Il veut aymer, non haïr, avec lui.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honnêtement vivre, non pas errer
ne faillir quand et lui: si ce n'est d'aventure que pour la grande
fréquentation et conversation ordinaire qu'il a avec lui, il ne se
remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et
condition vicieuse, par la longue accoutumance, ne plus ne moins que
par contagion se prend la chassie et le mal des yeux: ainsi comme l'on
écrit, que les familiers de Platon contrefaisaient ses hautes espaules,
et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roi Alexandre son ply du
col, l'âpreté de sa voix: car ainsi prennent la plupart des hommes
l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flatteur
fait tout à la même sorte que le Chamaeleon, lequel se rend semblable,
et prend toute couleur, fors que la blanche: aussi le flatteur és
choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse
rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne
pouvants par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages,
en représentent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des
cicatrices: aussi lui se rend imitateur d'une intempérance, et d'une
superstition, d'une soudaineté de colère, d'une aigreur envers ses
serviteurs, et défiance envers ses domestiques et ses parents, pource
qu'il est de sa nature toujours enclin à ce qui est le pire, et semble
être bien loin de vouloir blâmer le vice, puis qu'il le prend à imiter.
Car ceux qui cherchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et
qui montrent de se fâcher et courroucer des fautes de leurs amis: ce
qui mit en malegrâce de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et
Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine:
mais le flatteur veut être estimé ensemble autant loyal et fidele comme
plaisant et agréable, de manière que pour la vehemence de son amitié,
il ne s'offense pas même des choses mauvaises, ains est en tout et par
tout de même inclination et de même affection: en sorte que des choses
fortuites et casuelles, qui advienent sans notre volonté et conseil, il
en veut avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit
maladif, il fait semblant d'être sujet à mêmes maladies: et dira que la
vue lui baisse fort, et qu'il a l'ouie dure, s'il fréquente avec gens
qui soient à demi aveugles ou à demi sourds: comme les flateurs de
Dionysius qui ne voyait presque goutte, s'entrehurtaient les uns les
autres, et faisaient tomber les plats de dessus la table, pour dire
qu'ils avaient mauvaise vue. Les autres pénétrants encore davantage au
dedans, mêlent leurs conformités jusques aux plus secrètes passions.
Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunés en
femmes, ou qu'ils soient en quelque défiance de leurs propres enfants,
ou de leurs <p 43r> domestiques, eux-mêmes ne s'épargneront pas:
et commenceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres
enfants, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en
allégueront quelques occasions qui vaudraient mieux tues que dites: car
cette semblance les rend plus affectionnés l'un à l'autre par
compassion: ainsi les flatés cuidants avoir reçu d'eux comme un gage de
loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de
secret, et l'ayant ainsi laissé échapper, ils sont puis après
contraints de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner
à connaître qu'ils se défient aucunement de leur foi, jusques là, que
j'en ai connu un qui repudia sa femme, pource que celui qu'il flatait
avait fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il allait
secrètement et envoyait devers elle: ce qui fut aperçu par la femme
même de son ami: tant peu connaissait la nature du vrai flatteur celui
qui estimait que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la
décrition du cancre que du flatteur,
Tout son corps n'est autre chose que ventre,
Son oeil perçant par tout pénétre et entre,
Un animal qui marche de ses dents.
Car cette figuration est celle d'un escornifleur poursuivant de repeue
franche, et de ces amis de fricassée et de nappe mise, comme dit
Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en
parler plus amplement. Et pour cette heure, ne laissons pas derrière
une grande ruse du flatteur en ses imitations, c'est que s'il
contrefait quelque bonne qualité qui soit en celui qu'il flate, il lui
en cède toujours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y
a jamais émulation de jalousie, ni jamais envie, ains soit qu'ils se
treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement
et modereement. Mais le flatteur ayant toujours en mémoire et
singulière recommandation le seconder, cède toujours en son imitation
l'égalité, confessant être vaincu et demeurer toujours derrière,
excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cède jamais la
victoire à son ami, ains s'il est difficile, il dira de soi-même qu'il
est melancholique: si l'autre est superstitieux, lui sera tout
transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux,
lui sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: lui,
je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnêtes, au
contraire, de lui il dira: le cours bien assez vite, mais vous, vous
volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien auprès
de ce Centaure ici: Je ne suis pas trop mauvais poète, et fais assez
bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moi, c'est à ce Jupiter
ici, en quoi il fait deux choses ensemble, l'une qu'il déclare
l'entreprise de l'autre honnête en ce qu'il l'imite, et sa suffisance
non pareille en ce qu'il confesse en être vaincu. Voilà doncques quant
aux ressemblances, les marques de différence qu'il y a entre le
flatteur et l'ami. Et pour autant que la délectation, ainsi que nous
avons dit par avant, est aussi commune entre eux, pource que l'homme de
bien ne prend pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de néant à
ses flateurs: considérons un peu la différence qu'il y a en cela: le
moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et
l'autre dirige la délectation qu'il donne, ce qui se pourra plus
claiement entendre par cet exemple. Une huile de perfum a bonne odeur,
aussi a quelque drogue de médecine: mais il y a différence en ce, que
l'huile de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la
senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir
de la douce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le
rechauffe, ou qui fait naître la chair. davantage, les peintres bRaient
des couleurs plaisantes et récréatives, et aussi y a il des drogues
medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et
agréables à l'oeil: quelle différence doncques y a-il? Il est tout
évident qu'il ne faut que regarder, pour les savoir discerner, à quelle
fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v> Au cas pareil aussi,
les grâces des amis, parmi l'honnêteté et l'utilité qu'elles ont,
apportent je ne sais quoi qui délecte, ne plus ne moins qu'une fleur
qui parait par-dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et
manger ensemble, d'une risée, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de
sauces pour assaisonner des affaires de pois et de grande conséquence:
auquel propos est dit,
Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
De maints propos plaisants, qu'entre eux ils tiennent.
Et, Rien n'a jamais déjoint notre amitié,
ni nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besogne du flatteur, et le but où il vise, est de
toujours inventer, apprêter et confire quelque jeu, quelque fait, et
quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: bref, pour comprendre
le tout en peu de paroles, le flatteur estime qu'il faille tout faire
pour être plaisant: et le vrai ami faisant toujours et par tout ce que
le devoir requiert, bien souvent plaît, et quelquefois aussi déplaît:
non que son intention soit de déplaire, comme aussi ne le fuit-il pas,
s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le
médecin, s'il voit qu'il soit expédient, jettera du safran ou de la
lavende dedans ses compositions de médecine, voire que bien souvent il
baignera délicatement, et nourrira friandement son patient: et
quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du
Castorium, ou,
Du Polium, de qui la senteur forte,
Puante au nez est d'une étrange sorte.
ou bien il broiera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se
proposant pour sa fin ne là le plaire, ni ici le déplaire, ains
conduisant son malade par diverses voies à un même but, c'est à savoir
ce qui est expédient pour sa santé, aussi le vrai ami aucunefois par
complaire et haut louer son ami, en le réjouissant le conduit à faire
ce qu'il doit, comme celui qui dit en Homere,
ami Teucer de Telamon extrait,
Fleur des Grejois, tire ainsi de son trait. Et ailleurs,
Comment mettrois-je Ulysses en oubli,
Qui de vertu divine est ennobli?
A l'opposite aussi, là où il est besoin de correstion, il le vous tance
avec une parole mordante, et une liberté authorisée d'une affection
soigneuse de son bien,
Menelaus né de divin lignage,
Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoint le fait avec la parole, comme Menedemus faisant
fermer sa porte au fils d'Asclepiades son ami, qui était débauché, et
menait une vie dissolue, et ne le daignant pas saluer, le retira de son
mauvais gouvernement: et Arcesilaus défendit l'entrée de son école à
Battus, pource qu'en une Comoedie qu'il avait composée, il avait mis un
vers qui poignait Cleanthes: mais depuis, en ayant fait satisfaction à
Cleanthes, et s'en étant repenti, il lui pardonna, et le reçut en sa
grâce comme devant. Car il faut contrister son ami en intention de lui
profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de répréhension
picquante, comme d'une médecine préservative, qui sauve la vie à son
patient: ainsi fait le bon ami comme le savant musicien, qui pour
accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lâche les
autres: aussi concède il aucunes choses et en refuse d'autres,
changeant selon que l'honnêteté ou l'utilité le requirent: et est par
ce moyen aucunefois agréable, et par tout utile: mais le flatteur ayant
accoutumé de toujours sonner une seule not