LES OEUVRES MORALES ET MELEES DE PLUTARQUE

Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot





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LES OEUVRES MORALES ET mêlées de Plutarque, Traduites de Grec en François, revues et corrigées en plusieurs passages par Maître Jaques Amyot Conseiller du Roi et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX TOMES, ET ENRICHIES en cette edition de Annotations en marge, avec deux Indices. Le premier des traités, Le second des choses mémorables mentionnées édites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S. Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roi.<p a2r>

 AU Roi TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones Royaux, dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez éternellement: aimez la lumière de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une belle instruction, Sire, et un sage avertissement pour ceux à qui Dieu a mis en main les rênes du gouvernement de ce monde, leur étant adressé par un Roi, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais auparavant n'en avait été de semblable, ni jamais plus, dit l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est provision nécessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Rois, quelques grands, quelques riches et puissants qu'ils soient, ne sont pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir sûrement leur état, et avec laquelle ils ont moyen d'être honorés, et heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre éternellement, eux et ceux qui ont à vivre sous leur obéissance, suivant ce que dit la même sapience. «Le sage Roi est l'établissement, l'appui et assuré fondement de son peuple.» A quoi se rapporte aussi naïvement, ainsi que toute vérité s'accorde à toute vérité, le dire de Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes regneront, ou que les Rois philosopheront, c'est à dire, quand ils feront profession d'aimer la sapience: propos véritablement mémorable, digne d'être souvent recordé et profondement engravé és coeurs des Monarques et Rois, d'autant qu'en ce point-là principalement, à le bien prendre, gît et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et que c'est enquoi les Rois approchent plus près, et ressemblent mieux à la divinité, de pouvoir béatifier et rendre heureux, non une ville seulement, ou un pays particulier, ains tout un monde, par manière de dire, selon l'étendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur état rien de meilleur que de vouloir, ni de plus grand que de pouvoir bien faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant en notre âme deux principales puissances nécessairement concurrentes à toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer, sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et affine le discours de la raison par la connaissance des choses, pour savoir discerner le vrai du faux, le bien du mal, et le droit du tort, afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la volonté pour lui faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont grâces singulières de Dieu, et dons speciaux du saint Esprit, mais plus nécessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser, tant et si souvent recommandée par toute la sainte écriture, que en plusieurs passages elle est honnorée du titre et nom vénérable de Sapience, <p a2v> disant le bon Job, «Sapience est la crainte du Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle est requise à toutes sortes de gens qui désirent traverser la tourmente de cette vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-elle aux Princes souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et sujets, si d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve: mais les Rois qui ne reconnaissent aucun supérieur en ce monde, qui se disent être par-dessus les lois, et avoir plein pouvoir, puissance absolue, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent aller à leurs appétits, qui les en retiendra? étant si difficile de tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitée, ainsi que témoigne ce proverbe ancien,
  Celui auquel ce qu'il veut loit,
  Veut toujours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celui qui est terrible, ce dit le prophète Royal, qui ôte l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices, abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace effroiablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres termes: «La puissance et authorité que vous avés, vous a été donnée de Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pource qu'étants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez pas gardé la loi de Justice, ni n'avez pas cheminé selon sa volonté, il vous apparaitra horriblement, et bientôt, parce qu'il se fera jugement très dur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et de vérité, Sire, qui dût continuellement sonner aux oreilles de tous Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en ce jugement, dont les peut garentir et préserver cette heureuse sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir? C'est lui seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne qui la lui demande avec fermeté de vive foi. Et toutesfois encore y a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme entre autres la lecture des saintes Lettres, qui semble être l'étude propre d'un Roi Treschrestien, suivant cette sentence écrite en la Loi de Moyse: «Après que le Roi sera assis en son trône Royal, il transcrira le livre de cette loi, dont il prendra l'original des mains des Prestres Levitiques, l'aura toujours auprès de soi, et y lira tous les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son Seigneur, à garder ses commandements, et les cérémonies contenues en sa loi.» Plus fructueuse ne plus salutaire étude ne pourrait-il faire, pourvu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun particulier, mais de la tradition et consentement universel de l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit apprendre cette généreuse et bienheureuse crainte inspirée de l'esprit de Dieu, qui lui reigle et dirige sa volonté, la gardant de se déborder, et vaguer en licence effrenée, lui enseignant de n'estimer pas que sa volonté absolue soit raison et justice, ainsi que le flatteur Anaxarchus donnait jadis impudemment à entendre au Roi Alexandre le grand, pour lui faire passer le regret qu'il avait de l'homicide par lui commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et Themis, c'est à dire, droit et justice, estoyent les assesseurs et collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes, que tout ce qui est dit ou fait par le Prince est juste, legitime et droiturier: ains au contraire lui donne à connaître, qu'il doit être sujet à la loi éternelle, Roine des mortels et immortels, comme dit Pindarus, qui est la droite raison, vérité et justice, propre volonté de Dieu seul, obéissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la ligne et la reigle, laquelle étant premièrement droite de soi-même, dresse puis après toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en s'appliquant à elles: parce que tout ainsi comme du chef sourdent et se derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par iceux influe l'esprit animal en toutes les parties du corps humain, sans lequel il ne pourrait exercer aucune function naturelle de sentir ni de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et influence du désir de complaire, les sujets prennent les moeurs et conditions de leur Roi suivant ce que dit un poète,<p a3r>
   Communement la sujette province,
  Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de manière que s'il fait profession de craindre Dieu, d'être sage et vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses sujets premièrement, et puis les autres de main en main, à devenir semblablement dévots envers Dieu, justes envers les hommes, et conséquemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est ignorant et vicieux, il épand la contagion du vice et de l'ignorance par toutes les provinces de son obéissance: ne plus ne moins qu'il est forcé que toutes les copies transcriptes d'un original défectueux ou dépravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoi le grand Cyrus, celui qui premier établit l'Empire des Perses, soûlait dire «qu'il n'appartenait à nul de commander s'il n'était meilleur que ceux ausquels il commandait.» Cela mêmes voulait aussi montrer Osiris, qui fut jadis un sage Roi d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre, dessus lequel il y avait un oeil, pour signifier la sapience qui doit être en un Roi: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui ne voit goutte, de guider: qui ne sait rien, d'enseigner: et qui ne veut obéir à la raison, de commander. Ainsi que font les malavisés et pirement conseillés Princes, qui refusent de recevoir les remontrances de la raison, comme un maître qui leur commande, de peur qu'elle ne leur retranche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur, en les assujettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce qui leur plaît: suivant ce que disait le tyran de Sicile Dionysius, que le plus doux contentement qu'il recevait de sa domination tyrannique était que tout ce qu'il voulait, incontinent se faisait. Car ce n'est pas vraie grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les Rois doivent plus étudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et qu'ayants appris à craindre Dieu, ils savent ne craindre rien au demeurant, ains fouler aux pieds et mêpriser tous les dangers et terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquérir leur sert aussi grandement la connaissance de l'antiquité, la lecture des histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie morale, traitant des qualités louables ou vituperables és moeurs des hommes, du gouvernement des états, de l'origine des Royaumes, comment ils prennent leurs commencements, qui les fait croître et les maintient en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius Phalerien, grand personnage et fort estimé en matière d'état et de gouvernement, conseillait de lire sur tous autres au Roi d'Aegypte Ptolomeus: «Pour ce, disait-il, que tu y verras et apprendras beaucoup de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers ne te veulent ou ne t'osent à l'aventure pas dire:» se trouvant toujours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent plutôt la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là où ces maîtres muets-là ne cherchent point à complaire, ains sans flater représentent naivement, comme dedans un miroir quel est le bon Prince, quel est l'office d'un vrai Roi: comme entre les autres est le livre de Xenophon qu'il a écrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un gentil pinceau depeint de naives couleurs sous le nom de Cyris, quel serait un Roi s'il s'en trouvait au monde de parfait. Tels livres d'autant qu'ils sont ornés de beau langage, enrichis d'exemples tirés de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes savants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent quelquefois avec plus de plaisir és oreilles délicates des Princes, que ne fait pas la sainte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun ornement de langage, semble commander plutôt impérieusement, que de suader gracieusement. Et pourtant serait-il utile aux Princes de divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels écrits, qui tendent et conduisent à même fin que les livres saints, c'est à savoir de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la crainte de Dieu qui applique le loyer au mérite, et la peine au demérite: et ceux-ci par la glorieuse renommée immortelle qu'ils promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent être plus désireux, que de la conservation de <p a3v> leur propre vie: et l'infamie perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mêmement que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui sont és moeurs des Princes, parce que la hautesse de leur état expose et met leur vie en la vue de tout le monde. Si n'est pas l'étude d'un Roi de s'enfermer seul en une étude, avec force livres, comme ferait un homme privé, mais bien de tenir toujours auprès de lui gents de savoir et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eux, mette en avant tels propos à sa table, et en ses privés passetemps, en ouïr volontiers lire et discourir: l'accoutumance lui en rend l'exercice peu à peu si agréable et si plaisant, qu'il trouve puis après tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et si fait qu'en peu d'années il devient sans peine bien instruit et savant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la sentence de ce commun proverbe des Grecs,
  Les Rois, savants deviennent quand ils ont
  Toujours près d'eux des hommes qui le sont.
Succedés doncques, Sire, à cette véritablement royale condition du feu Roi François premier, votre grandpère, Prince de très auguste mémoire, comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et grandes qualités, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent savoir, aimés à discourir avec eux, et y employés tant de bonnes heures qui se perdent quelquefois inutilement. Car, nous l'avons vu par le moyen de telle conférence et communication devenu l'un des plus savants hommes en toute liberale science et honnête litterature qui fut de son regne en la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les arres de la connaissance de plusieurs belles choses que vous avez jà acquises, et mêmement sur le livre que vous mettez présentement par écrit en beaux et bons termes touchant l'art de la vénérie. Or ayant eu ce grand heur que d'être mis auprès de vous dés votre première enfance, que vous n'aviez guères que quatre ans, pour vous acheminer à la connaissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs anciens seraient plus idoines et plus propres à votre état, pour vous proposer à lire quand vous seriez venu en âge d'y pouvoir prendre quelque goût. Et pource qu'il me sembla qu'après les Saintes Lettres la plus belle et la plus digne lecture que l'on saurait présenter à un jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avais commencé à traduire en notre langue par le commandement du feu grand Roi François, mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et parachevai l'oeuvre entier étant en votre service il y a environ douze ou treize ans. Et en ayant été la traduction assez bien reçue par tout où la langue Françoise est entendue, tant en ce Royaume que dehors, mêmement endroit vous qui depuis que l'âge et l'usage vous eurent apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en votre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont pu jusques à nos jours échapper à l'envie du temps: étant encore stimulé à ce faire par un zele d'affection particulière, pource que comme l'on tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avait fait la grâce de l'avoir été du premier Roi de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de bonté que nul de ses prédécesseurs: combien que ce fut entreprise trop hardie, à dire la vérité, et presque temeraire, non seulement pour le peu de suffisance que je reconnais en moi, mais aussi pour l'obscurité du sujet en beaucoup de ses traités philosophiques, ausquels il n'est pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grâce et lumière en notre langue, et principalement pour la défectuosité, corruption et dépravation misérable qui se trouve presque par tout le texte original Grec. Toutesfois le désir de faire chose à quoi vous prinssiez plaisir, et qui fut profitable à vos sujets en public, m'a tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout tellement <p a4r> quellement, jusques à ce que par quelque bonne fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes mains, ou de quelque autre après moi. Je laisserai juger à la commune voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma traduction sur le texte Grec, avec quel succès je m'en serai acquité: mais bien puis-je dire en vérité, que ç'a été avec un labeur incroiable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondée sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cet autheur par collation de plusieurs passages répondants l'un à l'autre, et de divers exemplaires vieux écrits à la main, infinis lieux qui y sont désespérement estropiés et mutilés: ce que nul ne peut estimer, quel tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au moins en tel état, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit: ce que je pense avoir fait ayant étudié de le rendre le plus clair qu'il m'a été possible, en si profonde obscurité bien souvent, et si scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si la varieté est délectable, la beauté aimable, la bonté louable, l'utilité désirable, la rarité émerveillable, et la gravité vénérable, je ne sais point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à préférer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mêmement qui les pourrait avoir toutes, et en leur entier. Au demeurant, si j'ai par cette traduction mienne aucunement enrichi ou poli votre langue, honoré votre regne, et bien mérité de vos sujets, et de tous ceux qui entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait la grâce: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire, d'autant que c'est pour vous que je l'ai entrepris, et à vous seul je le voue et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le faisant sortir en public, sous la protection de votre très noble nom, pour en quelque chose me montrer reconnaissant de tant de biens, de faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de votre grâce, et me faites journellement: et aussi pour témoigner à la posterité, et à ceux qui n'ont pas cet heur de vous connaître familierement, que notre Seigneur a mis en vous une singulière bonté de nature, encline d'elle-même à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses, mêmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les acquérir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de votre regne a été fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus heureux, si Dieu plaît, et la fin glorieuse, pourvu que vous vous affectionniez toujours de plus en plus à aimer et pourchasser cette sainte Sapience discipline des Rois, en la demandant par chacun jour d'ardente affection à celui qui seul la peut donner, disant avec Salomon, «Donne moi la Sapience qui assiste à ton trône:» et avec le prophète Royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes jugements:» demeurant toujours en l'union et obéissance de la sainte Eglise Catholique, dont vous êtes le premier fils, et vous efforçant de retenir toujours par tous vertueux et religieux deportements le titre hereditaire de Roi très chrestient que vos glorieux ancestres vous ont acquis. A tant je finirai la présente par la dévote affectueuse oraison que fait le peuple fidele pour son bon Roi David, notre Seigneur vous vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous soit en protection, vous envoye secours de son saint mont, et de Sion vous défende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour agréable vos offrandes: vous vueille donner ce que votre cueur désire, et face ressortir tous vos conseils à bonne fin. Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur et sujet Jacques Amyot E. d'Auxerre, votre grand Aumosnier.<p a5r>

 Les Traités contenus au premier Tome.
I. Comment il faut nourrir les enfants. feuillet 1
II. Comment il faut lire les Poètes. 8
III. Comment il faut ouïr. 24
IV. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'ami. 39
VIII. Comment il faut refréner la colère. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIV. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfants. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra apercevoir si l'on amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIV. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit savant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soi-même sans répréhension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'âme, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'état. 161
XXXII. Si l'homme d'âge se doit mêler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dits notables des anciens Rois, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIV. Les dits notables des Lacedaemoniens. 109
XXXV. Les vertueux faits des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyée à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyée à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoi la Justice divine diffère quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bêtes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traité premier. 274
Traité second. 276
XLI. Que l'on ne saurait vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Règles et preceptes de Santé. 292<p a5v> 
XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traité premier. 307.Traité second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352

Les Traités du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregée d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus avisés. 507
LIX. Si les Atheniens ont été plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinée.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus étranges que les Poètes. 559
LXVII. Les contredits des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparait au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoi la prophètisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660<p 1r> 

LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatées de Grec en François.


I. COMMENT IL FAUT NOURRIR LES enfants.
POUR bien traiter de la nourriture des enfants de bonne maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourrait rendre honnêtes et bien conditionnés, à l'aventure vaudra-il mieux commencer un peu plus haut, à la génération d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerais à ceux qui désirent être peres d'enfants qui puissent un jour vivre parmi les hommes en honneur, de ne se mêler pas avec femmes les premières venues, j'entends comme avec courtisanes publiques, ou concubines privées: pource que c'est un reproche qui accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse effacer, quand on lui peut mettre devant le nés, qu'il n'est pas issu de bon père et de bonne mère, et est la marque qui plutôt se présente à la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au moyen dequoi a bien dit sagement le poète Euripide,
  Quand une fois mal assis a été
  Le fondement de la nativité,
  Force est que ceux qui de tels parents sortent,
  D'autrui péché la penitence portent.
Parquoi c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la tête levée, et parler franchement, que d'être né de gens de bien: et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignée entièrement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui ordinairement ravale et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent quelque défectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins naissance: et dit fort bien le poète,
  Qui sent son père ou sa mère coulpable
  D'aucune chose à l'homme reprochable,
  Cela de coeur bas et petit le rend,
  Combien qu'il l'eût de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nés de père et de mère qui sont gens de bien, et à qui l'on ne peut rien reprocher, en ont le coeur plus élevé, et en conçoivent plus de générosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de Themistocles disait souventefois et à plusieurs, que ce qui lui plaisait, plaisait aussi au peuple <p 1v> d'Athenes: «Car ce que je veux (disait-il) ma mère le veut: et ce que ma mère veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaît à Themistocles, plaît aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi grandement à louer la magnanimité des Lacedaemoniens, lesquels condamnèrent leur Roi Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avait eu le coeur d'épouser une femme de petite stature, en y ajoutant la cause pour laquelle ils le condamneaient: «Pour autant (disaient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Rois, mais des Roitelets.» A ce premier avertissement est conjoint un autre, que ceux qui par avant nous ont écrit de semblable matière n'ont pas oublié: c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir bu vin, ou pour le moins après en avoir pris bien sobrement.» Pource que ceux qui ont été engendrés de peres saouls et ivres deviennent ordinairement ivrongnes, suivant ce que Diogenes répondit un jour à un jeune homme débauché et désordonné: «Jeune fils mon ami, ton père t'a engendré étant ivre.» Cela suffise quant a la génération des enfants. Au reste, quant à la nourriture, ce que nous avons accoutumé de dire généralement en tous arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et assurer de la vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaitement vertueux, il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage, l'exercitation. Le commencement nous vient de la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a défectuosité en aucune de ces trois parties, il est forcé que la vertu soit aussi en cela défectueuse et diminuée: car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est défectueuse, et l'usage sans les deux premières est chose imparfaite. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premièrement que la terre soit bonne: secondement, que le laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit choisie et élevé: aussi la nature représente la terre, le maître qui enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserais bien pour certain assurer avoir été conjointes ensemble és âmes de ces grands personnages qui sont tant celebrés et renommés par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux celui-là, et singulièrement aimé des Dieux, à qui le tout est octroyé ensemble: mais pourtant s'il y a quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nés, étant secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le défaut de leur nature: sache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire, de tout en tout: car paresse anéantit et corrompt la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalants ne peuvent pas trouver les choses mêmes qui sont faciles: et au contraire, par soin et vigilance l'on vient à bout de trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence on d'efficace et d'execution, en considérant plusieurs effets qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuivre se sont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et les roues des charriots et charrettes que l'on a courbées à grand' peine, ne sauraient plus retourner à leur première droiture, quelque chose que l'on y sût faire: comme aussi serait-il impossible de redresser les bâtons tortus que les joueurs portent en leurs mains dessus les echaffaud: tellement que ce qui est contre nature changé par force et labeur, devient plus fort que ce qui était selon nature. Mais ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soin et la diligence? Certainement il y a un nombre <p 2r> infini d'autres choses, desquelles on le peut clairement apercevoir. Une bonne terre, à faute d'être bien cultivée, devient en friche: et de tant plus qu'elle est grasse et forte de soi-même, de tant plus se gâte-elle par négligence d'être bien labourée: au contraire vous en verrez une autre dure, âpre, et pierreuse plus qu'il ne serait de besoin, qui néanmoins, pour être bien cultivée, porte incontinent de beau et bon fruit. Qui sont les arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourvu que l'on y ait l'oeil, et que l'on y employe telle sollicitude comme il appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si robuste et si fort, qui par oisiveté et délicatesse n'aille perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si débile et si faible qui par continuation d'exercice et de travail ne se fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien domptés et dressés de jeunesse, qui ne deviennent enfin obéissants à l'homme pour monter dessus? au contraire, si l'on les laisse sans dompter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service? et de cela ne se faut-il pas émerveiller, vu qu'avec soin et diligence l'on apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus cruelles bêtes du monde. Pourtant répondit bien le Thessalien, à qui l'on demandait qui étaient les plus sots et les plus lourdauts entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.» Quel besoin doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos? car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualités qui s'impriment par long trait de temps: et qui dira que les vertus morales s'acquirent aussi par accoutumance, à mon avis il ne se fourvoyera point. Parquoi je ferai fin au discours de cet article, en y ajoutant encore un exemple seulement. Lycurgus, celui qui établit les lois des Lacedaemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nés de même père et de même mère, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand et goulu, ne sachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la chasse, et à la queste: puis un jour que les Lacedaemoniens étaient tous assemblés sur la place, en conseil de ville, il leur parla en cette manière: «C'est chose de très grande importance, Seigneurs Lacedaemoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la nourriture, l'accoutumance, et la discipline, ainsi comme je vous ferai voir et toucher au doigt tout à cette heure.» En disant cela, il amena devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au-devant un plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut incontinent après le liévre, et l'autre se jeta aussi tôt sur le plat de soupe. Les Lacedaemoniens n'entendaient point encore où il voulait venir, ne que cela voulait dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux chiens sont nés de même père et de même mère, mais ayants été nourris diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise quant à ce point de l'accoutumance, et de la diversité de nourriture. Il ensuit après de parler touchant la manière de les alimenter et nourrir après qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est besoin que les meres nourrissent de lait leurs enfants, et qu'elles mêmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus d'affection, plus de soin et de diligence, comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme l'on dit en commun proverbe, dés les tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposée et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La nature même nous montre que les meres sont tenues d'allaiter et nourrir elles mêmes ce qu'elles ont enfanté: car à cette fin a elle donné à toute sorte de bête qui fait des petits, la nourriture du lait: et la sage Providence divine a donné deux tetins à la femme, afin que si d'aventure elle vient à faire deux enfants jumeaux, elle ait deux fontaines de lait <p 2v> pour pouvoir fournir à les nourrir tous deux. Il y a davantage, qu'elles mêmes en auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfants, et non sans grande raison certes: car le avoir été nourris ensemble est comme un lien qui étreint, ou un tour qui roidit la bienveillance: tellement que nous voyons jusques aux bêtes brutes, qu'elles ont regret quand on les sépare de celles avec qui elles ont été nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfants elles mêmes: ou s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir: ou pource qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et gouvernantes, non pas prendre les premières qui se présenteront, ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premièrement Grecques, quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance dresser et former les membres des petits enfants, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne contrefaits: aussi faut-il dés le premier commencement accoutrer et former leurs moeurs, pource que ce premier âge est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que l'on lui veut bailler, et s'imprime facilement ce que l'on veut en leurs âmes pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure malaisément se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets s'impriment aisément en de la cire molle, aussi se moulent facilement és esprits des petits enfants toutes choses que l'on leur veut faire apprendre. A raison dequoi, il me semble que Platon admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifféremment toutes sortes de fables aux petits enfants, de peur que leurs âmes dés ce commencement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi conseille sagement le poète Phocyllides, quand il dit,
  Dés que l'homme est en sa première enfance,
  montrer lui faut du bien la connaissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfants, que l'on met avec eux pour les servir, ou pour être nourris quand et eux, soient aussi devant toutes choses bien conditionnés, et puis Grecs de nation, et qui ayent la langue bien deliée pour bien prononcer: de peur que s'ils fréquentent avec des enfants barbares de langues, ou vicieux de moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses avec un boiteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront arrivés à l'âge de devoir être mis sous la charge de paedagogues et de gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne mettent leurs enfants en mains de quelques esclaves barbares, ou escervellés et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que plusieurs font maintenant en cet endroit, car s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit ivrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera celui auquel ils commettront leurs enfants: là où il faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme était Phoenix le gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre point plus grand, et plus important que tous ceux que nous avons allégués, c'est qu'il leur faut chercher et choisir des maîtres et des precepteurs qui soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus savants et plus expérimentés que l'on pourra recouvrer: Car la source et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir été de jeunesse bien instruit. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers fichent des paux auprès des jeunes plantes, pour les tenir droites: aussi les <p 3r> sages maîtres plantent de bons avertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, afin que leurs meurs se dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui mériteraient qu'on leur crachast, par manière de dire, au visage, lesquels par ignorance, ou à faute d'expérience, commettent leurs enfants à maîtres dignes d'être reprouvés, et qui à fausses enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la moquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à faute de connaissance: mais le comble d'erreur gît en cela, que quelquefois ils connaissent l'insuffisance, voire la méchanceté de tels maîtres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et néanmoins se fient en eux de la nourriture de leurs enfants: faisants tout ainsi comme si quelqu'un étant malade, pour gratifier à un sien ami, laissait le médecin savant qui le pourrait guérir, pour en prendre un qui par son ignorance le ferait mourir: ou si à l'appétit d'un sien ami il rejetait un pilote qu'il saurait très expert, pour en choisir un très insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un homme ayant le nom de père aime mieux gratifier aux prières de ses amis, que bien faire instituer ses enfants? N'avait donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il lui eût été possible, il eût volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier à pleine tête: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faites compte de vos enfants, à qui vous les devez laisser?» A quoi j'ajouterais volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si quelqu'un avait grand soin de son soulier, et ne se souciait point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le bien de leurs enfants, que pour payer moins de salaire ils leur choisissent des maîtres qui ne sont d'aucune valeur, cherchants ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se moqua un jour plaisamment et de bonne grâce d'un semblable père, qui n'avait ne sens ni entendement: car comme ce père lui demandast, combien il voulait avoir pour lui instruire et enseigner son fils, il lui répondit, Cent écus. Cent écus, dit le père, Ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en pourrais acheter un bon esclave de ces cent écus. Il est vrai, répondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celui que tu auras acheté. Et quel propos y a-il, que les nourrisses accoutument les enfants à prendre la viande qu'on leur baille, avec la main droite: et s'ils la prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis après à ces bons peres-là, quand ils ont mal nourri, et pis enseigné leurs enfants? Je le vous dirai. Quand ils sont parvenus à l'âge d'homme, ils ne veulent point ouïr parler de vivre règlement ni en gens de bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptés: et lors tels peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfants: mais c'est pour néant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs enfants, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisants poursuivants de repeues franches, hommes maudits et méchants, qui ne servent que de perdre, corrompre et gâter la jeunesse: les autres achetent à gros deniers des garçes folles, fieres, somptueuses et superflues en dépense, qui leur coûtent puis après infiniment à entretenir: les autres consument tout en dépense de bouche: les autres à jouer aux dés, et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus hardis, faisants l'amour à des femmes mariées, et allants la nuit pour commettre adulteres, achetants un seul plaisir bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent été nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissés aller à semblables choses, ains eussent à tout le moins entendu l'avertissement de Diogenes, lequel disait en paroles peu <p 3v> honnêtes, mais véritables toutefois: Entre en un bordeau, afin que tu connaisses, que le plaisir qui ne coûte guères ne diffère rien de celui que l'on achete bien cherement. Je conclurrai doncques en somme, et me semble que ma conclusion à bon droit devra être plutôt estimée un oracle, que non pas un avertissement, Que le commencement, le milieu, et la fin, en cette matière, gît en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bienheureux, comme fait cela. Car tous autres biens auprès de celui-là sont petits, et non dignes d'être si soigneusement recherchés ni requis. La Noblesse est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose précieuse, mais qui gît en la puissance de Fortune, qui l'ôte bien souvent à ceux qui la possedaient, et la donne à ceux qui point ne l'esperaient. C'est un but où tirent les coupe-bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus méchants hommes du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose vénérable, mais incertaine et muable. Beauté est bien désirable, mais de peu de durée: Santé, chose précieuse, mais se change facilement. Force de corps est bien souhaittable, mais aisée à perdre, ou par maladie, ou par vieillesse: de manière que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme auprès de celle des autres animaux, j'entends comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le savoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la parole: dont l'entendement est comme le maître qui commande, et la parole comme le serviteur qui obéit: mais cet entendement n'est point esposé à la fortune: il ne se peut ôter, à qui l'a, par calomnie: il ne se peut corrompre par maladie, ni gâter par vieillesse, pource qu'il n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la longueur du temps, qui diminue toutes choses ajoute toujours savoir à l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraîne et dissipe toutes choses, ne saurait emporter le savoir. Et me semble que Stilpon le Megarien fit une réponse digne de mémoir, quand Demetrius ayant pris et saccagé la ville de Megare lui demanda, s'il avait rien perdu du sien: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu.» A laquelle réponse s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel étant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir du grand roi, s'il l'estimait pas bienheureux: «Je ne sais, répondit-il, comment il est pourvu de savoir et de vertu.» comme estimant que la vraie félicité consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfants: aussi di-je, qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraie, pure et sincere litterature: et au demeurant, les éloigner le plus qu'ils pourront de cette vanité, de vouloir apparait devant une commune, pource que plaire à une populace est ordinairement déplaire aux sages: dequoi Euripide mêmes porte témoignage de vérité en ces vers,
  Langue je n'ai diserte et affilee
  Pour haranguer devant une assemblée:
  Mais en petit nombre de mes egaux,
  C'est là où plus à deviser je vaux:
  Car qui sait mieux au gré d'un peuple dire,
  Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moi, je vois que ceux qui s'étudient de parler à l'appétit d'une commune ramassée, sont ou deviennent ordinairement hommes dissolus, et abandonnés à toutes sensuelles voluptés: ce qui n'est pas certainement sans apparence de raison: <p 4r> car si pour plaire aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnêteté, par plus forte raison oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et déduit à eux-mêmes, et suivront plutôt les attraits de leur concupiscence, que l'honnêteté de la tempérance. Mais au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfants, et à quoi leur conseillerons nous de s'adonner? C'est belle chose, que ne faire ne dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons faites à l'imprévu sont pleines de grande nonchalance, et y a beaucoup de légèreté: car ceux qui parlent ainsi à l'étourdie ne savent là où il faut commencer, ni là où ils doivent achever: et ceux qui s'accoutument à parler ainsi de toutes choses promptement à la volée, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne savent garder mesure ni moyen en leur propos, et tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a bien pensé à ce que l'on doit dire, on ne sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de déduire. Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il était expressément appelé par son nom, pour dire son avis de la matière qui se présentait, ne se voulait pas lever, disant pour son excuse, «Je n'y ai pas pensé.» Demosthenes semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appellait nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur répondait tout de même, «Je ne suis pas preparé.» Mais on pourrait dire à l'aventure, que cela serait un conte fait à plaisir, que l'on aurait reçu de main en main, sans aucun témoignage certain: lui-même en l'oraison qu'il fit à l'encontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la preméditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aie pris peine et travaillé à composer cette harangue, le plus qu'il m'a été possible: car je serais bien lâche, si ayant souffert et souffrant tel outrage, je ne pensais bien soigneusement à ce que j'en devrais dire pour en avoir la raison. Non que je veuille de tout point condamner la promptitude de parler à l'imprévu, mais bien l'accoutumance de l'exerciter à tout propos, et en matière qui ne le mérite pas: car il le faut faire quelquefois, pourvu que ce soit comme l'on use d'une médecine: bien dirai-je cela, que je ne voudrais point que les enfants, avant l'âge d'homme fait, s'accoutumassent à rien dire sans y avoir premièrement bien pensé: mais après que l'on a bien fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se présente, de lâcher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont été longuement enferrés par les pieds, quand on vient à les délier, pour l'accoutumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont tenu leur langue serrée, si quelquefois il s'offre matière de la délier à l'imprévu, retiennent une même forme et un même style de parler: mais de souffrir les enfants haranguer promptement à l'imprévu, cela les accoutume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. L'on dit que quelquefois un mauvais peintre montra à Apelles un image qu'il venait de peindre, en lui disant: «Je la viens de peindre tout maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, répondit Apelles, j'eusse bien connu qu'elle a voirement été bientôt peinte: et m'ébahi comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage, pource que celle qui est si fort enflée surpasse le commun usage de parler: et celle qui est si mince et si sèche, est par trop craintive. Et comme il faut que le corps soit non seulement sain, mais davantage en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que l'on loue seulement ce qui est seur, mais on admire <p 4v> ce qui est hardi et aventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage: car je ne voudrais que l'enfant fut présomptueux, ni aussi étonné, ne par trop craintif: pource que l'un se tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la maîtrise en cela, comme en toutes choses, est de bien savoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution des enfants aux lettres, avant que passer outre, je veux dire absolument ce qui m'en semble: c'est, que de ne savoir parler que d'une seule chose, à mon avis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible de toujours y persévérer: ne plus ne moins que de chanter toujours une même chanson, on s'en saoule et s'en fâche bientôt: mais la diversité réjouit et délecte en cela, comme en toutes autres choses que l'on voit, ou que l'on oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voie et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par-dessus, pour en avoir quelque goût seulement: car d'acquérir la perfection de toutes, il serait impossible: au demeurant qu'il employe son principal étude en la philosophie: et cette mienne opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est bien honnête d'aller visitant plusieurs villes, mais expédient de s'arrêter et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disait plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuivaient de l'avoir en mariage, ne pouvants jouir de la maîtresse, se mêlèrent avec les chambrières: aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail après les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre étude, et de tout autre savoir. Il y a deux arts que les hommes ont inventés pour l'entretènement de la santé du corps, c'est à savoir, la médecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie est la seule médecine des infirmités et maladies de l'âme: car par elle et avec elle nous connaissons ce qui est honnête ou déshonnête, ce qui est juste ou injuste, et généralement ce qui est à fuir ou à élire: comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses père et mère, envers les vieilles gens, envers les lois, envers les étrangers, envers ses supérieurs, envers ses enfants, envers ses femmes, et envers ses serviteurs: pource qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents, révérer les vieilles gens, obeïr aux lois, céder aux supérieurs, aimer ses amis, être modéré avec les femmes, aimer ses enfants, n'outrager point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se montrer point ni trop éjoui en prosperité, ni trop triste en adversité: ni dissolu en voluptés, ni furieux et transporté en colère. Ce que j'estime être les principaux fruits que l'on peut recueillir de la Philosophie: car se porter généreusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y maintenir sans envie, signe de nature douce et traitable: surmonter les voluptés par raison, de sagesse: et tenir en bride la colère, n'est pas oeuvre que toute personne sache faire: mais la perfection, à mon jugement, est en ceux qui peuvent joindre cet étude de la Philosophie avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen être jouissants des deux plus grands biens qui puissent être au monde, de profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soi-même, se mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'étude de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse: desquelles cette derniere étant dissolue, serve et esclave des voluptés, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative destituée de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement: au moyen dequoi, <p 5r> il faut essayer tant que l'on peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et quant vaquer à l'étude de Philosophie, autant que le temps et les affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfants és lettres, il n'est, à mon avis, jà besoin de s'étendre à en dire d'advantage: seulement y ajouterai-je, que c'est chose utile, ou plutôt nécessaire, faire diligence de recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, pourvu que ce soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfants, ains en les envoyant aux écoles des maîtres qui font profession de telles dextérités, les faut quant et quant adresser aux exercices de la personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos: pource que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des choses nécessaires à l'encontre de la tourmente: aussi faut-il en jeunesse se garnir de tempérance, sobrieté et continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en mieux soutenir la vieillesse: vrai est qu'il faut tellement dispenser le travail du corps, que les enfants ne s'en dessèchent point, et ne s'en treuvent puis après las et recrus quand on les voudrait faire vaquer à l'étude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ai dit auparavant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes enfants aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à tirer de l'arc, et à chasser: pource que tous les biens de ceux qui sont vaincus en guerre sont exposés en proie aux vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les corps nourris délicatement à l'ombre:
  Mais le soudart de sèche corpulence
  ayant acquis d'armes expérience,
  C'est lui qui rompt des ennemis les rangs,
  Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'aventure, Tu nous avais promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfants de libre condition, et puis on voit que tu délaisses l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de répondre: car quant à moi je désirerais, que cette mienne instruction pût servir et être utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes preceptes ne puissent être profitables, qu'ils en accusent la fortune, non pas celui qui leur donne ces avertissements. Au reste il faut, que les pauvres s'évertuent, et tâchent de faire nourrir leurs enfants en la meilleur discipline qui soit: et si d'aventure ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. j'ai bien voulu en passant ajouter ce mot à mon discours, pour au demeurant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droite instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que l'on doit attraire et amener les enfants à faire leur devoir par bonnes paroles et douces remontrances, non pas par coups de verges ni par les battre: pource qu'il semble que cette voie-là convient plutôt à des esclaves, que non pas à des personnes libres, pource qu'ils s'endurcissent aux coups, et deviennent comme hebetés, et ont le travail de l'étude puis après en horreur, partie <p 5v> pour la douleur des coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blâmes sont plus utiles aux enfants nés en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouet: l'un pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et faut alternativement user tantôt de l'un, tantôt de l'autre: et maintenant leur user de répréhension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois trop gais, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfants après les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et se garder bien de les trop haut-louer, autrement ils présument d'eux-mêmes, et ne veulent plus travailler depuis que l'on les a loués un peu trop. Au demeurant j'ai connu des peres, qui pour avoir trop aimé leurs enfants, les ont enfin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je l'esclarcirai par cet exemple. Je veux dire, que pour le grand désir qu'ils avaient que leurs enfants fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignaient de travailler excessivement: de manière que pliants sous le faix, ils en tombaient en maladies, ou se fâchants d'être ainsi surchargés, ne recevaient pas volontiers ce qu'on leur donnait à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux enfants moyen de reprendre haleine en leurs continués travaux, faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisée en labeur et en repos: à raison dequoi nature nous a donné non seulement le veiller, mais aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont été institués non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de fête. En somme, le repos est comme la sauce du travail: ce qui se voit non seulement és choses qui ont sentiment et âme, mais encore en celles qui n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des violes, afin que nous les puissions retendre puis après: et bref, le corps s'entretient par réplétion et par evacuation, aussi fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement sont dignes de grande répréhension, lesquels depuis qu'une fois ils ont commis leurs enfants à des maîtres et precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouïr eux-mêmes apprendre quelquefois: en quoi ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux-mêmes éprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discrétion de quelques maîtres mercenaires: car par cette solicitude les maîtres mêmes auront tant plus grand soin de faire bien apprendre leurs écoliers, quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoi se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un sage écuyer, «Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maître.» Mais sur toutes choses, il faut exercer et accoutumer la mémoire des enfants, pource que c'est, par manière de dire, le trésor de science: c'est pourquoi les anciens poètes ont feint, que Mnemosyné, c'est à dire Memoire, était la mère des Muses, nous voulants donner à entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres, et le savoir, que fait la mémoire: pourtant la faut-il diligemment et soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfants l'ayent ferme de nature, ou qu'ils l'ayent faible: car aux uns on corrigera par diligence le défaut, aux autres on augmentera le bien d'icelle: tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-ci meilleurs que eux-mêmes: car le poète Hesiode a sagement dit,
  Si tu vas peu avecques peu mettant,
  Et plusieurs fois ce peu la répétant:
  En peu de jours tu verras cela croître,
  Qui par avant bien petit soûlait être.
<p 6r> davantage les peres doivent savoir, que cette partie mémorative de l'âme ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pource que la souvenance des choses passées fournit d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à détourner les enfants de paroles sales et déshonnêtes: Car la parole, comme disait Democtitus, est l'ombre du fait: et les faut duire et accoutumer à être gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluer volontiers un chacun: car il n'est rien si digne d'être hai, que celui qui ne veut pas que l'on l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfants plus amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien concéder és disputes et questions qui se pourront émouvoir entre eux: car c'est belle chose de savoir non seulement vaincre, mais aussi se laisser vaincre quelquefois, mêmement és choses où le vaincre est dommageable: car alors la victoire est véritablement Cadmiene, comme l'on dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur: de quoi j'ai le sage poète Euripide pour témoin en un passage où il dit,
  Quand l'un des deux qui disputent ensemble
  Entre en courroux, plus avisé me semble
  celui qui mieux aime coi s'arrêter,
  Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoi plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande conséquence, que tout ce que nous avons dit jusques ici: c'est, qu'ils ne soient délicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue, qu'ils maîtrisent leur colère, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulièrement combien emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant les yeux par exemples: comme, pour commencer au dernier, Il y a eu de grands personnages qui pour s'être laissés aller à prendre argent injustement, ont répandu tout l'honneur qu'ils avaient amassé au demeurant de leur vie: comme Gylippus Lacedaemonien, qui pour avoir descousu par dessous les sacs pleins d'argent qu'on lui avait baillés à porter, fut honteusement banni de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singulière: mais il n'y a que ceux qui sont parfaitement sages qui le puissent du tout faire, comme était Socrates, lequel ayant été fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à lui donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvaient lors autour de lui s'en courrouçaient amèrement, et en perdaient patience, et voulaient courir après: «Comment, leur dit-il, si un âne m'avait donné un coup de pied, voudriez vous que je lui en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demeura pas impuni: car tout le monde lui reprocha tant cette insolence, et l'appella l'on si souvent et tant, le regimbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla lui-même de regret. Et quand Aristophanes fit jouer la Comoedie qui s'appelle les Nues, en laquelle il répand sur Socrates toutes les sortes et manières d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistants à l'heure qu'on le farçait et gaudissait ainsi, lui demandast: «Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement, répondit-il, car il m'est avis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne moins qu'en un grand festin, où l'on se gaudit joyeusement de moi.» Archytas le Tarentin et Platon en firent tout de même: car l'un étant de retour d'une guerre, où il avait été Capitaine général, trouva ses terres toutes en friche: et fit appeler son receveur, auquel il dit, «Se je n'étais en colère, je te battrais bien.» Et Platon aussi s'étant un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave méchant et <p 6v> gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et lui dit, Pren moi ce méchant ici, et me le va fouetter, car quant à moi je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisées à faire et à imiter. Je le sais bien: toutefois il se faut étudier, à l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller toujours retranchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse colère: car nous ne sommes pas pour nous égaler ni accomparer à eux aux autres sciences et vertus non plus, et néanmoins comme étant leurs sacristains et leurs porte-torches, en manière de parler, ordonnés pour montrer aux homms les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'étaient des Dieux, nous essayons de les imiter, et suivre leurs pas, en tirant de leurs faits toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refréner sa langue, pource que c'est le seul precepte des quatre que j'ai proposés qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que ce soit chose petite et légère, il se fourvoye de grande torse du droit chemin: car c'est une grande sagesse, que se savoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble que pour cette cause les anciens ont institué les saintes cérémonies des mystères, à fin qu'étant accoutumés au silence par le moyen d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à la fidélité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais de s'être tu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que l'on a tu pour un temps, on le peut bien dire puis après: mais ce que l'on a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre. j'ai souvenance d'avoir ouï raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intempérance de leur langue se sont precipités en infinies calamités entre lesquels j'en choisirai un ou deux, pour esclarcir la matière seulement. Ptolomeus Roi d'Egypte, surnommé Philadelphus, épousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui lui dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour cette parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine due à son importun caquet: et pour avoir pensé faire rire les autres, il plora lui-même bien longuement. Autant en fit, et souffrit aussi presque tout de même, un autre nommé Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme Alexandre eût écrit et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des robes de pourpre, pource qu'il voulait à son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre grâces de ce qu'ils lui avaient octroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grèce furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers par tête: et lors ce Theocritus, «J'ai, dit-il, toujours été en doute de ce qu'Homere appellait la mort purpurée, mais à cette heure je l'entends bien.» cette parole lui acquit la haine et la malveillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un trait de moquerie reproché au Roi Antigonus, qu'il était borgne, il le mit en un courroux mortel, qui lui coûta la vie: car ayant Eutropion maître cueux du Roi été élevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le Roi lui ordonna qu'il allât devers Theocritus pour lui rendre compte, et le recevoir aussi réciproquement de lui. Eutropion le lui fit entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers lui pour cet effet, tant qu'à la fin Theocritus lui dit: «Je vois bien que tu me veux mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.» reprochant à l'un qu'il était borgne, et à l'autre qu'il était cuisinier. Et lors Eutropion lui répliqua sur le champ, Ce sera doncques sans tête: car je te ferai payer la peine que mérite cette tienne langue effrenée, et ce tien langage forcené. comme il fit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roi, qui envoya aussi tôt trancher la tête à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit encore de jeunesse accoutumer les enfants à une chose qui est très sainte, c'est, qu'ils dient toujours vérité, pource que le mentir est un vice servil, digne d'être de tous hai, et non <p 7r> pardonnable aux esclaves mêmes, qui ont un peu d'honnêteté. Or quant à tout ce que j'ai discouru et conseillé par ci-devant, touchant l'honnêteté, modestie, et tempérance des jeunes enfants, je l'ai dit franchement et resoluement, sans en rien craindre ne douter: mais quant au point que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point plus d'un côté que d'autre: tellement que je fais grande doute, si je le doi mettre en avant, ou bien le détourner: mais pour le moins faut-il prendre la hardiesse de déclarer que c'est. La question est, Si l'on doit permettre à ceux qui aiment les enfants, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser arrière, de sorte qu'ils n'en approchent, ni ne parlent aucunement à eux. Car quand je considère certains peres severes et austères de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfants ne soient violés, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en établir et introduire la coutume: mais aussi quand de l'autre côté je viens à me proposer Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suite de ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les enfants, et qui par ce chemin ont poussé de jeunes gens à apprendre les sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont Euripide pour témoin en un passage où il dit,
  Amour n'est pas toujours celui du corps,
  Un autre y a qui n'appéte rien, fors
  L'âme qui soit vestue d'innocence,
  De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derrière un passage de Platon, là où il dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes prouesses en un jour de bataille, au retour ayent privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je dirai donc, qu'il faut chasser ceux qui ne désirent que la beauté du corps, et admettre ceux qui ne cherchent que la beauté des âmes: ainsi faut-il fuïr et défendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en Elide, et ce que l'on appelle le ravissement en Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en Lacedaemone: toutefois quant à cela, chacun suive en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon lui semblera. Au reste ayant désormais assez discouru touchant l'honnêteté et bonne nourriture des enfants, je passerai maintenant à l'âge de l'adolescence, après que j'aurai seulement dit ce mot, Que j'ai souvent repris et blâmé ceux qui ont introduit une très mauvaise coutume de bailler bien des maîtres et gouverneurs aux petits enfants, et puis lâcher tout à un coup la bride à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il fallait avoir plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne fallait pas des jeunes enfants: car qui ne sait que les fautes de l'enfance sont petites, légères, et faciles à rhabiller, comme de n'avoir pas bien obéi à leurs maîtres, ou avoir failli à faire ce qu'on leur avait ordonné: mais au contraire, les péchés des jeunes gens en leur adolescence, bien souvent sont enormes et infâmes, comme une ivrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dés, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariées. Pourtant était-il convenable de contenir et refréner leurs impetueuses cupidités par grand soin et grande vigilance: car cette fleur d'âge-là ordinairement s'épargne bien peu, et est fort chatouilleuse et endemenée à prendre tous ses plaisirs, tellement qu'elle a grand besoin d'une grande et forte bride: et ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lâche à toute licence de mal faire. C'est pourquoi il faut que les bons et sages peres, principalement <p 7v> en cet âge là, fassent le guet, et tiennent en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant, en les priant, en leur remontrant, en leur conseillant, en leur promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui pour avoir ainsi été débordés et abandonnés à toutes voluptés se sont abismés en grandes miseres et grièves calamités: et au contraire, d'autres qui pour avoir refréné leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommée: «car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu, l'Espoir de prix, et la Crainte de peine:» pource que l'espérance les rend plus prompts à entreprendre toutes choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser commettre de vilaines et reprochables. Bref il les faut bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compagnies: autremenmt ils rapporteront toujours quelque tache de la contagion de leur méchanceté. C'est ce que Pythagoras commandait expressément en ces preceptes énigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pource qu'ils ne sont pas de petite efficace pour acquérir vertu: comme quand il disait, «Ne goûte point de ceux qui ont la queue noire:» c'est autant à dire comme, ne fréquente point avec hommes diffamés et denigrés pour leur méchante vie. «Ne passe point la balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se pourvoir des choses nécessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la main:» c'est à dire, ne contracte pas légèrement avec toute personne. «Ne porter pas un anneau étroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne se mettre pas soi-même aux ceps. «N'attizer pas le feu avec l'épée:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il n'est pas bon de le faire, ains faut céder à ceux qui sont en colère. «Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son âme et son esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:» c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose publique, pource qu'anciennement on donnait les voix avec des febves, et ainsi procédait-on aux elections des Magistrats. «Ne jeter pas la viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos en une méchante âme: car la parole est comme la nourriture de l'âme, laquelle devient pollue par la méchanceté des hommes. «Ne s'en retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent près de la mort, et que l'on est arrivé aux extremes confins de cette vie, le porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je retournerai à mon propos. Il faut, comme j'ai dit auparavant, éloigner les enfants de la compagnie et fréquentation des méchants, specialement des flatteurs. Car je répéterai en cet endroit ce que j'ai dit souvent ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus pestilent genre d'hommes, et qui gâte davantage ne plus promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les enfants, rendants la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres misérable, leurs présentants en leurs mauvais conseils un appât qui est inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfants de vivre sobrement ceux-ci les incitent à ivrongner: ceux-là les convient à être chastes, ceux-ci à être dissolus: ceux-là à épargner, ceux-ci à dépenser: ceux là, à travailler, ceux-ci à jouer et ne rien faire: disants, qu'est-ce que de notre vie? ce n'est qu'un point de temps: il faut vivre pendant que l'on a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoin se soucier des menaces d'un père qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un autre viendra qui lui amenera quelque garce prise en plein bordeau, et lui donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et lui produira sa femme. pour à quoi fournir, le jeune homme dérobera son père, et ravira en un coup ce que le bon homme aura épargné de longue main, pour l'entretènement de sa vieillesse. Bref, c'est une malheureuse génération. Ils font semblant <p 8r> d'être amis, et jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et mêprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire: hommes faux et supposés, et la bâtardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, étant nés libres de condition, et se rendants serfs de volonté: qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres qui voudront faire bien nourrir leurs enfants, doivent nécessairement chasser d'auprès d'eux ces mauvaises bêtes-là: et aussi en faut-il éloigner leurs compagnons d'école, s'il y en a aucuns vicieux, car ceux-là seraient suffisants pour corrompre et gâter les meilleures natures du monde. Or sont bien les règles que j'ai jusques ici baillées, toutes bonnes, honnêtes et utiles: mais celle que je veux à cette heure déclarer est equitable et humaine: c'est, que je ne voudrais point que les peres fussent trop âpres et trop durs à leurs enfants, ains désirerais qu'ils laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme, se souvenants qu'ils ont autrefois été jeunes eux-mêmes. Et tout ainsi que les médecins mêlants et détrempants leurs drogues qui sont amères avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de faire passer l'utilité parmi le plaisir: aussi faut-il que les peres mêlent l'aigreur de leurs répréhensions avec la facilité de clemence: et que tantôt ils lâchent un petit la bride aux appetis de leurs enfants, et tantôt aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un père soit prompt à se courroucer à ses enfants, pourvu qu'il s'appaise aussi facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner: car quand un père est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfants: pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de voir aucunes de leurs fautes, et se servir en cet endroit de l'ouïe un peu dure et de la vue trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne fassent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis, trouverons-nous étrange de supporter celles de nos enfants? bien souvent que nos serviteurs ivrongnent, nous ne voulons pas trop âprement rechercher leur ivrongnerie. Tu as été quelquesfois étroit envers ton fils, sois lui aussi quelquefois large à lui donner. Tu t'es aucunefois courroucé à lui, une autrefois pardonne lui. Il t'a trompé par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mêmes, dissimule-le, et maîtrise ton ire. Il aura été en l'une de tes mestairies, ou il aura pris et vendu, peut être, une paire de boeufs: il viendra le matin te donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop bu avec ses compagnons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il sentira le perfum, ne lui en dis mot. ce sont les moyens de dompter doucement une jeunesse petillante. vrai est que ceux qui sont de leur nature sujets aux voluptés charnelles, et ne veulent pas prêter l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le plus certain arrêt, et le meilleur lien que l'on saurait bailler à la jeunesse: et quand on est venu à ce point-là, il leur faut chercher femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux: car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toi: pource que ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde qu'ils se trouvent non maris de leurs femmes, mais esclaves de leurs biens. J'ajouterai encore quelques petits avertissements, et puis mettrai fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ni d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfants, et qu'eux regardants à leur vie, comme dedans un clair miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v> faire et de dire chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfants des fautes qu'ils commettent eux-mêmes, ne s'avisent pas, que sous le nom de leurs enfants il se condamnent eux-mêmes: et généralement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement tancer leurs enfants. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent de maîtres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards sont déhontés, il est bien force que les jeunes gens soient de tout point effrontés: pourtant faut-il tâcher de faire tout ce que le devoir requiert, pour rendre les enfants sages, à l'imitation de celle nobles Dame Eurydicé, laquelle étant de nation Esclavonne, et par manière de dire triplement barbare, néanmoins pour avoir moyen de pouvoir instruire elle-même ses enfants, prit la peine d'apprendre les lettres, étant déjà bien avant en son âge. L'Epigramme qu'elle en fit, et qu'elle dedia aux Muses, témoigne assez comment elle était bonne mère, et combien elle aimait cherement ses enfants:
  Eurydicé Hierapolitaine
  A de ces vers aux Muses fait entraîne
  Qui en son coeur lui firent concevoir
  L'honnête amour d'apprendre et de savoir:
  Si que jà mère, et ses fils hors d'enfance,
  Pour acquérir des lettres connaissance,
  Où sont compris des Sages les discours,
  Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les règles et preceptes ensemble, que nous avons ci dessus déclarés, à l'aventure est-ce chose qui se peut plutôt souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peut bien être capable, et dequoi il peut bien venir à bout.

II. Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET fassent LEUR PROFIT DES POESIES. Ce traité n'est proprement utile qu'à ceux qui lisent les anciens Poètes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poète Philoxenus disait, qu'entre les chairs celles étaient plus savoureuses qui étaient les moins chairs: et entre les poissons, ceux qui étaient les moins poissons: s'il est vrai ou non, Seigneur Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme disait Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et qui semblent plutôt être dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose toute évidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement les fables d'Aesope, et les fictions des Poètes: mais aussi le livre de Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r> d'Ariston, là où sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'âme, mêlées parmi des contes faits à plaisir, ils sont par manière de dire ravis d'aise et de joie. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils soient non seulement honnêtes és voluptés du boire et du manger, mais encore plus les accoutumer à user sobrement du plaisir et de la délectation en ce qu'ils liront ou écouteront, comme d'une sauce appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la garderont pas d'être prise, si elle reçoit les ennemis par une seule qui soit demeurée ouverte: ni la continence és voluptés des autres sentiments ne préservera pas un jeune homme d'être dépravé, si par mégarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouie: ains d'autant qu'elle approche plus près du propre siege de l'entendement et de la raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gâte elle plus celui qui la reçoit, si l'on n'en fait bien soigneuse garde. Parquoi n'étant à l'aventure pas possible ni profitable avec, interdire de tout point la lecture des poètes à ceux qui sont jà de l'âge de tons fils Cleander, et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme ceux qui ont plus grand besoin de guide et de conduitte en leurs lectures, qu'ils n'ont pas en leurs allures. C'est la raison pour laquelle il m'a semblé, que je te devais envoyer par écrit ce que naguere je discouru touchant les écrits des poètes, afin que tu le lises, et que si tu treuves que les raisons y déduittes ne soient de moindre efficace et vertu que les pierres que l'on appelle Amethystes, que quelques-uns prennent, et se les attachent autour du col pour se garder d'enivrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son naturel, qui pour n'être pesant ni endormi en chose quelconque, ains par tout esveillé, véhément et vif, en sera de tant plus facile à mener par tels avertissements:
  Au chef du poulpe il y a quelque bien,
  Et quelque chose aussi qui ne vaut rien.
C'est pource que la chair en est plaisante au goût, à qui la mange, mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des visions étranges et turbulentes, ainsi comme l'on dit: aussi y a il en la poésie beaucoup de plaisir, et bien de quoi repaître et entretenir l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins aussi de quoi le troubler et le faire vaciller, si son ouie n'est guidée et régie par sage conduite. Car on peut bien dire, non seulement de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poésie,
  Drogues y a pêle-mêle à foison,
  De médecine, et aussi de poison,
  Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
  Leants caché est amour gracieux,
  Desir, attrait, plaisir delicieux,
  Et doux parler, qui bien souvent abuse
  Des plus savants et des plus fins la ruse.
Car la manière dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop grossiers et trop lourds: ainsi comme répondit un jour Simonides, quand on lui demanda pourquoi il ne trompait les Thessaliens aussi bien comme les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop ignorants pour être trompés par moi. Et Gorgias le Leontin soûlait dire, que la Tragoedie était une sorte de tromperie, de laquelle celui qui avait trompé était plus juste, que celui qui n'avait point trompé: et celui qui en avait été trompé était plus sage, que celui qui ne l'avait point été. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par devant et fuir la poésie, en leur plastrant et bouschant les oreilles avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que fit jadis <p 9v> Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plutôt environnants et attachants leur jugement avec les discours de la vraie raison, pour les engarder qu'ils ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du plaisir, à ce qui leur pourrait nuyre, nous les redresserons et préserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas l'entendement sain ne bon quand il fit par tout son Royaume couper et arracher les vignes, pour autant qu'il voyait que plusieurs se troublaient de vin et s'enivraient: là où il devait plutôt en approcher les Nymphes, qui sont les eaux des fontaines, et retenir en office un dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car la mêlange de l'eau avec le vin lui ôte la puissance de nuyre, et non pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ni détruire la poésie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais là où les fables et fictions étranges et theatriques d'icelle, pour la grande et singulière délectation qu'elles donnent en les lisant, se voudraient présomptueusement élever, dilater et étendre jusques à imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettants la main au-devant, nous les réprimerons et arrêterons: et là où la grâce sera conjointe avec quelque savoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point sans quelque fruit, et quelque utilité, là nous y introduirons la raison de philosophie, et découvrirons le profit qui y sera. Car ainsi comme la Mandragore croissant auprès de la vigne, et transmettant par infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis après, à ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir: aussi la Poésie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en les mêlant parmi des fables, en rend la science plus aisée et plus agréable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoi, ceux qui désirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres de poésie, mais plutôt chercher à philosopher dedans les écrits des poètes, en s'accoutumant à trier et séparer le profit d'avec le plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le commencement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
  Qui bien commence en toute chose, il semble
  Qu'après la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à la lecture des Poètes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
  Communément Poètes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux: volontairement, pource que désirants plaire aux oreilles, ce que la plupart des lisants demandent, ils estiment la vérité plus austère pour le faire, que non pas le mensonge: car la vérité racontant la chose comme de fait elle a été, encor que l'issue en soit malplaisante, ne laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à plaisir, se glisse facilement, et se détourne habilement de ce qui ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ni carme, ni langage figuré, ni hautesse de style, ni translation bien prise, ni douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de grâce, ni tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien déduit. Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace pour émouvoir, que n'a le simple trait, à cause de je ne sais quelle resemblance d'homme qui deçoit notre jugement: aussi és poésies, le mensonge mêlé avec quelque vérisimilitude, excite plus, et plaît davantage, que ne saurait faire tout l'étude que l'on saurait employer à composer de beaux carmes, ni à bien polir son langage, sans mêlange de fables et de fictions poétiques: d'où vient que l'ancien Socrates, qui toute sa vie avait fait grande profession de combattre pour la défense de la vérité, s'étant un jour voulu mettre à la poésie, à cause de quelques <p 10r> illusions qu'il avait eues en songeant, ne se trouva point, à l'essai, propre ni ayant bonne grâce à inventer des menteries: au moyen dequoi il mit en vers quelques unes des fables d'Aesope, comme ni ayant point de poésie, là où il n'y a point de menterie. Car il y a bien des sacrifices où l'on ne danse point, et où l'on ne joue point des flûtes, mais nous ne savons point de poésie, où il n'y ait point de fiction et de menterie: pource que les vers d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des bêtes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poésie la hautesse du style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions poétiques quelque chose étrange et fâcheuse dite touchant les Dieux ou demi-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de grand renom, celui qui reçoit cela comme une vérité, s'en va gâté et corrompu en son opinion: mais celui qui se souvient toujours, et se ramène devant les yeux les charmes et illusions, dont la poésie se sert ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui lui peut dire à tout propos,
  O trompeuse étant plus maculee
  Que n'est la peau de l'Once tavelée,
pourquoi est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoi en me trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celui-là n'en souffrira jamais rien de mal, ni ne recevra en son entendement aucune mauvaise impression, ains se reprendra soi-même, quand il aura peur de Neptune, craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à découvrir les enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouçant pour le premier homme du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
  lui qui si haut ses louanges chantait,
  lui qui propos semblables en contait,
  Qui au festin lui-même était assis,
  C'est celui seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi réprimera-il les larmes d'Achilles trêpassé, et d'Agamemnon aux enfers, qui pour le désir de revivre, et le regret de cette vie, tendent leurs faibles et débiles mains: et si d'aventure il se trouve aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et ensorcellement, il ne feindra point de dire en soi-même,
  Retourne t'en vitement sans séjour
  Là sus où est la lumière du jour:
  Et retien bien fermement en mémoire
  Tout ce qui est dedans cette ombre noir,
  Pour le conter ci-après à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il décrit les enfers, comme étant un conte propre à faire devant les femmes, à cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poètes feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre, qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pource qu'ils les pensent et les craient eux-mêmes ainsi, ils nous attachent la fausseté, comme ayant Homere dit de Jupiter,
  Deux sorts de mort il mit en la balance,
  L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
  Du preux Hector, lesquels il sous-pesa
  Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
  Le sort fatal, tirant sa destinee
  Vers la maison aux ombres assignée,
  Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a ajouté à cette fiction toute une Tragoedie entière, laquelle il a intitulée, <p 10v> Le pois ou la balance des âmes: faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un côté Thetis, et de l'autre côté l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils qui combattent: et néanmoins il n'est homme qui ne voie clairement, que c'est chose feinte, et fable controuvée par Homere, pour donner plaisir, et apporter ébahissement au lecteur. Mais ce passage,
  C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
  Dont les humains sont travaillés sur terre. Et cettui-ci,
  Dieu sourdre fait de la guerre achoison
  Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermés selon la créance et l'opinion qu'ils ont: en quoi ils sement parmi nous, et nous communiquent l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des Dieux. Semblablement les étranges merveilles des enfers, et les décritions qu'ils en font, desquelles par paroles effroiables ils nous peignent et impriment des appréhensions et imaginations de fleuves brulans, de lieux horribles, de tourments épouventables: il n'y a personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que l'on ordonne aux malades, il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car ni Homere, ni Pindare, ni Sophocles, n'ont point écrit ces choses des enfers, pensants qu'elles fussent ainsi:
  Là où les rivières dormantes
  De la nuit aux eaux croupissantes,
  Rendent un brouillas infini
  De tenebres en l'air bruny.
Et,   Vers le rocher tout blanc sur le rivage
  De l'Ocean dressèrent leur voyage.
Et,   C'est le reflux de l'abisme profond;
  Par où l'on va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme chose misérable, en telles paroles,
  Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
  En t'en allant, sans pleurer ma mort dure.
Et,   L'âme prenant hors du corps sa volée,
  En soupirant aux enfers est allée,
  Pour le regret de laisser en douleur,
  Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et,   Ne me tuez avant que je sois mûre,
  Me contraignant d'aller faire demeure
  Entre les morts, sous la terre pesante:
  La lumière est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnées, et jà prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous émeuvent et troublent elles davantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la faiblesse de coeur, dont elles procèdent. Au moyen dequoi, il se faut de bonne heure pourvoir et preparer à l'encontre, ayants toujours cette sentence qui nous sonne aux aureilles, La poésie ne se soucie pas guères de dire vérité: et si y a plus, que la vérité de telles choses est très difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mêmes qui ne travaillent à autre besogne, qu'à chercher l'intelligence et la connaissance de ce qui est, ainsi comme eux-mêmes le confessent: auquel propos il servira d'avoir toujours en main ces vers d'Empedocles,
  Il n'y a oeil d'homme qui le sût voir,
  ni de l'ouïr aureille n'a pouvoir,
<p 11r>    Et n'est esprit humain qui pût étendre
  Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-ci de Xenophanes,
  Il ne sera, et n'a oncques été
  Homme qui sût avec certaineté
  Que c'est des Dieux, ni de tout l'univers,
  Dequoi je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec serment, qu'il ne sait et n'entend rien de ces choses-là : car par ce moyen les jeunes hommes ajouteront moins de foi au dire des poètes touchant cela, en l'inquisition dequoi ils verront que les Philosophes mêmes se perdent et s'éblouissent. Encore arrêterons nous davantage la créance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des Poètes, quand premier que d'y entrer nous lui figurerons et décrirons, que c'est de la Poésie: en lui faisant entendre, que c'est un art d'imiter, et une science répondante à la peinture: et lui alléguant non seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la Poésie est peinture parlante, et la peinture une Poésie muette: mais aussi lui enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons à merveilles, non comme chose belle de soi, ains bien contrefaite après le naturel: car ce qui est laid de soi, ne peut être beau: mais l'art de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est toujours estimée: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps ferait une belle image, ne ferait chose ni bien séante, ni semblable. Il se trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses étranges et montrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme Medee tua ses propres enfants: et Theon, comme Orestes tua sa mère: Parrasius, la fureur et rage simulée d'Ulysses: et Chaerephanes qui contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoutumance de souvent lui recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que l'on ne loue pas le fait en soi, du quel on voit la représentation, mais l'artifice de celui qui l'a pu si ingenieusement, et si parfaitement représenter au vif. Pareillement aussi pource que la poésie représente quelquefois par imitation, de méchants actes, des passions mauvaises, et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme sache, que ce que l'on admire en cela, et que l'on trouve singulier, il ne le doit pas recevoir comme véritable, ni l'approuver comme bon, ains le louer seulement comme bien convenable et bien approprié à la personne, et à la matière sujette: car tout ainsi comme il nous fâche et nous déplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le cri que fait une roue mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sait bien contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisait le cochon, et un Theodorus les grandes roues à puiser de l'eau des puits, nous y prenons plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et néanmoins quand nous venons à voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un est décrit, comme tombant par pièces, et l'autre comme rendant l'esprit, nous en recevons délectation grande: aussi le jeune homme lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux débaucheur de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit instruit et averti de louer l'art et la suffisance de celui qui les a bien su naïvement représenter, mais au demeurant de blâmer et detester les actions et conditions qu'il représente: car il y a grande différence entre représenter bien, et représenter chose bonne: pource que le représenter bien, c'est à dire, naïvement et proprement ainsi qu'il appartient: or les choses déshonnêtes sont propres et convenables aux personnes <p 11v> déshonnêtes. Et comme les souliers du boiteux Demonides, qui avait les pieds bots, lesquels ayant perdus, il priait aux Dieux qu'ils fussent bons à celui qui les lui avait dérobés, ils étaient bien mauvais de soi, mais bons et propres pour lui: Aussi ce propos
  Si violer la justice et le droit
  Il est licite à l'homme en quelque endroit,
  C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
  Au demeurant rien de mal ne commettre. Et ceux-ci,
  cherche d'avoir d'homme droit le renom,
  Mais les effets et justes oeuvres non:
  Ains va faisant tout ce, dont tu verras
  Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-ci,
  Si ne la prends, je pers tout un talent,
  Auquel son doire on dit équivalent:
  Et puis est-il possible que je vive,
  Ayant failli à telle lucrative?
  Pourrai-je bien dormir, après avoir
  Refusé tant d'argent à recevoir?
  Mon âme étant hors de ce monde ôtée,
  N'en sera elle aux enfers tormentée,
  Comme ayant trop mauditement mêpris
  Contre ce saint talent d'argent non pris?
Ce sont tous méchants propos, et faux, mais qui conviennent bien à un Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous advertissions les jeunes gents, que les Poètes n'écrivent pas telles choses, comme s'ils les louoyent et les approuvaient, mais que sachants bien que ce sont mauvais et méchants langages, il les attribuent aussi à de mauvaises et méchantes personnes: en ce faisant ils ne recevront aucunes pernicieuses impressions des poètes, ains au contraire la suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme étant faite ou dite par une méchante et vicieuse personne. A quoi servira d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la bataille s'en va coucher dedans le lit avec la belle Helene: car n'ayant le poète nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour coucher avec sa femme, il montre assez clairement, qu'il juge et répute telle incontinence reprochable et honteuse. En quoi il faut aussi bien prendre garde, si le poète même en donne point quelque demontration, qu'il tienne lui-même tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
  Muse dis moi qui est cet effrontée,
  Belle non moins que fine et assettée,
  A ces amants faisant dix mille torts,
  Leur demandant, et les chassant dehors,
  Ne leur portant à nul affection,
  Et leur usant à tous de fiction?
Desquels avertissements Homere entre autres use très sagement: car il reprend et blâme ordinairement les mauvais propos, avant que de les faire dire: et au contraire, il loue et recommande les bons, en cette manière,
  Lors il lui tint un propos doux et sage. Et ailleurs,
  En s'approchant, d'un parler lui usa
  Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par manière de dire, et qu'il dénonce que l'on s'en donne de garde, et que l'on ne s'y arrête point, non <p 12r> plus qu'à chose de mauvais et dangereux exemple: comme quand il veut décrire les grosses paroles que dit Agamemnon au prêtre d'Apollo, abusant irrévéremment de sa dignité, il met devant,
  Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
  Ains de despit que son gros cueur en eut,
  Il renvoya le prêtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traité outrageusement, temerairement et superbement, outre toute honnêteté du devoir. Aussi fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
  Ivrongne aux yeux éhontés comme un chien,
  Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un même jugement qu'aux autres,
  Achilles dit, de rechef furieux,
  Au fils d'Atreus propos injurieux,
  N'étant encor point son ire assouvie.
Car il est vraisemblable que rien ne peut être beau ni honnête, qui soit di âprement et en colère. Ce qu'il observe non seulement aux paroles, mais aussi aux faits,
  Ainsi parla, puis au corps dépouillé
  Du preux Hector fit un acte fouillé,
  De peu d'honneur, l'étendant sur sa face
  Tout de son long, auprès du lit et place
  Où Patroclus vivant soûlait coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres répréhensions, après les choses passées, donnant lui-même sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait peu devant, comme, pour exemple, après la narration de l'adultère de Mars, il fait que les Dieux disent,
  Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
  Car le boiteux attrape enfin le vite.
Et en un autre passage, après l'audace présomptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
  Le haut parler d'Hector en se vantant,
  Alla Juno contre lui irritant.
Et touchant le couple de flèche que délâcha Pandarus,
  Ainsi Pallas avec son saint langage,
  Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poètes, qui sont couchées en paroles expresses, sont aisées à discerner et connaître à qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres instructions par les faits, ainsi comme l'on dit, que Euripides répondit un jour à quelques-uns qui blâmaient Ixion, en l'appellant malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ai-je jamais laissé, ce leur dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aie attaché et cloué bras et jambes à une roue. Il est bien vrai, qu'en Homere, il n'y a point de telle manière de doctrine, en termes expres, mais qui voudra considérer un peu de près les fables et fictions qui sont les plus blâmées en lui, il y trouvera au dedans une très utile instruction et speculation couverte, combien que quelques-uns les tordants à force, et les tirants, comme l'on dit, par les cheveux, en expositions allégoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les anciens les nommaient soupçons) vont disant, que la fiction de l'adultère de Mars avec Venus signifie, que quand la planète de Mars vient à être conjointe avec celle de Venus en quelques nativités, elle rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à se lever là dessus, leurs adulteres sont sujets à être découvers et pris sur le fait. Quant à l'embellissement de <p 12v> Juno, et à la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on approche du feu: comme si le poète lui-même ne donnait pas les solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de l'adultère de Venus son intention n'est autre, que de donner à entendre, que la Musique lascive, les chansons dissolues, et les propos que l'on tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des personnes désordonnées, leurs vies lubriques et efféminées, les hommes sujets à leur plaisir, aux délices, aux voluptés, et aux amours de folles femmes,
  Souvent changer de lits delicieux,
  De baings aussi, et d'habits précieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantait sur la lyre:
  Change propos, et dis en ta chanson
  Du grand cheval de Troie la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les Chantres, Musiciens, et Poètes prennent les arguments de leurs compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il a très bien voulu montrer, que l'amour et la grâce que les femmes gagnent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de durée, mal assurée, et dont l'homme se lasse, et se fâche bientôt, mais aussi qui se tourne le plus souvent en courroux et âpre inimitié, aussi tôt que la volupté en est passée: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse ainsi Juno, et lui use de telles paroles,
  Tu connaitras alors, que profité
  Rien ne t'aura du lit la volupté,
  Que me tirant à part hors l'assemblée
  Des Dieux par dol tu as eue à l'emblée.
Car le récit et la représentation des oeuvres vicieuses, pourvu qu'à la fin elle rende à ceux qui les ont faites la honte, le déshonneur et le dommage qu'ils méritent, elle ne nuit point, ains plutôt profite aux écoutants: pource que les Philosophes usent d'exemples pris des histoires, pour admonester et instruire les lisants par choses qui réelement sont, ou qui ont été: mais les Poetes inventent et controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui plus est, tout ainsi comme Melanthius, fut ou en jeu, ou à bon esciant, disait que l'état d'Athenes demeurait sur ses pieds, et se maintenait par la division qui était entre les Orateurs, à cause qu'ils ne panchaient pas tous d'un côté, et ainsi par le discord qui regnait entre ceux qui maniaient les affaires, il se faisait toujours quelque contrepois à l'encontre de ce qui était dommageable à la chose publique: aussi les contrarietés qui se trouvent entre les dits des poètes, ôtants réciproquement la foi les uns aux autres, empêchent que ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois. Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous apparaitra qu'il y aura contradiction évidente, alors il faudra encliner et favoriser à la meilleure: comme,
  Souvent, mon fils, les habitants des cieux
  Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
  Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
  Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-ci,
  Prend ton plaisir à des biens amasser,
  Non à savoir ou vertu prochasser. Au contraire,
  C'est chose trop grossière, que d'avoir
  Planté de biens, et rien plus ne savoir. Et ailleurs,
  A. Qu'est il besoin pour les Dieux que tu meures?
  B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r>    Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversités et contrarietés de sentences ont leurs solutions prêtes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous adressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais quand il se trouvera quelque propos dit méchamment, et que la réponse n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra lors réfuter et condamner par autres sentences contraires que les mêmes poètes auront écrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ni courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dits par jeu, ou seulement pour représenter le naturel de quelque personnage. à l'encontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont blessés en bataille par les hommes, ou qu'ils tancent les uns aux autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer, si tu veux, ce qu'il dit,
  Tu pouvais bien, si tu eusses voulu,
  Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entends bien mieux les matières ailleurs en ces passages,
  Les Dieux vivants sans travail à leur aise. Et en cet autre,
  Les Dieux seuls ont joyé perpetuelle. Et ailleurs,
  Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
  Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vraies et certaines opinions que l'on doit avoir des Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont été controuvées seulement pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un lieu dit,
  Les dieux puissants, trop plus que nous ne sommes,
  Vont abusant nous autres pauvres hommes
  Par plusieurs tours de ruse trompeuse.
Il y faudra ajouter ce qu'il dit trop mieux, et plus véritablement en un autre passage,
  Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
  Certainement vrais Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare dise fort aigrement et vindicativement en un lieu,
  Il faut tout tenter et faire,
  Pour son ennemi défaire:
Il lui faut opposer, voire-mais tu dis toi-même en un autre passage,
  Toujours d'une douceur traîtresse
  La fin est pleine de détresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
  Le gain toujours est chose délectable,
  quoi que n'en soit le moyen véritable.
Mais nous avons entendu de lui en un autre passage,
  Jamais ne fut de bon fruit rapporteur
  Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
  Richesse prend ce qui est accessible,
  Et ce qui est du tout inaccessible.
Et,   Possible n'est que de ses amours puisse
  Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
  Langue diserte est cause qu'un visage
  Laid et hideux nous semble beau et sage.
On lui peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles même:
<p 13v>    L'homme qui n'est de biens mondains fourny
  Ne laisse pas d'être d'honneur garny. Et cette-ci,
  Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
  pourvu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
  Dequoi sert tant de vertus acquérir,
  vu que cela qui fait l'homme florir
  En tout bon heur, la richesse opulente,
  Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi véritablement en quelque endroit a un peu trop haut-loué et exalté la concupiscence de volupté, mêmement pour ceux qui de nature sont chauds, âpres, et d'eux-mêmes sujets à l'amour:
  Tout ce qui est en ce monde vivant,
  Et la chaleur du Soleil recevant.
  Commune à tous, il est, il a été,
  Et sera serf toujours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en détourne, et nous retire fort à l'honnêteté, refrénant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
  La volupté de déshonnête vie,
  Toujours enfin de reproche est suivie.
Ces derniers propos sont à demi contraires aux premiers, mais bien sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cet approchement de propos contraires, en les considérant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des deux effets, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la meilleur, ou pour le moins il ôtera et diminuera de la foi aux pires: mais si d'aventure les poètes ne baillent eux-mêmes les réponses et solutions à quelques propos étranges qu'ils diront, il ne sera pas mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes illustres, pour les mettre à l'épreuve de la balance à l'encontre des meilleurs: comme, pour exemple, le poète Alexis émeut à l'aventure quelques-uns par ces vers,
  Si l'homme est sage, il doit de tous côtés
  Aller faisant amas de voluptés,
  Dont il y a trois espèces notables
  A conserver la vie profitables:
  La première est, manger: et la deuxiéme,
  Boire: Venus vient après la troisiéme:
  Outre cela, toute fruition
  D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en mémoire ce que le sage Socrates soûlait dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:» et semblablement à l'encontre du poète qui dit,
  Contre un méchant méchanceté est bonne:
commandant par manière de dire, que l'on se rende semblable aux méchants: on peut opposer cette notable réponse de Diogenes, lequel interrogé, «Comment on se pourrait le mieux venger de son ennemi,» répondit, «En se rendant soi-même homme de bien et d'honneur.» Et faut aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel a empli un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a écrits touchant la religion et confrairie des mystères de Ceres,
  O très heureux les enfants des Confrères,
  Qui ayants vu les secrets des mystères
  Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
  Qui puissent être en vie pardela:
<p 14r>    Les autres tous devallants y endurent
  De griefs tourments, qui sans fin toujours durent.
Diogenes ayant ouï ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis? le larron Pataecion étant decedé, aura-il plus heureuse condition de son être après cette vie, que n'aura Epaminondas, seulement pource qu'il aura été de la religion et de la confrairie des mystères? Car à Timotheus en plein Theatre, où il chantait un sien poème qu'il avait composé à la louange de Diane, et l'appellait par les surnoms que les Poètes ont accoutumé de lui bailler, Furieuse, Insensée, enragée, forsennée: Cynesias répondit sur le champ tout hautement, Que puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-ce bien gentillement répondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
  L'homme ne peut faire ne dire rien,
  Quand pauvreté l'estraint en son lien,
  Et a sa langue au palais attachée:
Comment doncques babilles-tu tant, vu que tu es pauvre, et nous romps la tête de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des paroles et sentences adjacentes ou mêlées parmi les propos que nous connaitrons mériter d'être corrigés: mais tout ainsi que les médecins disent que la mouche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dits des poètes un seul nom, ou un seul verbe, mis auprès de ce que l'on a peur qui nuise, rendra bien souvent plus débile et plus faible sa force de tirer le lecteur à mal: au moyen dequoi il s'y faut attacher, et plus amplement déclarer la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces vers ici,
  C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
  Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-ci,
  Chetifs humains sont à misere nés,
  Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poète ne dit pas absolument aux humains que les Dieux ayent predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et ecervelés, lesquels étant ordinairement cauteleux et misérables pour leurs méchancetés, il a accoutumé d'appeler Deilous et Oïzyrous. [...] Il y a encore un autre moyen de divertir et détourner les intelligences des propos poétiques en bonne part, lesquels on pourrait autrement prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en laquelle ils ont accoutumé de prendre les mots: à quoi il vaut mieux exerciter les jeunes écoliers, que non pas à l'intelligence de certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pource que cela est plein de grand savoir, et de délectation, comme de savoir pourquoi ce mot Rigedane aux poètes signifie male mort, [...] c'est pour autant que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent la victoire que l'on gagne par patience et par continuation de persévérance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi. [...] Cela est utile, et du tout nécessaire, si nous voulons recevoir utilité, non pas dommage, de la lecture des poètes, savoir comment et en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire, l'âme: [...] et Moeran, c'est à dire la destinée, [...] et si ce sont termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en leurs écrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie aucunefois la maison où l'on demeure, comme quand il dit,
  En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v>    Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prend pour vivre, comme en ce vers,
  lui voulant mal Neptune, par envie,
  Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultés et les biens,
  Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prend aucunefois pour être fâché et ennuyé, comme quand il dit,
  Ainsi parla, mais elle mal contente
  Se départit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se réjouir et se glorifier,
  Te glorifies-tu
  Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
  De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
  Mes beaux amis, quelle est l'occasion
  De cette votre étrange session?
  Que veulent dire alentour de vos têtes
  Rameaux de ceux qui viennent aux requètes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et l'usage des paroles aux choses qui se présentent, ainsi comme les Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance selon la diversité de la matière sujette: comme,
  La nef petite entre les autres prise,
  Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire, louer: mais louer en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou rejeter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons accoutumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou lui face, quand nous ne voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi disent aucuns, que Proserpine pour cette cause a été appelée Epaenen, pource que c'est une Déesse qui est à rejeter. Laquelle différence et diversité de signification des vocables il convient observer premièrement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande conséquence, comme és noms des Dieux: et pour ce commencerons nous à enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux, entendants aucunefois leur essence même, et aucunefois les forces et puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president, appellants ces deux choses par un seul même mot: comme, pour exemple, quand Archilochus faisant sa prière dit,
  Sire Vulcain écoute ma demande,
  En m'ottroyant ce que je te demande
  A deux genoux: et me donne les biens
  Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout évident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant du mari de sa soeur, qui avait été noyé en la mer, il dit qu'il eût porté plus patiemment sa calamité,
  Si Vulcain eût son chef et corps aimé
  Dedants ses beaux vêtements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r>    Par Jupiter les astres régissant,
  Et Mars de sang épandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
  Mars est aveugle, Ô Dames, et sans yeux,
  Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
  Dont Mars tranchant au long du clair Scamandre
  A maintenant le noir sang fait épandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables doubles, ayants plusieurs diverses significations: il faut entendre et retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les Poètes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la fortune, et quelquefois la fatale destinée: car quand ils disent,
  O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
  O Jupiter qui est plus que toi sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer en disant,
  D'hommes vaillants elle jeta grand nombre,
  Avant leur temps, en la tenebreuse ombre
  Des creux enfers. le vouloir tel était
  De Jupiter qui cela permettait.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinée. Car il n'est pas vraisemblable que le poète pensast, que Dieu autrement machinât du mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la nécessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement predestiné à toutes villes, toutes armées, et tous Capitaines, s'ils sont bien sages, que leurs affaires aussi nécessairement prospereront, et qu'ils viendront enfin au dessus de leurs ennemis: mais si au contraire, se laissants aller à leurs passions, et tombants en erreurs, ils viennent à avoir des différents, et à entrer en querelles les uns contre les autres, comme firent ceux-ci, il est forcé qu'il en sourde tout trouble, tout désordre, et que finablement l'issue n'en vaille rien.
  Conseils qui sont à mal faire obstinés,
  A porter fruits tels sont predestinés.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frère,
  Ne reçoi dons que Jupiter t'envoye
  Du ciel en terre, ainçois les lui renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune: car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme richesse, mariages, états, et tous autres biens exterieurs, dont la possession est inutile à ceux qui n'en savent pas bien user: et pourtant estimait-il que Epimetheus étant homme de nulle valeur, et sans entendement, devait craindre et eviter toutes telles prosperités de la fortune, comme voyant bien qu'il était pour en recevoir honte, perte et dommage, plutôt qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
  N'ayes le coeur de jamais à personne
  La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite, n'estimant pas que ce soit reproche, que l'on doive mettre devant le nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la pauvreté qui procède de paresse, de lâcheté, di'oisiveté, ou bien de folle dépense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car n'ayants pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et néanmoins connaissants <p 15v> déjà bien que la puissance de celle cause variante, inconstamment et incertainement ne se pouvait pas eviter par discours d'entendement humain, ils exposaient cela, et le déclaraient comme ils pouvaient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et natures de personnes, des propos, et des hommes mêmes, célestes et divins. Voila un expédient et moyen pour soudre et corriger plusieurs sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément dites de Jupiter, comme sont celles-ci,
  Jupiter a sur le sueil de sa porte
  Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
  De sorts, dont l'un est rempli des heureux,
  L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et cette-ci,
  Le haut tonnant ne voulut pas conduire
  A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
  Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmît
  Signes du ciel, dont en erreur les mit.
  De là sourdit aux Troiens et aux Grecs
  Le mal qui tant leur causa de regrets:
  Pource qu'ainsi à Jupiter plaisait,
  Qui tellement fourvoyer les faisait.
Car tout cela se doit entendre de la Destinée fatale, ou de la fortune, les causes desquelles sont incomprehensibles à notre entendement, et ne sont du tout point en notre puissance. Mais là où il y a chose conforme à la raison et à la semblance de vérité, là estimons nous que proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces passages-ici,
  Par les squadrons des autres il allait,
  Mais rencontrer Ajax il ne voulait,
  Car Jupiter a en haine celui,
  Lesquel s'attache à un plus fort que lui.
Et ailleurs,
  Jupiter est des grands cas soucieux,
  Mais les petits il laisse aux demi-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui se tournent et transfèrent à signifier plusieurs choses diverses, et qui se prennent diversement par les Poètes, comme est entre autres ce mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pource que non seulement elle rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faits qu'en dits, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et authorité: à cette cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommée et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire, l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du même nom que les arbres qui les portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les poètes ces passages,
  Les Dieux ont mis la sueur au-devant
  De la vertu.
Et,   Lors les Gregeois rompirent par vertu
  Des ennemis le squadron combattu.
Et,   S'il faut mourir, honorable est la mort
  Quand par vertu du monde ainsi l'on sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus excellente, et plus divine habitude qui puisse être en nous, laquelle nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cime de nature raisonnable, et une disposition de l'âme <p 16r> consentant et s'accordant avec soi-même. Mais quand au contraire il viendra à lire ces autres lieux ici,
  C'est Jupiter qui fait la vertu croître,
  Comme il lui plaît, és hommes, et decroître. Et celui-ci,
  Gloire & vertu vont après la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela ébloui d'ébahissement de l'heur des riches, et s'en emerveillant comme s'ils avaient incontinent avec leur richesse la vertu achetée à prix d'argent, ni ne se persuade pas qu'il soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer sa prudence, ains estime que le Poète aura là usé du nom de vertu pour signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se prend aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié ou méchanceté de l'âme, comme quand Hesiode écrit,
  De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prend pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
  Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celui s'abuserait grandement qui se persuaderait, que les Poètes prissent béatitude et l'entendissent precisément, comme font les Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entière de tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement selon nature, pource que bien souvent ils en abusent, en appellant l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et authorité, béatitude et félicité. Homere a bien usé proprement de ces termes en ces vers,
  Pour posseder une grande chevance
  Je n'ai point plus au coeur d'éjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
  De tout avoir j'ai chez moi grande somme,
  Et pour cela chacun riche me nomme,
  Mais bienheureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
  jà ne me soit donnée vie heureuse,
  Pour être aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
  pourquoi vas-tu honorant tyrannie,
  Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que l'on prenne les termes par translation, en autre signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce propos. Au reste il ne faut pas recorder une fois seulement, mais plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux, que la Poésie ayant pour son propre sujet l'imitation, use d'ornement et d'enrichissement, en décrivant les choses qui se présentent à elle, et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle n'abandonne point la semblance de vérité, pource que l'imitation délecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraisemblable: et pourtant l'imitation qui ne veut pas de tout point se départir de la vérité, exprime les signes de vice et de vertu, qui sont mêlés parmi les actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrêtant aucunement aux étranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peut avoir rien qui soit de mal conjoint avec la vertu, ni aussi de bien avec le vice, ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant faut et pèche toujours, et au contraire aussi, que le sage fait toujours et en toutes choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que l'on dispute par les écoles: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes, ainsi que dit Euripides,
  possible n'est que le mal de tout point
<p 16v>    D'avec le bien, non mêlé, soit déjoint:
ains y a toujours mêlange de l'un avec l'autre. Mais sans vérité la poésie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans, et qui font les étrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les lisent, en quoi consiste le plus grand ébahissement, et dont procède le plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poètes ne font jamais que mêmes hommes gagnent toujours, ne qu'ils soient toujours heureux, ne que toujours ils fassent bien: qui plus est, quand ils feignent que les Dieux mêmes s'entremettent des affaires des hommes, ils ne les font pas sans passion, ni exempts d'erreur et de faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en admiration les coeurs des hommes en la poésie, ne demeure oisif et amorti, s'il n'y avait aucun danger, ni aucun adversaire. Cela étant ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poètes: non étant prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-là des anciens, comme s'ils avaient été sages, justes et vertueux Rois en toute perfection, et par manière de dire, la règle de toute vertu et de toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y va avec cette opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celui qui blâme ceux qui font ou qui disent de telles choses:
  O Jupiter, Apollo, et Minerve,
  Que nul des Grecs sa vie ne préserve,
  ni des Troiens: mais que nous échappions
  La mort, afin que tous seuls nous sappions
  Les hautes tours et murailles de Troie.
Et,   j'ai entendu la voix très pitoyable
  De cassandra la fille misérable
  Au Roi Priam, que my femme traîtresse
  Clytaemnestra, en cruelle détresse
  A fait mourir, pour une jalousie
  D'elle et de moi, dont elle était saisie.
Et,   De me mêler avec la concubine
  A mon vieil père, afin que la mastine
  En eût après en haine le vieillard.
  Ce qui je crus, et fus lâche paillard.
Et,   Jupiter père, il n'y a Dieu aux cieux
  Qui soit autant que toi pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoutume point à jamais louer aucun propos semblable, ni n'aille point cherchant aucunes couvertures pour l'escuser, ni ne s'étudie point à inventer des déguisements colorés pour masquer des choses infâmes et vilaines, à fin de montrer la subtilité et vivacité de son esprit: mais plutôt, qu'il estime que la Poésie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non entièrement parfaites, ou du tout irrépréhensibles, ains mêlées de passions, de fausses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent par la dextérité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi informé et instruit son entendement, de manière que les choses bien faites et bien dites lui emouveront le coeur, et l'affectionneront, et au contraire, les mauvaises lui déplairont, et le fâcheront: cette instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire et ouïr toutes sortes de livres poétiques. Mais celui qui admire tout, qui s'apprivoise à tout, et qui a déjà le jugement asservi par la magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux des disciples de <p 17r> Platon qui contrefaisaient les hautes espaules de leur maître; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De l'autre côté aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui quand ils sont en un temple, craignent effroieement tout, et adorent tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément et méchamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple, Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se fâchant de voir la guerre aller ainsi en longueur, lui principalement qui avait si grand renom et si grande réputation en la guerre, assemble le conseil: mais davantage étant homme savant en la médecine, et voyant après le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'était point une maladie ordinaire, ni contractée des causes accoutumées et communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple, ains pour donner conseil au Roi, en disant,
  Fils d'Atreus, il sera nécessaire
  De retourner, ce crois-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et lui seyait bien de le dire: mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de tous les Grecs, Achilles lui répond alors, non plus sagement ni modestement, en jurant, que nul, tant comme il serait vivant, ne lui mettrait la main sur le collet: et y ajoutant davantage, non pas si tu disais Agamemnon même: montrant en cela un mêpris et va contemnement de celui qui avait l'auctorité souveraine: et passant encore outre en fureur de colère, il met la main à l'épée, en volonté de le tuer: ce qui n'eût été ni sagement, pour son honneur, ni utilement fait à lui: et puis s'en repentant soudain,
  Dants le fourreau son épée il remît,
  Minerve au coeur ce bon conseil lui mit.
En quoi il fit bien et honnêtement, que n'ayant peu de tout point retrancher sa colère, au moins la modera-il, et la retint sous l'obéissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce qu'il fait et qu'il dit en l'assemblée du conseil, est digne de moquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus vénérable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, cependant que l'on lui enléve la belle Chryseïde,
  Loin de ses gens se retirant à part,
  S'en va pleurer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant lui-même la sienne jusques dedans la navire, la livrant et la renvoyant à son père, celle que naguere il avait dit, qu'il l'aimait plus cherement qu'il ne faisait sa propre femme épousée, il ne fit rien indigne de lui, ne qui sentît son homme passionné d'amour. Et au contraire, Phoenix étant maudit par son père, à cause de sa concubine, dit ces propos,
  Je fus en train d'aller tuer mon père,
  Mais quelque Dieu refréna ma colère,
  Me remontrant comme ma renommee
  En demeurrait à jamais diffamee
  Entre les Grecs, par lesquels interdit
  Nommé serais parricide maudit.
Aristarchus ayant en horreur telle abomination, ôta ces vers en Homere. Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pource que Phoenix en cet endroit là enseigne à Achilles, comme la colère est une violente passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand ils sont enflammés de courroux, quand ils ne veulent pas user de raison, ni croire ceux qui les adoucissent. Car il introduit Meleager qui se courrouce à ses citoyens, et puis après se rappaise, reprenant en cela <p 17v> et blâmant sagement les passions, mais louant aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les maîtrisent, et s'en repentent, comme étant chose honnête et utile. Il est vrai qu'en ces passages là, la différence est toute évidente et manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la sentence et intelligence des propos, il faut arrêter le jeune homme en cet endroit là, et lui enseigner à faire une telle distinction: Si Nausicaa voyant Ulysses homme étranger, s'échauffa de la même passion qu'avait fait Calypso envers lui, comme celle qui ne demandait que son plaisir, étant déjà en âge de marier, et dit forâtrement ces paroles à ses chambrières,
  Plût or à Dieu qu'un tel mari me vînt,
  Et qu'avec moi volontiers il se tînt.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos d'Ulysses ayant aperçu qu'il était homme de bon sens et de bon entendement, elle souhaitte plutôt être mariée avec lui, qu'avec un de son pays qui ne sût que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle serait digne de louer. Au cas pareil quand Penelopé devise gracieusement et courtoisement avec les poursuivants qui la demandaient en mariage, et que eux à l'encontre lui donnent des habillements, joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en réjouissant,
  Il leur tirait des dons de dessous l'aile,
  Et en prenait son plaisir avec elle:
s'il s'éjouissait de ce que sa femme recevait des dons, et qu'il prenait plaisir au gaing qu'il y avait, il surpassait en maquerellage le Polyager qui est tant moqué et picqué par les Poètes comiques,
  Polyager a bon heur qui lui rit,
  C'est pour autant que chez lui il nourrit
  Du ciel la chèvre, et par son influence
  Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisait pource qu'il esperait par ce moyen les avoir mieux sous sa main, et moins se doutant de ce qu'il leur gardait, en ce cas-là son éjouissance et son assurance étaient fondées en raison. Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les Phaeaciens avaient exposés avec lui sur le rivage, et puis avaient fait voile, si véritablement en telle solitude, et en telle incertitude de l'état où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
  Q'ils ne s'en soient ainsi allés d'emblée,
  Pour lui avoir aucune chose emblée:
il est, à l'aventure, plus digne de commiseration, que de detestation, pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'étant pas assuré qu'il fut en l'Île d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de son argent soit une certaine preuve et demontration de la légalité et sainteté des Phaeaciens, pource que autrement ils ne l'eussent pas ainsi transporté en terre étrange sans y avoir profit, et ne l'eussent pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce fait digne de louange. Il y en a bien quelques-uns qui blâment même cette exposition de lui sur le rivage, s'il est vrai qu'elle fut faite par les Phaeaciens lui dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne sais quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature aimait fort à dormir, et que pour cette cause, bien souvent on ne pouvait pas parler à lui: mais si le sommeil n'était pas véritable, et que ayant honte de renvoyer les Phaeaciens qui l'avaient amené, sans les festoyer chez lui, et leur faire des présents, et ne pouvant faire qu'il ne fut découvert et connu par ces ennemis, s'ils demeuraient avec lui, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne savoir comment il devait faire, <p 18r> en faisant semblant de dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels avertissements aux enfants, nous ne les laisserons point tomber en corruption de moeurs, ains plutôt leurs imprimerons un zele et un désir des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blâmant les mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Tragoedies, là où bien souvent il y a des propos affettés, et paroles fines et malicieuses sus des actes vilains et déshonnêtes car ce que dit Sophocles en un passage n'est pas universellement vrai,
  On ne saurait parler honnêtement
  De ce qui est fait déshonnêtement.
Car lui-même bien souvent en de mauvaises natures, et en faits reprochables, a accoutumé de les pallier avec certains propos riants et raisons apparentes: et son compagnon Euripides, tout de même. Ne voyons nous pas qu'il fait, que Phaedra accuse Theseus de son forfait d'elle-même, disant que c'est à cause de ses méchancetés qu'elle est devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à Helene en la Tragoedie des Troades contre la Roine Hecuba, disant que c'était celle qui avait plutôt mérité d'être punie, pource qu'elle avait enfanté Alexandre Paris son adultère? Le jeune homme doncques ne doit point prendre coutume de trouver telles inventions galantes ni de bon esprit, et de rire à telle subtilités et telles arguties de devis, ains de haïr autant ou plus les paroles d'intempérance et de dissolution, que les faits mêmes. Parquoi en tous propos il sera toujours bon d'en rechercher la cause, ne plus ne moins que faisait Caton quand il était encore jeune enfant, car il faisait tout ce que son Paedagogue lui commandait, mais il lui demandait toujours la cause et la raison de chaque commandement: mais aux Poètes il ne faut pas croire tout, comme l'on ferait ou à des Paedagogues, ou à des Legislateurs, si la matière sujette n'est fondée en raison, et elle sera fondée en raison lors qu'elle sera bonne et honnête: mais si elle est méchante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des gents qui demandent et recherchent âprement et curieusement que c'est qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
  Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-ci,
  Le chevalier de son char demonté,
  Qui sur celui d'autre sera monté,
  Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande conséquence, ils en reçoivent la créance légèrement, sans rien enquérir ni examiner, comme sont ces propos ici,
  Qui sent son père ou sa mère coulpable
  De quelque tare, ou faute reprochable,
  Cela de coeur bas et petit le rend,
  Combien qu'il eût de sa nature grand. Et celui-ci,
  celui qui a la fortune adversaire,
  doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et troublent la vie des hommes, leur imprimants de mauvaus jugements, et des opinions lâches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est que nous nous accoutumions à leur contredire à chaque point, en cette manière: pourquoi est-il besoin, que celui qui a fortune contraire abbaisse son courage, et non plutôt qu'il s'éleve contre elle, et se maintienne haut, et non sujet à être rabbaissé ni ravallé par les accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour être né d'un père fol ou vicieux, faut-il que j'aie le coeur abattu, si je suis homme de bien et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon père me tienne bas et n'osant lever la tête, que ma propre valeur et vertu me hausse le courage? Car celui qui resiste faisant de telles oppositions à l'encontre, <p 18v> et ne donne pas le flanc, par manière de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que cette sentence de Heraclitus soit sagement dite,
  Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
celui-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poètes, qui ne seront ni profitables ni véritables. Ces observations done feront, que le jeune homme pourra ouïr et lire sans danger les Poètes. Mais pour autant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruit bien souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que l'on ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la diction poétique, et parmi les fables et fictions des Poètes, il y a beaucoup d'avertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne peut apercevoir de lui-même, et néanmoins il ne faut pas qu'il s'en écarte, ains qu'il s'attache fermement aux matières qui peuvent servir à le dresser à la vertu, et qui peuvent lui former ses moeurs. Il ne sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles, touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui écrivent plus à l'ôtentation. premièrement doncques, le jeune homme connaissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faits que le Poète leur attribue au plus près de ce qui leur est convenable, comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le dise en colère,
  Jamais à toi pareille récompense
  Je n'ai, non pas quand des Grecs la puissance
  Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le même Agamemnon dit,
  Du cuivre à force il y a en ta tente,
  Mainte captive en beauté excellente,
  Dequoi les Grecs un présent te feront
  Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
  Si Jupiter tant nos voeux favorise,
  Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
  Que prisonnier j'amenerai lié,
  moi, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la revue de l'armée que fait Agamemnon, passant au long de toutes les bandes, il tance Diomedes, lequel ne lui répond rien,
  Du Roi portant à la voix révérence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisait point de compte, lui réplique,
  Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
  vu que tu sais la vérité certaine:
  Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
  Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La différence qu'il y a entre ces personnages bien remarquée instruira et enseignera le jeune homme, que c'est chose honnête, que d'être humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et l'outrecuidance, et le parler hautainement de soi, comme chose mauvaise. Aussi sera-il expédient et utile d'observer en ce passage, ce que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrêter à parler à lui: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'était senti picqué,
  Ainsi parla et lui rendit réponse,
  Quand il connut que choler lui fronce
  La face, et l'autre après lui répliqua.
Car de répondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui fait la cour, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi de mêpriser tout le monde <p 19r> c'est fait en homme superbe et fol. Aussi fait très bien Diomedes, lequel étant repris et tancé par le Roi, se tait, en la bataille: mais après la bataille, il parle hardiment à lui,
  Tu m'as des Grecs le premier assailli,
  Me reprochant d'avoir le coeur failli.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la différence qu'il y a entre un homme prudent, et un devin, qui ne veut qu'apparaitre et se montrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roi Agamemnon, disant que c'était lui, et non autre, qui leur amenait la pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblât qu'il voulût devant tout le peuple accuser le Roi d'avoir failli, et de s'être trop laissé transporter à sa colère, il l'admoneste,
  Donne à disner aux Seigneurs de grand âge,
  Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
  L'avis adonc de plusieurs tu prendras,
  Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, après le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. davantage il faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignants leurs capitaines: car craindre ses capitaines et ses supérieurs lors que l'on vient aux mains avec l'ennemi, est signe de vaillance, et ensemble de bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille d'accoutumer les hommes à craindre plutôt les répréhensions et les choses laides et vilaines, que non pas les travaux ni les dangers: et Caton disait, qu'il aimait mieux ceux qui rougissaient, que ceux qui pâlissaient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres pour reconnaître les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
  Tout à travers du camp je passerai,
  Tant qu'à la nef d'Agamemnon sera.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soi, mais il dit qu'il aura moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose honnête et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose mauvaise et barbaresque, que la fiere temérité: pourtant faut-il imiter l'une, et rejeter l'autre arrière. Il y aura bien aussi quelque proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à Hector lors qu'il s'apprêta pour combattre d'homme à homme contre Ajax. Aeschylus étant un jour à regarder l'ébattement des jeux Isthmiques, l'un des combattants à l'escrime des poings ayant reçu un grand coup de poing sur le visage, l'assemblée s'en écria tout haut: et lui se prit à dire, «Voyez ce que fait l'accoutumance et l'exercitation: ceux qui regardent crient, et celui qui a reçu le coup ne dit mot:» Aussi le Poète disant, que les Grecs se réjouirent grandement quand ils vîrent venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
  Tous les Troiens tremblaient de froide peur,
  Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque cette différence? celui qui va pour combattre n'a que le coeur qui lui saute, comme s'il allait pour luicter seulement, ou pour gagner le prix d'une course: mais tout le corps tremble et très saut à ses gens qui le regardent, pour la peur qu'ils ont du danger de leur Roi, et pour la bonne affection <p 19v> qu'ils lui portent. Il faut aussi remarquer ici la différence qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lâche de tous les Grecs: car quant à Thersites,
  Il haïssait le preux Achilles fort,
  Et voulait mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax ayant toujours cherement aimé Achilles, porte encore témoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
  De ce combat d'homme à homme, la preuve
  Te montrera quels champions on treuve
  En l'ost Grec, outre Achilles parangon
  De la prouesse, ayant coeur de lion.
Cela est une particulière louange d'Achilles: mais ce qui suit après est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
  Nous sommes tels, que pour tête te faire
  On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ni seul ni plus vaillant que les autres pour le combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisants pour lui faire tête. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes, si nous n'y voulons d'aventure ajouter encore cela davantage, qu'il y eût en cette guerre plusieurs Troiens qui furent pris prisonniers vifs, et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissés jusques à se jeter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfants d'Antimachus, Lycaon, Hector lui-même, qui pria Achilles pour sa sepulture: mais des autres nul, comme étant chose barbare de s'humilier en bataille devant son ennemi, et le supplier: et au contraire valeur Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or tout ainsi comme és pâturages l'abeille cherche pour sa nourriture la fleur, la chèvre laffeuille verte, le pourceau la racine, et les autres bêtes la semence et le fruit: aussi en la lecture des poèmes l'un en cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la diction, et à l'élégance et douceur du langage, ainsi comme Aristophanes parle d'Euripide,
  Car la rondeur de son parler me plaît.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels ce présent traité s'adresse. Ramenons leur doncques en mémoire, que celui qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et ingenieusement inventé: et semblablement, que celui qui est studieux d'éloquence y note diligemment ce qu'il y a d'écrit purement et artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celui qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prend pas les poètes en main par manière de jeu et d'ébattement pour passer son temps, mais pour en tirer utile instruction, écoute négligemment et sans fruit les sentences que l'on y treuve, à la recommandation de la prouesse, de la tempérance, et de la justice: comme sont celles ci,
  Diomedes d'où vient cette faiblesse,
  Que nous mettons en oubli la prouesse?
  Approche toi de moi pour faire tête.
  En cet endroit reproche déshonnête
  Ce nous serait, si en notre présence
  Hector prenait nos vaisseaux sans défense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au danger de mourir, et d'être perdu avec toute l'armée, redouter et craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et cette-ci,
  Minerve avait plaisir tout évident <p 20r>
  D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poète fait une telle conclusion, que la Déesse Pallas ne prend plaisir à un homme ni pour être beau de corps, ni pour être riche, ni pour être fort et robuste, mais seulement pour être sage et juste: et en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le délaisse ni ne l'abandonne point, pource qu'il était
  Sage, rassis, prudent et avisé,
le Poète nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimée des Dieux, s'il est ainsi que naturellement chaque chose se réjouit de son semblable. Et pource qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme, comme à la vérité elle l'est, pouvoir maîtriser sa colère, c'est encore une plus grande vertu de prevenir et pourvoir à ce que l'on ne tombe point en colère, et que l'on ne s'en laisse point surprendre. Il faut aussi advertir les lisants de cela bien soigneusement, et non point en passant, comme Achilles qui de sa nature n'était point endurant ne patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point, en cette manière,
  Garde vieillard d'irriter ma colère,
  Car de moi-même assez je délibére
  De te livrer ton fils: et puis après,
  J'en ai du ciel commandement expres.
  Mais garde toi que je ne te dechasse
  Hors de ma tente, et que je ne trêpasse
  Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
  quoi que venu tu sois en suppliant.
Et puis après avoir lavé et enseveli le corps d'Hector, lui-même le met dedans le chariot, devant que le père le vît ainsi déchiré qu'il était,
  De peur qu'étant le père vieil atteinct
  D'âpre douleur, son courroux il ne tint,
  Voyant le corps de son fils dechiré,
  Et que cela n'est encore empiré
  Le coeur selon d'Achilles, tellement
  Que sans avoir egard au mandement
  De Jupiter, de sa tranchante épée
  Soudain la tête il ne lui eût coupée.
Car se connaître sujet à soi courroucer, et de nature âpre et courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de loin avec la raison, de sorte que non pas même malgré soi il ne tombât en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi faut-il, que celui qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de l'ivrongnerie, et semblablement à l'encontre de l'amour celui qui se sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de lui pour cet effet: et Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols et malappris vont euxmêmes amassant la matière pour enflammer leurs passions, et se precipitent volontairement eux-mêmes dedans les vices dont ils se sentent tarés, et ausquels ils sont le plus enclins. Au contraire Ulysses non seulement arrête et retient sa colère, mais qui plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il était un peu âpre, et qu'il haïssait les méchants, il l'adoucit, et le prepare de longue main, lui commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
  Si de mêpris ils me font demontrance
  En ma maison, passe tout en souffrance
  Patiemment, quelque tort qu'on me face <p 20v>
  Devant tes yeux, voire si en la place
  Ils me traînaient par les pieds attaché,
  Ou s'ils avaient sur moi leur arc lasché,
  Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que l'on ne bride pas les chevaux cependant qu'ils courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-l'on au combat ceux qui sont courageux et malaisés à tenir, après les avoir preparés et domptés premièrement avec la raison. Il ne faut pas non plus passer négligemment par-dessus les dictions, non que je vueille que l'on se joue, comme fait Cleanthes, car il se moque bien souvent, en faisant semblant d'interpreter ces vers,
  Jupiter père au mont Ida regnant,
Et,   [...].
Car il veut que l'on lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en était qu'un seul qui signifiât les exhalations qui se lévent de la terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non pource qu'il se joue, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment en forçant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...] signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'éloquence. Il sera donc meilleur laisser ces petites arguties-là aux grammairiens, et considérer de près d'autres observations, où il y a plus de vérisimilitude, et plus d'utilité,
  Mon vouloir même y était tout contraire,
  Car j'ai appris à bien vivre et bien faire. Et cette-ci,
  Car il savait être à chacun affable.
Car en déclarant que la prouesse était chose que l'on peut apprendre, et montrant qu'il estime, que l'être affable aux hommes, et parler gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'être point nonchallants d'eux-mêmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnêtes, et hanter ceux qui les enseignent, comme étant la couardise, la sottise et l'incivilité faute de savoir, et vraie ignorance. A cela s'accorde et convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
  Ils sont tous deux de même sang issus,
  Et d'un pays tous deux: mais le dessus
  Jupiter a, pour être né devant,
  Et qu'il est plus que son frère savant.
Car en ce disant il montre, que le savoir et la prudence sont qualités plus divines et plus royales: en quoi il met la plus grande excellence de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suivent celle-là: aussi faut-il accoutumer le jeune homme à écouter d'une oreille non endormie ces autres sentences ici,
  Jamais pour rien ne dira menterie,
  Car il a trop la sagesse cherie.
Et,   Antilochus qui as toujours été
  Par ci-devant si sage réputé,
  Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
  Tu m'as fait honte, et gâté mes chevaux.
Et,   Glaucus comment as tu une parole
  dite (étant tel) si superbe et si folle?
  Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
  Tu emportais le prix entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos, et ne se montrent jamais lâches quand ce vient à un bon affaire, ni ne reprennent autrui sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par sa follie se laissa induire à rompre <p 21r> les trêves, il montre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice. Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence, en s'arrêtant à considérer ces passages-ci,
  Antea femme à Proetus amoureuse
  De lui, était ardemment désireuse
  D'être par lui en secret ambrassée,
  Mais point ne peut induire ta pensée
  Bellerophon, car sage tu étais,
  Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et,   auparavant Clytaemnestra pudique
  Faisait toujours refus d'acte impudique,
  Car sagement alors se conduisait,
  Et de bon sens en sa vie elle usait.
En ces passages nous voyons que le Poète attribue la cause de continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les Capitaines à leurs soudars au fort de la bataille,
  Où est la honte, Ô lâches Lyciens,
  Où fuyez vous si vites comme chiens?
Et,   Mettez chacun la honte et la justice
  Devant vos yeux vengeresse de vice,
  Car autrement certes un grand reproche
  Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperants et continens preux et vaillans, pource qu'ils ont honte des choses laides, et pour autant qu'ils peuvent surmonter les voluptés et soutenir les dangers: ce qui émeut aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire, en son poème qui est intitulé, les Perses,
  Honte par vous soit crainte et révérée,
  Force de coeur par elle est acérée.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'être vu, ni passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges d'une commune, écrivant de Amphiaraus en cette sorte,
  Il ne veut point sembler juste, mais l'être,
  Aimant vertu en pensée profonde,
  Dont nous voyons ordinairement naître
  Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soi-même, et de sa façon de vivre quand elle est très bonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme ainsi soit doncques qu'ils réduisent toutes choses bonnes et honnêtes à la sagesse, cela demontre que toute espèce de vertu s'acquiert par discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus aigres fleurs, et parmi les plus âpres espines, le plus parfait miel, et le plus utile: aussi les enfants, s'ils sont bien nourris en la lecture des Poètes, en tireront toujours quelque bonne et profitable doctrine, mêmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble que le Roi Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice, d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui lui donna la jument Aetha,
  De peur d'aller à Troie la venteuse,
  Mais demeurer loin de guerre douteuse,
  Chez soi en paix et toute volupté,
  Car il avait de tous biens à planté.
mais toutefois il fit bien et sagement, comme dit Aristote, ayant préféré une bonne <p 21v> jument à un tel homme: car il ne vaut pas un chien, non pas certainement un âne, l'homme qui est ainsi lâche de coeur, et ainsi efféminé par délices et par abondance de richesses. Au cas pareil, il semble que Thetis fait très déshonnêtement d'inciter son fils Achilles aux voluptés, et lui ramentevoir les plaisirs de ses amours: mais encore là peut on en passant considère la continence d'Achilles, que combien qu'il fut amoureux de Briseïde, étant retournée devers lui, et sachant que la fin de sa vie était prochaine, néanmoins il ne se haste point, ni ne convoite point de jouir ce pendant tant qu'il pourra de ses plaisirs, ni ne porte point le dueil de la mort de son ami en oisiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les choses que requérait son devoir, ains s'abstient de volupté pour le regret et la douleur qu'il en sentait, et néanmoins ce pendant ne laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre. Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'étant triste et déplaisant pour la mort du mari de sa soeur, lequel avait été noyé en la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire bonne chère: mais néanmoins il allégue une cause là où il y a quelque apparence de raison, car il dit,
  Pour lamenter, son mal ne guerirai,
  ni pour jouer ne l'empireray.
Car si celui-là à bon droit disait, qu'il n'empirerait rien pour jouer, faire banquets, et se donner du plaisir, comment gâterions nous quelque chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vaquer au gouvernement de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter l'Academie, ou pour nous mêler du labourage? Au moyen dequoi, les corrections soudaines d'aucunes sentences poétiques qui se font en changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se fussent fort scandalisés et mutinés en plein Theatre à raison de ce vers,
  Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jetant à l'encontre cet autre vers,
  Le laid est laid, quoi qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes réforma ce vers parlant de la richesse,
  A ses amis donner, et puis dépenser
  Pour la santé au corps malade rendre. En le récrivant ainsi,
  A des putains donner, et puis dépenser
  Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
  Chez un tyran qui entre, il y devient
  Serf, quoi que libre il soit quand il y vient: les récrivit ainsi,
  Qui entre chez un tyran ne devient
  Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celui qui n'est point timide, ains magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaler. Qui empêchera donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au mieux, en usant de semblables emendations?
  Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
  Est quand le trait de son soin délectable
  Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plutôt,
  Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
  Est quand le trait de son soin profitable
  Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose misérable, et non pas souhaitable. Et,
  Pas engendré ne t'a le père tien
<p 22r>    Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
  Il faut sentir aucunefois liesse,
  Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement, quand on peut avoir moyennement ce qui est nécessaire, pource que
  Pas engendré ne t'a le père tien
  Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cet autre,
  Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
  Quand l'homme sait et voit devant ses yeux
  Le bien, et fait néanmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et misérable avec, que savoir et connaître ce qui est le meilleur, et néanmoins se laisser aller au pire par lâcheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
  Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la bride, et le pilote régit sa navire avec le timon: car la vertu n'a point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
  L'Affection tienne à aimer est-elle
  Encline au mâle, ou plus à la femelle? réponse,
  Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valait mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre véritablement, et n'encline ni en une part ni en l'autre: et au contraire, celui qui par la volupté et beauté est tiré tantôt ci tantôt là, est gaucher, inconstant et incontinent.
  connaître Dieu l'homme prudent espeure. Mais plutôt,
  connaître Dieu l'homme prudent assure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisait et s'il faisait mal. Voila la manière comment l'on peut user de correction. Il y a une autre sorte d'amplification, quand on étend la sentence plus que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres espèces semblables, comme,
  Jamais un boeuf même ne se perdrait,
  Quand le voisin homme de bien voudrait.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un âne, et de tous autres animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide dit,
  Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la maladie. Car tout ainsi comme les médecins trouvants une drogue convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là connaissants sa force et vertu naturelle, la transfèrent puis après, et en usent à toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à celle-là: aussi une sentence qui peut être commune, et dont l'utilité se peut appliquer à plusieurs diverses matières, il ne la faut pas laisser attacher et approprier à un tout seul sujet, ains la remuer et accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoutumant les jeunes gens à pouvoir soudainement connaître celle communication, et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitants et duisants par plusieurs exemples à être prompts à le remarquer, afin que quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
  Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et de l'éloquence. <p 22v> Et la répréhension que fait Ulysses à Achilles lors qu'il était oisif entre des filles en l'Île de Scyros,
  toi qui es fils du plus vaillant guerrier
  Qui ceignit onc épée ne baudrier
  En toute Grèce, à filer la filace
  Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela même se peut dire à un homme dissolu en voluptés, à un avaricieux, et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu ivrongnes étant fils du plus homme de bien de la Grèce: ou, tu joues au dés, ou aux cailles: ou, tu exerces un métier vil, tu prêtes à usure, n'ayant point le coeur assis en bon lieu, ni digne de la noblesse dont tu es issu.
  Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
  Je ne saurais adorer la puissance
  D'un dieu que peut le plus méchant du monde
  Facilement acquérir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle, d'un manteau de capitaine général, et d'une mytre de prêtre que nous voyons des plus méchants hommes du monde aucunefois obtenir.
  Les enfants sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intempérance, de superstition, d'envie, et de tous les autres vices et maladies de l'âme. Et ayant Homere très bien dit,
  lâche Paris de visage très beau: Et semblablement,
  Hector ayant le visage très beau:
il donne secrètement à entendre, que c'est chose qui tourne à blâme, et à déshonneur à celui qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face: il faut appliquer cette répréhension à choses pareilles pour retrancher un peu les éles à ceux qui s'élevent et se glorifient pour choses de nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y pouvons nous bien ajouter, pour parler continuellement: car il faut chercher l'excellence et la préférence par-dessus les autres és choses honnêtes, et à être le premier et le plus grand és choses grandes: car la réputation provenant des choses basses et petites n'est point honorable, ni ne sent point son homme de bon coeur. cet exemple dernier que nous avons allégué, me fait souvenir de considérer de plus près les blâmes et les louanges qui sont principalement és poèmes d'Homere, car ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas beaucoup les choses corporelles, ni celles qui dependent de la fortune: car premièrement és titres qu'ils se donnent en s'entresaluant, ou en s'entre appellant, ils ne se nomment point ni beaux, ni riches, ni robustes, ains usent de telles louanges,
  Esprit divin, sage et ingenieux
  Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et,   Fils de Priam Hector qui en sagesse
  De Jupiter égales la hautesse.
Et,   Achilles fils de Peleus, lumière
  De tous les Grecs, et la gloire première.
Et,   O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne s'attachent point aux marques exterieures du corps, ni aux choses casuelles de la fortune, ains touchent les fautes et vices de l'âme, qu'ils blâment:
  Homme éhonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r>    Qui as le cueur d'un cerf, couard, ivrongne.
Et,   Injurieux Ajax, qui es le pire
  Des détracteurs, et ne vaux qu'à médire.
Et,   présomptueux Idomeneus cesse
  D'être arrogant, et haut parler sans cesse.
Et,   Ajax hautain et superbe en paroles,
  Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boiteux, ni bossu, ni chauve, ni tête pointue, ains lui reproche, qu'il est babillard, indiscret: et au contraire, la mère de Vulcain en le caressant lui dit,
  Viença mon fils, vien mon pauvre boiteux.
Ainsi appert-il, que Homere se moque de ceux qui ont honte d'être boiteux ou aveugles, et qu'il estimait n'être point répréhensible ce qui n'est point déshonnête, ni déshonnête ce qui ne vient point de nous, ni par nous, mais qui procède de la fortune. Parquoi ces deux grandes utilités demeurent à ceux qui sont exercités à ouïr, et à lire les poètes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenants à ne reprocher odieusement ni follement à personne sa fortune: l'autre est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenants à ne fléchir point à la fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur advienne, ains à porter doucement et patiemment les moqueries, traits de piqueure et risées que l'on leur en pourrait bailler, ayants toujours en mémoire prompte à la main ces vers de Philemon,
  Rien n'est plus doux que se souffrir moquer
  Patiemment, et ne point s'en piquer.
toutefois s'il y a aucun de tels moqueurs qui mérite que l'on le repique, il se faut attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne moins que Adrastus Tragique répliqua à Alcmaeon, qui lui reprochait,
Alcm.   Frère germain tu es d'une méchante,
        Qui son mari tua de main sanglante.
Adrast. Mais toi tu as, parricide inhumain,
        Ta mère propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouettent les habillements, ne touchent point aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache ou défaut de la race à leur ennemi, adressent leur coup vainement et follement aux choses exterieures, et cependant ne touchent point à l'âme, et aux choses qui véritablement méritent d'être reprises, corrigées, et blâmées. Ausurplus ainsi comme ci dessus nous avons donné un enseignement, de mettre à l'encontre des mauvais propos et dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poètes, les graves et bonnes sentences des grands et renommés personnages, tant en savoir, comme en gouvernement, pour divertir et empêcher que l'on n'ajoute soi à tels dits poétiques: aussi les propos que nous trouverons en eux bons, et honnêtes, et utiles, ils les faudra encore confirmer et fortifier par témoignages, et par demontrations tirées de la philosophie, en attribuant l'invention première de tels propos aux philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foi soit ainsi fortifiée et authorisée, quand aux poésies qui se récitent sur l'eschafaud en un théâtre, ou qui se chantent sur la lyre, et que l'on fait apprendre aux enfants en une école, les Devises de Pythagoras s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de Chilon, et que les Règles de Bias tendent à une même sentence, que ce que l'on fait lire aux jeunes enfants: au moyen dequoi, il ne faut pas leur dire en passant seulement, mais leur déclarer par le menu bien diligemment, qu'en ces passages,
  Tu n'as mon fils été né sur la terre
<p 23v>    Pour manier armes et faire guerre:
  Mais va plutôt, tant que seras vivant,
  Le fait d'amour et des noces suivant,
Et,   Jupiter même a en haine celui,
  Lequel s'attache à un plus fort que lui:
cela n'est point différent de ce precepte, Connais toi-même, ains tend à une même sentence: ne plus ne moins que ces sentences ici,
  Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
  Combien plus est la moytié que le tout:
  Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
  Qu'il fait toujours à celui qui le donne:
tendent à même intelligence que font les discours de Platon en ses livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à savoir, qu'il est plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il ajouter à ce dire d'Aeschylus,
  Aies bon coeur, peine demesuree
  Extremement, n'est de longue durée:
que c'est cela même qui tant est répété és livres d'Epicurus, et tant loué par ses sectateurs, que les grands travaux expédient et dépêchent promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle sentence Aeschylus a bien évidemment exprimé une partie, et l'autre lui est si adjacente, qu'elle est aisée à entendre: car si le grand et véhément travail ne dure pas, adonc celui qui dure n'est pas grand, ne difficile à supporter.
  Vois-tu comment le haut tonnant précéde
  Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cède,
  Pource qu'en lui n'y a de menterie,
  ni d'orgueil point, ni point de moquerie
  Et de sot ris, et que seul point n'essaye
  Jamais que c'est que de volupté gaie?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une même chose que fait ce propos de Platon, La divinité est située loin de douleur et de volupté?
  De la vertu seule procède gloire
  vraie, et qui point ne sera transitoire:
  Mais la richesse avec ceux même hante
  Qui sont de moeurs et de vie méchante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres ci semblables d'Euripides,
  On doit avoir sur tout en révérence,
  A mon avis, la sage tempérance,
  Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-ci,
  Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
  Pource que si vous acquérez sans elle
  Des biens mondains, vous semblerez heureux,
  Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demontration de ce que disent les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des Poètes aux preceptes et arrêts des Philosophes, tire la poésie hors des fables, et lui ôte le masque, et donne efficace de persuader et profit à bon escient aux sentences utilement dites, et davantage ouvre l'esprit d'un jeune garçon, et l'encline aux discours et raisons de la Philosophie, en prenant déjà quelque <p 24r> goût, et en ayant ouï jà parler, non point y venant sans jugement, encore tout rempli de folles opinions qu'il aura toute sa vie ouïes de sa mère, ou de sa nourrice, et quelquefois aussi de son père, voire de son paedagogue: ausquels il aura ouï réputer très heureux, et, par manière de dire, adorer les riches hommes, et redouter effroiablement la mort avec horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non désirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous étonnés, troublés et effarouchés, ne les pouvants recevoir ni endurer: non plus que ceux qui ont longuement demeuré en tenebres ne peuvent soudainement supporter ni endurer la lumière des rayons du Soleil, s'ils ne sont premièrement accoutumés petit à petit à quelque clarté bâtarde, dont la lueur soit moins vive, tant qu'ils la puissent regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoutumer du commencement à une vérité, qui soit un peu mêlée de fables. Car quand ils auront ouï premièrement, ou lu és livres des poètes ces sentences,
  pleurer convient celui qui sort du ventre,
  Pour tant de maux auquel naissant il entre,
  Et convoyer au sepulchre le mort,
  Qui des travaux de cette vie sort,
  En faisant tous signes d'aise et de joie,
  Et benissant de son départ la voie.
Et,   Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
  Sont seulement nécessaires à l'homme.
Et,   O tyrannie aimée des barbares!
Et,   Le bien supréme, et le comble de l'heur
  Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fâcheront moins quand ils entendront dire chez les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que nature a mis une borne aux richesses, Que la béatitude et le souverain bien de l'homme ne gît point en quantité grande d'argent, ni en maniement de grands affaires, ni en magistrats et en credit et authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions adoucies, et en une disposition de l'âme suivant en toutes choses ce qui est selon nature. Pour cette raison, et pour toutes celles que nous avons par avant alléguées et déduittes, le jeune homme a besoin d'être bien guidé en la lecture des poètes, afin que la poésie ne l'envoye point mal edifié mais plutôt preparé et rendu ami et familier à l'étude de philosophie.

III. Comment il faut ouïr. Ce sont preceptes que doivent observer ceux qui vont ouïr les leçons, harangues, et disputes publiques, pour savoir comment ils s'y doivent comporter. <p 24v>  JE t'envoye, ami Nicander, un petit traité que j'ai recueilli et composé, Comment il faut ouïr: afin que tu saches écouter celui qui te suadera et remontrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la sujétion des maîtres qui te soûlaient commander, étant, par manière de dire, sorti hors de page, et ayant pris la robe virile: car cette licence effrenée de n'être sujet à personne, que les jeunes gens, à faute de bien entendre, appellent et estiment faussement liberté, les soumet à de plus rudes et de plus âpres maîtres, que n'étaient les precepteurs et les paedagogues qu'ils soûlaient avoir en leur enfance, c'est à savoir leurs cupidités et appétits désordonnés, qui sont lors comme déliés et déchainés. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes en dépouillant leur chemise dépouillent aussi la honte: aussi y a-il des jeunes gens qui en laissant la robe peurile, laissent quant et quant la crainte et la honte: et dévêtant l'habit qui les tenait en bonne et honnête contenance, ils se remplissent incontinent de toute dissolution. Mais toi qui as souvent entendu que c'est une même chose, suivre Dieu et obéir à la raison, dois estimer que le sortir hors d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une délivrance de sujétion, ains seulement une mutation de commandant: pource que la vie, au lieu d'un maître mercenaire loué ou bien acheté à prix d'argent, qui nous soûlait gouverner en notre enfance, prend alors une guide divine, qui est la raison, à laquelle ceux qui obéissent, doivent être réputés seuls francs et libres: car ceux-là seuls ayants appris à vouloir ce qu'il faut, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections désordonnées, et non régies par la raison, la franchise de la volonté y est petite, faible, et débile, mêlée de beaucoup de repentance. Mais ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollés de nouveau pour jouir des droits et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux qui y sont étrangers, ou qui y viennent de loin habiter, blâment, reprennent, et trouvent mauvais la plupart de ce qui s'y fait: là où ceux qui y étaient habitants avant qu'en être faits bourgeois, ayants été nourris, et étant tous accoutumés aux lois et coutumes du pais, ne reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposées, ains les prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps durant soit à demi nourri en la philosophie, et accoutumé dés le commencement à mêler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec propos de la philosophie, pour venir puis après déjà tout apprivoisé, et tout dompté, à l'étude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut accoutrer et revêtir les jeunes gens d'un véritablement digne, viril et parfait ornement et vêtement de la raison. Aussi crois-je que tu seras bien aise d'entendre ce que Theophraste écrit touchant l'ouïe, que c'est celui de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus grandes passions à l'âme, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se goûte, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de soi, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en l'âme par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir l'ouïe: mais si elle est bien exposée et bien propre aux passions, encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et parties du corps, qui donnent aux vices entrée pour se couler au dedans de l'âme, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui est, les aureilles, pourvu qu'elles soient dés le commencement contregardées pures et nettes de toute flatterie, non amollies ni abruvées d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause voulait Xenocrates que l'on mit aux enfants des aureillettes de fer pour leur couvrir et défendre les aureilles, plutôt qu'aux combattants à l'escrime des poings, pource que ceux-ci ne <p 25r> sont en danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirées de coups seulement, et ceux là les moeurs gâtées et corrompues: non qu'il les voulût du tout priver de l'ouïe, ou les rendre totalement sourds, mais bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien de garde, jusques à ce que d'autres bons y étant nourris de longue main par la philosophie, eussent saisi la place des moeurs, la plus mobile, et la plus aisée à mener, y étant logés par la raison comme gardes, pour la préserver et défendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au Roi Amasis, qui lui avait mandé qu'il lui envoyât la pire et la meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler était cause des très grands biens et de très grands maux: et ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfants, touchent à leurs aureilles, et leur disent qu'ils en fassent autant, comme les admonestants couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudrait totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans lui faire goûter aucunement la raison, non seulement il ne produirait de soi-même ne fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tournerait au vice, mettant hors de son âme, ne plus ne moins que d'une terre non labourée et délaissée en friche, plusieurs rejetons et germes sauvages: car l'inclination aux voluptés, et la fuite du labeur, ne sont point en nous étrangères, ne n'y ont point été introduittes par mauvaises persuasions ains y sont naturelles et nées avec nous, qui sont les sources de vices et de maux infinis: et qui les laisserait aller à bride avallée, là où le naturel les inciterait, sans rien en retrancher par sages remontrances, et les détourner pour règler le défaut de nature, il n'y aurait bête farouche ne sauvage qui ne fut plus douce que l'homme. Parquoi puis qu'ainsi est, que l'ouïe porte aux jeunes gens si grand utilité avec non moindre péril, j'estime que ce soit sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soi-même et avec autrui, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mêmement que nous voyons, que la plupart des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent à parler devant que s'être accoutumés à écouter, et qu'ils pensent qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour l'apprendre: et quant à l'écouter, que ceux qui en usent sans art, comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien recevoir précéde le rejeter, ne plus ne moins que le concevoir et retenir la semence précéde l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des oiseaux que l'on appelle vulgairement [...] c'est à dire éventés ou conceus du vent, sont germes imparfaits, et commencements de fruits qui n'ont pu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne savent écouter, et qui ne sont pas accoutumés à recevoir profit par l'ouïe, n'est véritablement que vent, et comme dit le Poète,
  C'est une vaine inutile parole
  Qui folement dessous les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que l'on verse d'un vase en un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que l'on y verse, afin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en répande rien au dehors, et eux ne savent pas se rendre attentifs, et par attention accommoder leur ouïe, afin que rien ne leur échappe de ce qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande moquerie, s'ils se trouvent présents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin, ou d'une montre, ou un songe, ou un debat et querelle que le récitant aura eu contre un autre, ils écoutent en grand silence, et s'arrêtent à ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se courroucent, ils ne le peuvent endurer, et tâchent à réfuter par arguments, en contestant <p 25v> à l'encontre de ce que l'on leur dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr quelques autres fols propos, comme de méchants vaisseaux pourris, remplissants leurs oreilles de toute autre chose, plutôt que de ce qui leur est nécessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors: aussi ceux qui veulent bien instruire les enfants, les doivent rendre soupples et obéissants à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr et à ne guères parler. Car Spintharus louant Epaminondas disait, qu'il n'avait jamais trouvé homme qui sût tant comme lui, ne qui parlât moins: aussi dit-on, que nature pour cette cause a donné à chacun de nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouïr, que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune homme, que le silence: mais encore principalement, quand en écoutant parler un autre, il ne se trouble point, ni n'abbaye point à chaque propos, ains encore que le propos ne lui plaise guères, il a patience néanmoins, et attend jusques à ce que celui qui parle ait achevé, et encore après qu'il a achevé, il ne va pas soudainement lui jeter au-devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour voir si celui qui a dit voudra point encore ajouter quelque chose à son dire, ou y changer, ou en ôter. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'étant écoutés ni n'écoutants, ains parlants toujours à l'encontre de ceux qui parlent, font une faut malséante et de mauvaise grâce: là où celui qui est accoutumé d'ouïr patiemment avec honnête contenance, en recueille mieux le propos qu'on lui tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou faux, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se montre amateur de vérité, non de querelle, ni temeraire en contention et aigre: au moyen dequoi ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il faut plutôt vider la folle opinion et presomption que les jeunes gens prennent d'eux-mêmes, qu'il ne faut l'air dequoi sont enflés les outres et peaux de chèvres, quand on y veut mettre dedans quelque chose de bon: car autrement étant pleins du vent d'outrecuidance, ils ne reçoivent rien de ce que l'on y cuide verser. Or l'envie conjointe avec une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est nuisante à toute chose honnête et louable: mais sur tout est-elle mauvaise assistante et conseillere de celui qui veut bien ouïr, rendant les propos qui lui seraient utiles, ennuyeux, malplaisants, et fâcheux à ouïr, pource que les envieux prennent plaisir à toute autre chose, plutôt qu'à ce qui est bien dit: et néanmoins celui qui est marri de voir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux, pource qu'il est marri de voir un autre avoir quelque bien: mais celui à qui il déplaît d'ouïr bien dire, est marri de son bien propre; car tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la parole est le bien de ceux qui écoutent s'ils la veulent recevoir. Et quant aux autres espèces d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et vicieuses passions et conditions de l'âme qui les engendrent: mais l'envie contre les biendisants procède d'une ambition importune, et une convoitise injuste d'honneur, qui altère tellement celui qui en est attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prêter l'oreille à ce qui se dit, ains lui trouble et lui distrait la pensée à considérer en un même temps sa suffisance, pour voir si elle est moindre que de celui qui parle, et à regarder la contenance des autres qui écoutent pour savoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celui qui discourt: car si on le loue, il lui est avis qu'on lui donne autant de coups de bâton, et s'en courrouce à l'encontre des assistants, s'ils le trouvent biendisant: et néanmoins quant aux propos il les laisse-là, et rejette arrière les précédents, pource qu'il lui fait mal de s'en souvenir, et tremble, et ne sait qu'il fait de peur qu'il a des succedants, craignant qu'ils ne soient trouveés encore meilleurs que les premiers: au moyen de quoi il fait <p 26r> tout ce qu'il peut pour rompre le propos le plutôt qu'il est possible, mêmement quand il voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront été faits, ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistants: et s'il en trouve qui le louent, il s'ôte de là vitement, et s'en fuit arrière, comme s'il était fol: mais s'il y en a quelques-uns qui les blâment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'aventure il n'y a personne qui les détorde, alors il lui comparera d'autres plus jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-il) et avec plus grande force d'éloquence, sur un même sujet: et ne cessera d'interpreter tout en mauvaise part, jusques à tant qu'ayant corrompu et gâté toute la harangue qui aura été faite, il se la rendra inutile, et sans aucun profit à lui-même. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit d'accord avec le désir d'ouïr, afin que l'on écoute patiemment et doucement celui qui haranguera, ne plus ne moins que si l'on était convié au banquet de quelque saint sacrifice, en louant son éloquence, là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celui qui aura mis en avant ce qu'il sait, et qui aura voulu persuader les autres par les arguments et raisons dont il s'est lui-même persuadé. Ainsi quand il lui sera bien succedé, il y faudra pour conclusion ajouter, que ce n'a point été par fortune ni par cas d'aventure qu'il lui sera advenu de bien dire, ains par soin, par diligence, et par art: et pour le moins faudra-il contrefaire ceux qui louent, et qui estiment fort quelque chose, et là où il aura failli, il faudra là arrêter son entendement à considérer dont et pour quelles causes sera venue la faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons ménagers font leur profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui sont esveillés et attentifs à ouïr diligemment, reçoivent profit non seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une laide contenance, un éblouissement de sotte joie, quand on s'entend louer, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent beaucoup plutôt en autrui, quand nous écoutons, qu'ils ne font en nous-mêmes quand nous haranguons: et pour ce faut-il transferer l'examen et la correction de celui qui aura harangué en nous-mêmes, en examinant si nous commettons point par mégarde de telles fautes en orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son voisin, mais cette répréhension-là est vaine et inutile, si on ne la rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en soi-même. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'avertissement du sage Platon, quand on a vu quelqu'un faillant, de descendre toujours en soi-même, et dire à part soi, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi que nous voyons nos yeux reluisants dedans les prunelles de ceux de nos prochains, aussi faut-il que en la manière de dire des autres nous nous représentions la nôtre, afin que nous ne soyons pas légers ni temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons nous mêmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à telles choses. A cet effet aussi servira grandement la comparaison, quand nous serons retirés à part de retour du lieu où aura été faite la harangue, que nous prendrons quelque point qui nous semblera n'avoir pas été bien ou suffisamment déduit, et nous essayerons, et tirerons en avant nous mêmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tâcher à amener des raisons et arguments tous autres sur le même sujet, et les déduire tout autrement, ce que Platon même a autrefois fait sur l'oraison de Lysias. Car ce n'est pas chose difficile, ains très facile, que de contredire un oraison prononcée, mais en prononcer et dire une autre sur le même sujet, qui soit mieux faite, et meilleure, c'est cela qui est bien difficile à faire, comme <p 26v> dit un Lacedaemonien quand il entendit que Philippus Roi de Macedoine avait demoly et rasé la ville d'Olynthe, «Mais il n'en saurait, dit-il, faire une telle.» Quand doncques nous verrons, que en discourant sur un même sujet et argument, il n'y aura pas grande différence entre ce que nous dirons, et ce que l'autre par avant aura dit, alors nous retrancherons beaucoup de notre mêpris, et incontinent les ailes tomberont à notre presomption et amour de nous mêmes, quand nous viendrons à nous éprouver par telles comparaisons. Or est l'émerveiller et admirer contraire au mêpriser, signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoin non plus de peu de soin, et à l'aventure de plus grand et plus reservé que le mêpriser: pource que ceux qui sont ainsi mêprisants et presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouïr ceux qui haranguent, mais ceux qui sont simples et sujets à tout admirer, en reçoivent dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
  Un homme mol s'étonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser échapper de la bouche les louanges du disant: mais quant à ajouter foi à ce qu'il aura dit, il y faut aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut être simple et gracieux spectateur et auditeur, mais bien âpre et severe examinateur et contrerolleur de ce qui aura été dit quand à l'usage et à la vérité, afin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura été dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde, que nous recevons des fausses et mauvaises doctrines, pour la foi que nous ajoutons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Lacedaemone trouvants l'opinions bonne d'un personnage qui avait très mal vécu, la firent proposer par un autre de bonne vie et de bonne réputation: faisants en cela sagement et prudemment, d'accoutumer leur peuple à s'emouvoir plutôt par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais en Philosophie il faut mettre à part la réputation de celui qui met en avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme l'on dit, en la guerre il y a beaucoup de fausses alarmes, aussi y a il en un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave sourcil, le parler de soi-même, et principalement les cris, les battemens de mains, les tressaillements des assistants à ouïr une harangue, étonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé, comme un torrent qui l'emporte malgré lui: et si y a encore quelque tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent sous une flûte, font beaucoup de fautes dont les écoutants ne s'aperçoivent point: aussi un langage élégant et brave éblouit les aureilles de l'écoutant, qu'il ne puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius interrogé qu'il lui semblait de la Tragoedie de Dionysius: «Je ne l'ai, dit-il, peu voir, tant elle était offusquée de langage.» Mais les devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisants montre de leur éloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardée qui cachent la sentence, mais qui plus est, ils adoucissent leurs voix par je ne sais quels amollissements, ne sais quels entonnements et accents de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les écoutants hors d'eux-mêmes, et les tirent là où ils veulent, en leur donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire: tellement qu'il leur advient proprement ce que répondit une fois Dionysius, lesquel ayant promis au théâtre à quelque joueur de Cithre qui avait excellentement joué devant lui, qu'il lui donnerait de grands présents, depuis il ne lui donna rien: «Car autant que tu m'as, ce dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu reçu de moi en esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs qui écoutent de tels harangueurs: car ils sont admirés pour autant de <p 27r> temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais finie la harangue, aussi tôt est escoulé le plaisir des uns, et plutôt encore la gloire des autres: de manière que ceux-là ont dépendu en vain autant de temps, comme ils ont demeuré à écouter, et ceux-ci toute leur vie qu'ils ont employée pour apprendre à ainsi parler. A cette cause faut-il ôter ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et s'arrêter à chercher le fruit même, et suivre en cela l'exemple non des bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des abeilles: car ces femmes-là choisissants à l'oeil les belles et odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est bien souef à sentir, mais qui au demeurant ne porte point de fruit, et ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volants à travers, et par-dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et de hyacinthes, se poseront sur du très fort et très acre thym, et s'arrêteront dessus, preparants de quoi faire le roux miel, et y ayant cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre besogne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du bâteleur, qui se veut montrer, en jugeant que telles herbes sont propres pour Sophistes, qui ressemblent les mouches guêpes, qui ne servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il n'est pas là venu pour ouïr jouer des farces ou chanter des musiciens en un théâtre, mais en un école, et en un auditoire pour apprendre à emender et corriger sa vie par la raison: et pour cette cause faut il faire jugement et examen de la lecture et harangue par soi-même, et par la disposition en laquelle on se treuve, en considérant s'il y aura aucune des passions de l'âme que en soit detenue plus molle, ou si elle nous aura rendu quelque ennuy plus léger, si le courage. et l'assurance en est plus ferme, si l'on se sent plus enflammé envers l'honnêteté et la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la chaire d'un barbier, on se présent devant un miroir, et que l'on tâte sa tête pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien accoutré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une école l'on ne se retire pas incontinent à part pour considérer son âme, si ayant laissé quelque chose de ce qui lui pesait, et dont elle avait trop auparavant, elle en sera point devenue plus légère, plus aisée, et plus douce: car comme dit Ariston, «ni une étuve, ni un sermon ne sert de rien, s'il ne nettoye.» soit doncques le jeune homme joyeux, que le discours d'une leçon qu'il aura ouïe, lui ait profité: non que je veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour l'aller ouïr, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'école d'un philosophe, en chantant à demi voix avec une chère gaie que se lise en la face, ou qu'il cherche à être parfumé de suaves senteurs, là où il aura besoin d'être graissé de cataplasmes, et frotté d'huiles et de fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à gré, si avec une parole poignante et picquante on lui nettoye et purifie son âme pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne plus ne moins qu'avec la fumée on nettoye les ruches des abeilles. Car si bien celui qui presche et qui harangue ne doit pas du tout être négligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grâce: c'est néanmoins ce dequoi le jeune homme qui écoute se doit soucier le moins, aumoins du commencement: je ne dis pas que puis après il ne s'y puisse bien arrêter, ne plus ne moins que ceux qui boivent, après qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les coupes tout à l'entour, pour considérer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi quand le jeune homme auditeur se sera rempli de doctrine, et qu'il aura repris haleine, on lui peut bien permettre de s'amuser à considérer le langage, s'il aura rien d'élégant et de gentil. Mais celui qui tout au commencement s'attache <p 27v> non aux choses, ni à la substance, ains va requérant que le langage soit pur, attique et rond, me semble faire tout ainsi, comme si étant empoisonné il ne voilait point boire de préservatif et d'antidote, si l'on ne lui baillait le breuvage dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ni vêtir une robe au coeur d'hiver, sinon que la laine fut des moutons de l'Attique, et aimait mieux demeurer sans se bouger ni rien faire, en une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias. Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de caquet és jeunes gens par les écoles: pour autant qu'ils n'observent, ni la vie, ni les actions, ni le deportement d'un Philosophe en l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent toute la louange aux beaux termes, paroles élégantes, et au bien dire, sans savoir, ni vouloir enquérir pour le savoir, si ce qu'il dit est utile ou inutile, nécessaire, ou bien superflu. Après ces preceptes que nous avons baillés, comment on doit ouïr un Philosophe discourant, suit tout d'un tenant la règle et avertissement des questions que l'on doit proposer: car il faut que celui que l'on convie à souper, se contente de ce que l'on sert sur la table devant lui, sans demander autre chose, ni contreroller ou reprendre ce qui lui est présenté: mais celui qui est venu à un festin de devis et de discours, par manière de parler, si c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face autre chose qu'écouter patiemment sans mot dire: car ceux qui distraient le disant à autres sujets et autres arguments, et qui lui entrejettent des interrogations, ou lui font des oppositions à l'encontre de ce qu'il dit, sont fâcheux, importuns, qui ne peuvent jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son oraison quant-et-quant. Mais si le disant prie de lui-même qu'on l'interroge, et qu'on lui propose telle question que l'on voudra, il faut alors lui demander toujours quelque chose qui soit nécessaire ou profitable: car Ulysses est moqué en Homere par les poursuivants de sa femme, pource que
  Il ne querait que des bribes coupées,
  Non des vaisseaux d'honneur, ou des espées.
car ils réputaient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que donner, quelque chose de grand prix: mais plus serait digne d'être moqué celui qui proposerait au discourant des questions frivoles et sans fruit quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont envie de babiller, ou bien de montrer qu'ils sont savants en dialectique ou és mathematiques, et ont accoutumé de proposer au discourant, comment il faut diviser les choses indéfinies, ou que c'est que le mouvement selon la côté, et selon le diametre. Ausquels se peut dire la réponse que fit le médecin Philotimus à un qui étant phtisique et pourry dedans le corps, lui demandait quelque médecine pour guérir un petit ulcère qu'il avait au bout de l'ongle: car le médecin connaissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il était gâté au dedans, lui répondit: «Mon ami tu n'es pas en danger pour l'ulcère de ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me proposes, jeune fils mon ami, mais plutôt, comment tu te pourras délivrer de la folle opinion et presomption de toi-même qui te tient, ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un état de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoi le discourant a plus de suffisance ou naturelle ou acquise, pour lui faire les interrogations de ce en quoi il est le plus excellent, non pas forcer celui qui aura mieux étudié en la philosophie morale, de répondre à des questions de Physique ou des Mathematiques: ou celui qui sera mieux entendu en la naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjointes, ou à soudre de faux syllogismes. Car tout <p 28r> ainsi comme qui voudrait fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une cognée, il ne ferait point d'injure à la clef, ni à la cognée, mais il se priverait soi-même de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoi il n'est pas propre de nature, ou en quoi il ne s'est pas exercité, et qui ne veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils ne font pas seulement cette perte-là, mais davantage acquirent la réputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe d'homme qui se veut montrer: mais prêter l'oreille attentivement avec douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et qui se sait bien accommoder à la compagnie, si d'aventure il n'y a quelque cas propre et particulier qui l'empêche, ou s'il n'y a quelque passion, ayant besoin d'être arrêtée, ou quelque imperfection requérant reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut être vaudrait-il mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en évidence pour la faire guérir. Mais si quelque colère ou quelque assaut de superstition, ou quelque violente querelle à l'encontre de nos domestiques et parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
  Touchant du coeur les cordes plus cachées,
  Qui ne devraient pour rien être touchées,
commande en notre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos à en être repris, ains faut chercher à en ouïr discourir aux écoles mêmes: et après les leçons faillies prendre à part le philosophe, et lui conferer, et l'en interroger, non pas comme font plusieurs, qui sont bien aises d'ouïr aux philosophes parler des autres, et l'en estiment: et si d'aventure le philosophe laissant les autres, s'adresse à part à eux, pour leur remontrer franchement ce qu'ils ont de besoin, et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment curieux et fâcheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouïr les philosophes en leurs écoles par manière de passetemps, comme les joueurs de Tragoedies en un théâtre, et cuident que és choses exterieurs il n'y a point de différence entre les philosophes et eux: et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et vraies parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vraiment dignes de ce nom de philosophes, soit qu'ils se jouent, ou qu'ils fassent à bon escient un clin d'oeil, un signe de la tête, un visage renfrongné, et principalement les paroles qu'ils disent à part à chacun, portent toujours quelque utilité et quelque fruit à ceux qui ont la patience de les laiser dire, et de leur prêter l'oreille. Au demeurant quant aux louanges que l'on donne au bien disant, il est besoin d'y user de moyen et de prudence retenue, pource que ni le peu, ni le trop, en telle chose n'est louable ni honnête: car l'auditeur qui se maintient si dur et si roide, qu'il ne s'amollit ni ne s'émeut pour chose qu'il oye, est fâcheux et insupportable, étant rempli d'une presomptueuse opinion de soi-même qu'il cache leans, et secrètement en soi-même se vante qu'il dirait bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les sourcils en aucune manière, ni ne jetant aucune voix qui porte témoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité feinte, et une contenance affectée, va prochassant la réputation d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient comme de l'argent, qu'autant comme l'on en donne à un autre, autant on en ôte à soi-même. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à contrepoil un dire de Pythagoras, qui disait, que de l'étude de la philosophie il lui était demeuré ce fruit, qu'il n'avait rien en admiration: et ceux-ci pensent que pour non louer ni honorer les autres, il les faille mêpriser, et veulent qu'on les estime vénérables <p 28v> par dedaigner tous les autres. Mais la raison philosophique ôte bien l'ébahissement et l'admiration qui procède de doute, ou d'ignorance, pource qu'elle sait et connait la cause d'une aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur et l'humanité: car à ceux qui véritablement et certainement sont bons, c'est un très bel honneur que d'honorer ceux qui le méritent, et orner autrui est un ornement très digne qui vient d'une superabondance de gloire et d'honneur qui est en celui qui le donne: mais ceux qui sont chiches és louanges d'autrui, semblent être pauvres et affamés dés leurs propres: comme aussi au contraire, celui qui sans jugement à chaque mot et à chaque syllable presque s'eléve et s'écrie, est par trop léger et volage, et bien souvent déplaît à ceux mêmes qui font les harangues, mais bien fâche il toujours les autres assistants, en les faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirants quasi par force à ce faire, et à crier comme lui de honte qu'ils ont: et puis n'ayant recueilli aucun profit de l'oraison ouïe, pour avoir été trop étourdi et trop turbulent après ses louanges, il s'en retourne de l'auditoire avec l'une de ces trois réputations qu'il en rapporte, qu'il est moqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouïr les parties sans haine ni faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droit à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a ni loi ni serment qui nous empêche, que nous n'écoutions avec faveur et benevolence celui qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens ont mis et colloqué les Graces auprès de Mercure, voulants par cela donner à entendre, que le parler requiert grâces, benevolence, et amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejetable, ne si défaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ni sens aucun digne de louange inventé par lui-même, ou renouvellé des anciens, ni le sujet de sa harangue, ni son but et intention, ni aumoins le lange et le stile, ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien proverbe,
  parmi chardons et espineux halliers
  Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour montrer leur esprit, ont pris à louer le vomissement, autres la fiévre, et quelques-uns la marmite, et n'ont point eu faute de grâce, comme est il possible qu'une oraison composée par un personnage, qui quoi que ce soit semble, ou pour le moins est appelé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables quelque respit et quelque temps à propos pour la louer? Ceux qui sont en fleur d'âge, ce dit Platon, comment que ce soit donnent toujours des attaintes à celui qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs de couleur, enfants des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celui qui a le nez aquilin, Royal: celui qui est camus, gentil et plaisant et agréable: celui qui est pasle, en couvrant un peu cette mauvaise couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais celui qui prendra plaisir à ouïr, s'il est homme de lettres, sera bien plus inventif à trouver toujours dequoi louer un chacun de ceux qui monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de Lysias ne louait point l'invention, et reprenait grandement la disposition, encore toutefois en louait-il le stile et l'elocution, pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournées. Aussi pourrait on avec raison reprendre le sujet dequoi a écrit Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inégalité de Sophocles: comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de grâces, et néanmoins est loué pour quelque particulière force qu'il a d'emouvoir et de délecter: au moyen dequoi les auditeurs ne se saurait escuser, qu'ils n'aient toujours assez matière de gratifiers, s'ils veulent, <p 29r> à ceux qui font des leçons ou des harangues publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que l'on ne porte point témoignage de vive voix à leur louange, de leur montrer un bon oeil, un visage ouvert, une chère joyeuse, et une disposition et contenance amiable, et non point fâcheuse ne chagrine: ces choses-là sont toutes vulgaires et communes envers ceux mêmes qui ne disent du tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans apparence de dedaing, avec un port de la personne droit, sans pancher ne çà ne là, un oeil fiché sur celui qui parle, un geste d'homme qui écoute attentivement, et une composition de visage toute nette, sans demontration quelconque, non de mêpris ou d'être difficile à contenter seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une consonance, et convenance mesurée de plusieurs bienseances concurrentes ensemble en un même temps: mais la laideur s'engendre incontinent par la moindre du monde qui y défaille ou qui y soit de plus qu'il ne faut mal à propos: comme notamment en cet acte d'ouïr, non seulement un froncis de sourcil, ou une triste chère de visage, un regard de travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre malhonnête, mais seulement un clin d'oeil ou de tête, un parler bas en l'oreille d'un autre, un ris, un bâillement, comme quand on a envie de dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est répréhensible, et requiert que l'on y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-ci cuident que tout l'affaire soit en celui qui dit, et rien en celui qui écoute: ains veulent que celui qui a à haranguer vienne bien preparé et ayant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là, tout ne plus ne moins que s'ils étaient venus pour souper à leur aise, pendant que les autres travailleraient: et toutefois encore celui qui va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il s'y veut porter honnêtement: par plus forte raison doncques, beaucoup plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celui qui dit, et lui doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du disant, et peser en severe balance chacun de ses mots, et chacun de ses propos, et lui cependant sans crainte d'être de rien recherché, faire mille insolences, mille impertinences et incongruités en écoutant. Mais tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celui qui reçoit la balle se remue dextrement, auprès qu'il voit remuer celui qui lui renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre l'écoutant et le disant, si l'un et l'autre veut observer ce qu'il doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsidérément user de toutes sortes d'acclamations à la louange du disant: car mêmes Epicurus est fâcheux quand il dit, que ses amis par leurs missives lui rompaient la tête à force de clameurs de louanges qu'ils lui donnaient: mais ceux aussi qui maintenant introduisent és auditoires des mots étranges, en voulant louer ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voilà divinement parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible d'en approcher: comme si ce n'était pas assez de dire simplement, Voilà bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure vérité: qui sont les marques de louanges dont usaient anciennement Platon, Socrates, et Hyperides: ceux-là font une bien laide faute, et si font tort au disant, parce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et superbes louanges. Aussi sont fort fâcheux ceux qui avec serment, comme si c'était en jugement, portent témoignage à l'honneur des disants: et ne le font guères moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges aux qualités des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et discourant, ils écrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix et paroles que l'on a accoutumé d'attribuer à ceux qui se jouent, ou qui s'exercent et se montrent en leurs declamations scholastiques, et donnants à une oraison sobre et <p 29v> pudique une louange de courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils mettaient sur la tête une couronne de lis ou de roses, non pas de laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poète Tragique instruisait un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignait à chanter une chanson faite en Musique harmonique: quelqu'un qui l'écoutait, s'en prit à rire: auquel il dit, Si tu n'étais homme sans jugement et ignorant, tu ne rirais pas, vu que je chante en harmonie Mixolydiene*: C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et exercité au maniement des affaires, pourrait à mon avis retrancher l'insolence d'un auditeur trop licencieux, en lui disant, Tu me sembles homme ecervellé, et mal appris: car autrement, cependant que j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de l'office d'un magistrat, tu ne danserais ni ne chanterais pas. Car, à vrai dire, regardez quel désordre c'est que quand un philosophe discourt en son école, que les assistants crient et bruient si haut et si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui écoutent au dehors, ne savent si c'est à la louange d'un joueur de flûtes, ou d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. davantage il ne faut pas écouter négligemment les répréhensions et corrections des philosophes sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si facilement et négligemment l'être repris et blâmés par les philosophes, qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louent ceux qui leur disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons poursuivants de repeue franche louent eux qui les nourrissent, encore quand ils leur disent des injures: ceux-là, dis-je, sont de tout point éhontés et effrontés, donnants une mauvaise et déshonnête preuve et demontration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de supporter un trait de risée sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne s'en point courroucer ni fâcher, cela n'est point ne faute de coeur ne faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coutume des Lacedaemoniens. Mais d'ouïr une vive touche, et une répréhension qui pour réformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins que d'une drogue et médecine mordante, sans en être resserré, ni plein de sueur et d'éblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au visage, ains en demeurer inflexible, se soustiant, et se moquant, c'est le fait d'un jeune homme de très lache nature, et qui n'a honte de rien, tant il est de longue main accoutumé et confirmé à mal faire: de sorte que son âme en a déjà fait un cal endurci, qui ne peut non plus qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là étant tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois seulement on les a repris, ils s'enfuient sans jamais tourner visage, et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau commencement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte d'être repris, lequel ils perdent par leur trop lâche et trop molle délicatesse, ne pouvants endurer que l'on leur remontre leurs fautes, et ne recevants pas généreusement les corrections, ains détournants leurs aureilles à ouïr plutôt de douces et molles paroles de flatteurs ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien agréables à leurs aureilles, mais au demeurant sans fruit ni profit quelconque. Tout ainsi doncques comme celui qui après l'incision faite fuit le chirurgien, et ne peut endurer l'être lié, a reçu ce qui était douloureux en la médecine, et non pas ce qui était profitable: aussi celui qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui lui a ulceré et blecé sa bestise, le loisir d'appaiser la douleur, et faire reprendre la plaie, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la plaie de Telephus, comme dit Euripides,
  Se guérissait avec la limeure
  Du fer de lance ayant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des jeunes hommes, se guérit par la parole même qui l'a faite. Et pourtant faut-il, que celui qui se sent <p 30r> repris et blâmé, en souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a commencé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de purgation, après en avoir patiemment supporté les premières purifications et premiers rabrouements, il en espere au bout de cela voir quelque belle et douce consolation, au lieu du présent trouble et épouvantement. Car encore que la répréhension du philosophe à l'aventure se face à tort, il est néanmoins honnête de le laisser dire et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors s'adresser à lui pour se justifier, et le prier de reserver cette franchise et vehemence de parler, à l'encontre de quelque autre faute qui aura au vrai été commise. davantage tout ainsi qu'en l'étude des lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à luicter, les commencements sont fort laborieux, bien embrouillés, et pleins de difficulté: mais puis après, en continuant petit à petit, il s'engendre à la journée une familiarité et connaissance grande, ainsi qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles, aisées à la main, et agréables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est il de la philosophie, laquelle du commencement semble avoir ne sais quoi de maigre et d'étrange, tant és choses, comme és termes et paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'étonner à l'entrée, ni lâchement se décourager, ains faut essayer tout, en persévérant, et désirant toujours de tirer outre, et passer en avant, en attendant que le temps améne celle familiere connaissance et accoutumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soi-même est beau et honnête: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle une clarté et lumière grande à ce que l'on apprend, et engendrera un ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lâche et misérable, qui se peut adonner et mettre à suivre autre vie, en se départant, à faute de coeur, de l'étude de la philosophie: bien peut il être à l'aventure, que les jeunes gens, non encore expérimentés, trouvent au commencement des difficultés qu'ils ne peuvent comprendre és choses, mais si est-ce pourtant que la plupart de l'obscurité et de l'ignorance leur vient d'eux-mêmes, et par façons de faire toutes diverses commettent une même faute. Car les uns, pour une révérence respectueuse qu'ils portent au disant, ou pource qu'ils le veulent épargner, ne l'osent interroger, et se faire entièrement déclarer son discours, et font signe de l'approuver par signe de la tête, comme s'ils l'entendaient bien: les autres à l'opposite, par une importune ambition et vaine émulation de montrer la promptitude de leur esprit contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se fâchent eux-mêmes et demeurent en doute et perplexité, et que finablement ils sont une autre fois contraints, avec plus grand vergongne de fâcher ceux qui ont jà discouru, en recourant après et leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et presomptueux, qu'ils sont contraints de pallier, déguiser et couvrir l'ignorance qui demeure toujours avec eux. Parquoi rejetants arrière de nous toute telle lâcheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit, d'apprendre, et comprendre en notre entendement les profitables discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire supportons doucement les risées des autres, qui seront, ou penseront être, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes et Xenocrates étant un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons d'école, ne fuyaient pas à apprendre pour cela, ni ne s'en descourageaient pas, ains se riaient et se moquaient les premiers d'eux-mêmes, disants qu'ils ressemblaient aux vases qui ont le goulet étroit, et aux tables de cuivre, pource qu'ils comprenaient difficilement ce qu'on leur enseignait, mais aussi qu'ils le retenaient sûrement et fermement: car il ne faut <p 30v> pas seulement, ce que dit Phocylides,
  Souvent se doit laisser circonvénir
  celui qui veut bon enfin devenir,
ains faut assi se laisser moquer, endurer des hontes, des piqueures, des traits de gaudisserie, pour repousser de tout son effort et combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour être d'appréhension tardive, en sont importuns, fâcheux et chargeans: car ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé, se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouï, ains donnent le travail au docteur qui lit, en lui demandant et l'enquérant souvent d'une même chose, ressemblants aux petits oiselets qui ne peuvent encore voler, et qui bâillent toujours attendants la becquée d'autrui, et voulants que l'on leur baille jà tout masché et tout prêt. Il y en a d'autres qui cherchants hors de propos la réputation d'être vifs d'entendement et attentifs à ouïr, rompent la tête aux docteurs lisans, à force de caqueter et de les interrompre, en leur demandant toujours quelque chose qui n'est point nécessaire, et cherchants des demontrations là où il n'en est point de besoin: et par ainsi,
  Le chemin court de soi en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres assistants. Car en arrêtant ainsi à tous coups le philosophe enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins que quand on va par les champs ensemble, ils empêchent la continuation de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et arrêtée. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des bêtes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je conseillerais à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que retenants les principaux points du discours, ils composent eux-mêmes à part le reste, et qu'ils exercent leur mémoires à trouver le demeurant: et que prenants en leur esprit les paroles d'autrui, ne plus ne moins qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent, pource que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoin d'être rempli seulement, ains plutôt a besoin d'être échauffé par quelque matière qui lui engendre une émotion inventive, et une affection de trouver la vérité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un ayant affaire de feu en allait chercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau et grand, il s'y arrêtait pour toujours à se chauffer, sans plus se soucier d'en porter chez soi: aussi si quelqu'un allant devers un autre pour l'ouïr discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ni son esprit propre, ains prenant plaisir à ouïr seulement, s'arrête à jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion seulement, ne plus ne moins que l'on fait une rougeur et une lueur de visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au reland du dedans de son âme, il ne l'échauffe ni ne l'esclarcit point par la philosophie. Si doncques il est besoin encore de quelque autre precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut qu'en se souvenant de celui que je viens de dire, il exerce son entendement à inventer de soi-même, aussi bien comme à comprendre ce qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soi une habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour savoir réciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vrai philosophe, faisant son compte que le commencement de bien vivre, c'est être blâmé et moqué.<p 31r>

IV. De la Vertu Morale.
1. Notre intention est d'écrire et traiter de la Vertu que l'on appelle et que l'on estime Morale, en quoi principalement elle diffère de la contemplative, pource que elle a pour sa matière les passions de l'âme, et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle subsiste. A savoir si la partie de l'âme qui la reçoit, est nantie et ornée de raison qui lui soit propre à elle, ou si elle en emprunte l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si c'est comme les choses qui sont mêlées avec d'autres meilleures, ou bien si c'est pource que ce qui est sous le gouvernement et sous la domination d'autrui, semble participer de la puissance de ce qui lui commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu subsiste et demeure en être sans aucune matière ni mêlange, j'estime qu'il soit assez manifeste. Mais premièrement je crois qu'il vaudra mieux réciter sommairement en passant, les opinions des autres Philosophes, non par manière de narration historiale seulement, ains plutôt afin que les opinions des autres exposées, la nôtre en soit plus claire à entendre, et plus certaine à tenir.

2. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ôtait toute pluralité et toute différence de vertus, pource qu'il tenait qu'il n'y en avait qu'une toute seule, laquelle s'appellait de divers noms, disant que c'était une même chose qui s'appellait tempérance, force, justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal raisonnable. Ariston natif de Chio tenait aussi, qu'en substance il n'y avait qu'une seule vertu, laquelle il appellait Santé, mais selon divers respects il y en avait plusieurs différentes l'une de l'autre, comme qui appellerait notre vue quand elle s'applique à regarder du blanc, Leucothée: et à regarder du noir, Melanthée: et ainsi des autres choses semblables. Car la vertu (disait-il) qui concerne ce qu'il faut faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui règle la concupiscence, et qui limite ce qui est modéré et opportun és voluptés, se nomme tempérance: et celle qui concerne les affaires, et contrats, que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne moins qu'un couteau est toujours le même, mais il coupe tantôt une chose et tantôt une autre: et le feu agit bien en diverses et différentes matières, mais c'est toujours par une même nature. Et semble que Zenon même le Citieïen panche un petit en cette opinion-là, quand il définit que la prudence qui distribue à chacun ce qui lui appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut élire ou fuir, tempérance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux qui le défendent en telle opinion, disent que par la prudence il entendait la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim, comme disait Platon, et toute une ruchée par manière de dire, de vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement clemence: aussi fait de gracieux grâce, de bon bonté, de grand grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries, gentillesses, courtoisies, et joyeusetés, qu'il mettait au nombre des vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en fut besoin. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux, qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la principale partie de l'âme, que est la raison, et supposent cela comme chose toute confessée, toute certaine et irrefragable: et n'estiment point qu'il y ait en l'âme de partie sensuelle et irraisonnable, qui soit de nature différente de la raison, ains pensent que ce soit toujours une même partie et substance de l'âme, celle qu'ils appellent principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change en tout, tant <p 31v> és passions, comme és habitudes et dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu, et qui n'a en soi rien qui soit irraisonnable, mais que l'on l'appelle irraisonnable quand le mouvement de l'appétit est si puissant, qu'il demeure le maître, et pousse l'homme à quelque chose déshonnête, contre le jugement de la raison: car ils veulent que la passion même soit raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et pervers jugement. Tous ceux-là me semblent avoir ignoré, que chacun de nous est véritablement double et composé, au moins n'ont-ils connu, que cette première composition de l'âme et du corps, qui est manifeste à tous, mais l'autre composition et mixtion de l'âme, ils ne l'ont point entendue: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et mêlange en l'âme même, et quelque diversité de nature et différence entre la partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'était presque un autre second corps par nécessité naturelle mêlé et attaché à la raison: il est bien vraisemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce que l'on peut conjecturer par la diligence grande qu'il a employée en la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'adoucir, dompter et apprivoiser, comme s'apercevant bien, que toutes les parties d'icelle n'étaient pas obéissantes ne sujettes à doctrine, ni aux sciences, de manière que par la seule raison on les pût retirer de vice, et qu'elles avaient besoin de quelque autre manière d'apprivoisement et de persuasion, autrement qu'il serait impossible à la philosophie de venir à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout évident et tout certain, que Platon a très bien entendu, que l'âme ou la partie animée de ce monde, n'est point simple, ains est mêlée de la puissance du même, de l'autre, parce que d'une part elle se régit et tourne toujours par un même ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle est divisée en cercles, sphères, et mouvements à demi contraires au premier, vagabons et errans, en quoi est le principe des diversités des générations qui se font en la terre. Aussi l'âme de l'homme étant part et portion de celle de l'univers, et composée sur les nombres et proportions d'icelle, n'est point simple ni d'une seule nature, ains a une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et désordonnée d'elle-même, si elle n'est régie et conduitte d'ailleurs. Et cette-ci derechef se sousdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adhèrente tantôt à la partie corporelle, et tantôt à la spirituelle, et au discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or connait on la différence de l'une et de l'autre en ce principalement, que la partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et différentes de la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à ce qui est très bon. Aristote a supposé ces principes là bien longuement plus que nul autre, comme il appert par ses écrits, mais depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les confondant toutes deux en une, comme étant l'ire une convoitise et appétit de vengeance, mais toujours a il tenu, que la partie sensuelle et brutale était totalement distincte et divisée de l'intellectuelle et raisonnable, non qu'elle soit du tout privée de raison, comme l'est la vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, parce que celle-là étant du tout sourde, ne peut ouïr la raison, et est un germe qui procède de la chair, et tient toujours au corps: mais la sensuelle ou concupiscible, encore qu'elle soit destituée de raison propre à elle, si est ce néanmoins, qu'elle est apte et idoine à ouïr et obéir à la partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se ranger à ses preceptes, pourvu qu'elle ne soit point gâtée à fait, et corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissolue. Et s'il y en a qui s'émerveillent et qui trouvent <p 32r> étrange, comment une partie peut être irraisonnable, et néanmoins obéissante à la raison: ceux-là ne me semblent pas bien comprendre la force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques où elle passe et pénétre à commander, conduire, et guider, non par dures ni violentes contraintes, mais par molles et douces inductions et persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde. Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties irraisonnables du corps, mais aussi tôt qu'il y a en l'esprit un mouvement de volonté, comme ayant la raison tant soit peu secoué la bride, tous s'étendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr: si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou jeter quelque chose, les mains sont incontinent prêtes à mettre en oeuvre. Le poète Homere même nous donne bien clairement à connaître la convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties privées du discours de raison, par ces vers,
  Ainsi baignait de larmes son visage
  Penelopé, en plorant le veuvage
  De son époux tout joignant d'elle assis:
  Mais Ulysses en son esprit rassis
  Se sentait bien attainct de pitié tendre,
  Voyant ainsi tant de larmes épandre
  Celle que plus il aimait cherement:
  Et toutefois il tenait sagement
  Ses pleurs cachés, et dessous les paupieres
  Fermes étaient de ses yeux les lumières,
  Sans plus siller, que si leur dureté
  De roide fer ou de corne eût été.
tant il avait rendu obéissants au jugement de la raison et les esprits, et le sang, et les larmes. Cela même montrent aussi clairement les parties naturelles, qui se retirent, et par manière de dire, s'enfuient, sans se bouger ni emouvoir, quand nous approchons des belles personnes que la raison ou la loi nous défendent de toucher. Ce qui advient encore plus évidemment à ceux, qui étant devenus amoureux de quelques filles ou femmes, sans les connaître, reconnaissent puis après que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors tout soudain la concupiscence cède et fait joug, quand la raison s'y est interposée, et le corps contient toutes ses parties honnêtement, en devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent, que l'on mange quelques viandes de bon appétit sans savoir que c'est, mais aussi tôt que l'on s'aperçoit, ou que par autre on est averti, que c'est quelque viande impure, mauvaise et défendue, non seulement on s'en repent, et en est-on fâché en son entendement, mais aussi les facultés corporelles s'accordants avec l'opinion, on en prend des vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus dessous. Et si ce n'était que j'aurais peur qu'il ne semblast, que j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'élargirais à déduire les psalterions, les lyres, les épinettes, les flûtes, et autres tels instruments de musique, que l'on a inventés pour accorder et consoner avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans âmes, elles ne laissent pas toutefois de s'éjouir ou se plaindre et lamenter avec eux, ains chantent, s'égayent, voire font l'amour quand et eux, représentants les affections, les volontés, et les moeurs de ceux qui en jouent. Auquel propos on dit, que Zenon même allant un jour au théâtre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantait sur la lyre, dit à ses disciples: Allons-y, pour ouïr et apprendre quelle armonie et resonance rendent les entrailles des bêtes, les nerfs, les ossements, et les bois, quand on les sait disposer par nombres, par proportions, et par ordre. <p 32v> Mais laissant ces exemples-là, je leur demanderais volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les oiseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoutumance, nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles, et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et plaisants et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere, que Achilles excitait à combattre et les hommes et les chevaux, ils s'ébahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui appéte, qui se deult, qui s'éjouit en nous, peut bien obeïr à la raison, et pour être affectionneée et disposée par elle, attendu mêmement qu'elle n'est point logée dehors, ni divisée et distincte d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ni de ciseau, ains que elle est toujours attachée à elle, toujours conversant avec elle, nourrie et duitte par longue accoutumance. Voilà pourquoi les anciens l'ont bien proprement appelée Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose, qu'une qualité imprimée de longue main en celle partie de l'âme qui est irraisonnable, et est ainsi nommée parce qu'elle prend celle qualité de la demeure longue, et longue accoutumance, étant formée par la raison, laquelle n'en veut pas du tout ôter ni desraciner la passion, parce qu'il n'est ni possible, ni utile, ains seulement lui trace et limite quelques bornes, et lui établit quelque ordre, faisant en sorte que les vertus morales ne sont pas impassibilités, mais plutôt règlements et moderations des passions et affections de notre âme, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle réduit la puissance de la partie sensuelle et passible à une habitude honnête et louable. Parce que l'on tient que ces trois choses sont en notre âme, la puissance naturelle, la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commencement, et par manière de dire, la matière de la passion, comme la puissance de se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de s'assurer. La passion après est le mouvement actuel d'icelle puissance, comme le courroux, la vergongne, l'assurance. Et l'habitude est une fermeté établie en la partie irraisonnable par longue accoutumance, et une qualité confirmée, laquelle devient vice quand la passion est mal gouvernée, et vertu quand elle est bien conduitte et menée par la raison. Mais pour autant que l'on ne trouve pas que toute vertu soit une mediocrité, ni ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en montrer et déclarer la différence, il faut commencer un peu de plus haut. Toutes les choses sont ou absolument et simplement en leur être, ou relativement au égard à nous. Absolument sont en leur être, comme la terre, le ciel, les étoiles, et la mer: relativement au regard de nous, comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant déplaisant. La raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui sont absolument appartient à science, et à contemplation, comme son object: le second, des choses qui sont relativement au égard à nous, appartient à consultation et action: et la vertu de celui-là est sapience, la vertu de cettui-ci, prudence: et y a différence entre prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation, et application de la partie contemplative de l'âme, à l'action et au régime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence a besoin de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre et parvenir à sa propre fin: ni aussi de consultation, parce qu'elle concerne les choses qui sont toujours unes et toujours de même sorte. Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à savoir s'il a trois angles egaux à deux droits, ains le sait certainement: et la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantôt d'une sorte, et tantôt d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et stables toujours en un être immuable: aussi l'entendement et âme speculative exerçant ses functions sur les choses premières et permanentes qui ont toujours une même nature, et qui ne reçoivent <p 33r> point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de confusion, il est forcé qu'elle se mêle souvent des choses fortuites et casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si incertaines, et après avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la main à l'oeuvre, et à l'action, assistée de la partie raisonnable, laquelle elle tire quand et soi aux actions, car elles ont besoin d'un instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chaque passion: mais cet instinct-là a besoin de raison qui le limite, à fin qu'il soit modéré, à fin qu'il ne passe point outre, ni ne demeure point deçà le milieu, parce que la partie brutale et passible a des mouvements qui sont les uns trop véhéments et trop soudains, les autres trop tardifs et plus lâches qu'il n'appartient. C'est pourquoi nos actions ne peuvent être bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme l'on ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'ôter et retrancher tous exces et toutes défectuosités aux passions, parce que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par délicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lâche et demeure court au devoir, et là se treuve la raison active, qui le réveille et l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la débordée, étant dissolu et désordonné, et la raison lui ôte ce qu'il a de trop véhément, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont mediocrités entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et prudence, qui n'ont besoin aucun de la partie brutale et irraisonnable, gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du pensement, non sujettes aux passions, n'étant autre chose qu'une cime et extrémité de raison affinée, contente de soi, parfaite, et n'ayant aucun besoin de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle raison se forme et engendre la très divine et très heureuse science: mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoin des passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses operations, n'étant pas corruption ou abolition de la partie irraisonnable de l'âme, ains plutôt le règlement et l'embellissement d'icelle, et est bien extrémité quant à la qualité et à la perfection, mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité, ôtant d'un côté ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est défectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs sortes, il nous faut définir quel milieu et quelle mediocrité est la vertu morale. premièrement doncques, il y a un milieu qui est composé des deux extrémités, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de nulle des extrémités s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est indifférent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut être milieu ne moyen selon pas une de ces interpretations-là, parce qu'elle ne peut être composition ni mêlange de deux vices, ni ne peut contenir ce qui est moins, ni être contenu de ce qui est plus que le devoir, et si n'est point du tout exempté des passibles émotions sujettes au trop et au peu, et au plus et au moins. Mais plutôt elle est et s'appelle milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle moyenne, pource qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que l'on appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui est trop aigue, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie irraisonnable de l'âme qui tempere le relâchement ou roidissement, et le plus et moins qui y peuvent être, réduisant chacune passion à température moderée pour la garder de faillir. <p 33v> En premier lieu doncques ils disent, que la force ou prouesse et vaillance est le moyen et le milieu entre couardise et temérité, desquelles deux extrémités l'une est exces, et l'autre défaut de la passion d'ire. La liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins de ce qu'il faut és contrats et affaires des hommes, les uns avec les autres: tempérance milieu entre l'impassibilité insensible, et la dissolution débordée és voluptés: en quoi principalement et plus clairement se donne à connaître la différence qu'il y a de la partie brutale à la partie raisonnable de l'âme: et voit-on évidemment, qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, parce qu'autrement il n'y aurait point de différence entre la tempérance et la continence, et entre l'intempérance et l'incontinence és voluptés et cupidités, si c'était une même partie de l'âme qui jugeast, et qui convoitât: mais maintenant la tempérance est quand la raison gouverne et manie la partie sensuelle et passionnée, ne plus ne moins qu'un animal bien dompté et bien fait à la bride, le trouvant obéissant en toutes cupidités, et recevant volontairement le mors. Et la continence est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, parce qu'elle n'obéit pas volontiers, ains va de travers à coups de bâton, forcée par le mors de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et lui donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bêtes de voitture qui tirent le chariot de l'âme, dont la pire combat, étrive et regimbe contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher qui les conduit, étant contraint de tirer à l'encontre, et tenir roide, de peur que les rênes purpurées, comme dit Simonides, ne lui échappent des mains. Voila pourquoi ils ne tiennent point que continence soit vertu entière et parfaite, ains quelque chose moindre, parce que ce n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ni l'appétit n'obéit point volontairement de gré à gré à la raison de l'âme, ains lui fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement est rangé sous le joug par force, comme en une sédition civile, là où les deux parties discordantes se voulants mal, et se faisants la guerre l'une à l'autre, habitent dedans une même clôture de ville, comme dit Sophocles,
  La cité est pleine d'encensements,
  Pleine de chants, et de gémissements.
telle est l'âme du continent, pour le combat et le discord qu'il y a entre la raison et l'appétit. C'est pourquoi ils tiennent aussi, que l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins, mais que l'intempérance est le vice tout entier, pource qu'elle a l'affection mauvaise et la raison gâtée et corrompue, étant par l'une poussée à appéter ce qui est déshonnête, et par l'autre induite à mal juger et consentir à la cupidité déshonnête: de manière qu'elle perd tout sentiment des fautes et péchés qu'elle commet, là où l'incontinence retient bien le jugement sain et droit par la raison, mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle est emportée comme son propre jugement: aussi est elle différente de l'intempérance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence: l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit. L'intemperant est bien aise et se réjouit d'avoir péché, l'incontinent en a douleur et regret: l'intemperant va gaiement et affectueusement après sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne l'honnêteté: et s'il y a différence entre leurs faits et actions, il n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant sont tels,
  Grace il n'y a ni plaisir en ce monde,
<p 34r>    Sinon avec dame Venus la blonde:
  Puissent mes yeux par mort évanouir
  Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le reste je l'estime accessoire, quant à moi. celui-là est de tout son coeur enclin aux voluptés, et miné par dessous: aussi ne l'est pas moins celui qui dit,
  Laisse moi perdre, il me plaît de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gâté et corrompu, depuis qu'il parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et différentes,
  j'ai le sens bon, mais nature me force. Et cet autre,
  Hélas hélas, c'est divine vengeance,
  Que l'homme ayant du bien la connaissance,
  N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cet autre,
  Là le courroux ne peut non plus durer
  Ferme, que l'ancre en tourmente assurer
  La nave étant fichée dans du sable,
  Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ni de mauvaise grâce, l'ancre fichée dedans le sable, pour signifier la faible tenue de la raison, qui ne demeure pas fichée et ferme, ains par la lâcheté, et molle délicatesse de l'âme, laisse aller son jugement: et n'est pas loin aussi de celle comparaison ce que dit un autre,
  Comme une nave attachée au rivage,
  Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à l'acte déshonnête, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la passion, comme d'un vent violent: car, à dire la vérité, l'intempérance est poussée par cupidités à pleines voiles dedans les voluptés et lui-même s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par manière de dire, de travers, désirant s'en retirer, et repousser la passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en l'acte déshonnête, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers dont il picquait Anaxarchus,
  D'Anaxarchus hardie et permanente
  La force était comme un chien impudente,
  Où que ce fut qu'il se voulût jeter:
  Mais malheureux, comme j'oïs raconter,
  Il se jugeait, pource que sa nature
  A volupté encline outre mesure
  (Dont la plupart de ces Sages ont peur)
  Le retirait arrière de son coeur.
Car ni le sage n'est continent, mais temperant: ni le fol incontinent, mais intemperant, parce que le temperant se plaît et délecte des choses belles et honnêtes, et l'intemperant ne se fâche et déplaît pas des déshonnêtes: parquoi l'incontinence convient proprement et ressemble à une âme sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbêcile, qu'elle ne peut pas persévérer et demeurer ferme en ce qu'elle a une fois jugé être le devoir. Voilà doncques les différences qu'il y a entre l'intempérance et l'incontinence, et aussi entre la tempérance et la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point encore abandonné la continence, là où en l'âme temperante tout est applani: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que qui verrait l'obéissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont la partie irraisonnable est unie et incorporée avec la raisonnable, il pourrait dire,
  Alors le vent avait du tout cedé,
<p 34v>    Et lui était le calme succedé
  Sans nulle haleine, ayant des mers profondes
  Dieu appaisé totalement les ondes.
ayant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenés mouvements des cupidités et passions, et celles dont la nature a nécessairement besoin, les ayant rendues tellement soupples et obéissantes, amies et secondantes toutes les intentions et toutes les volontés de la raison, que ni elles ne courent devant, ni ne demeurent derrière, ni ne font désordre quelconque par aucune désobéissance,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tête.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon escient l'étude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce que les autres font malgré eux par la crainte des lois, s'abstenants de satisfaire à leurs appétis désordonnés pour la doute des peines, comme les chiens pour la peur des coups de bâton, et le chat pour le bruit, ne regardants seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en l'âme sentiment d'une telle fermeté et resistance à l'encontre des cupidités, comme s'il y avait quelque chose qui les combattist, et qui leur fît tête, il est bien évident: toutefois il y en a qui maintiennent, que la passion n'est point chose différente ni diverse de la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais que nous ne nous apercevons pas de ce changement, à cause de sa soudaineté, ne considérants pas ce pendant, que c'est une même sujet de l'âme, laquelle de sa nature sait convoiter, et se repentir, se courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose déshonnête attirée par la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine: car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment non en diverses parties de l'âme, ains en celle qui est la principale, c'est à savoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont inclinations, consentements, appétitions, mouvements, et operations bref qui se changent légèrement en peu d'heure, et dont l'impetuosité et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits enfants. Mais le discours de cos oppositions-là premièrement est contraire à l'évidence notoire, et au sens commun, car il n'y a personne qui en soi-même ne sente une mutation de concupiscence en jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement il discoure et juge, qu'il se faille départir de l'amour, et lui resister, ni derechef aussi ne sort il point du discours et du jugement, quand il se lâche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors que par la raison il combat à l'encontre de sa passion, il est encore actuellement en la passion: et semblablement à l'heure même qu'il se laisse vaincre de la passion, il vcait et connait par le discours de la raison, le péché qu'il commet: de manière que ni par la passion il ne perd point la raison, ni par la raison il n'est point délivré de la passion, ains branslant tantôt en un côté, et tantôt en l'autre, il demeure neutre, mitoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui estiment, que la principale partie de l'âme soit maintenant la cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité, ressemblent proprement à ceux qui voudraient dire, que le veneur et la bête sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se changeât tantôt en une bête, et tantôt en un veneur: car, et ceux là en chose toute évidente ne verraient goutte, et ceux-ci parlent contre leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent réelement et de fait en eux-mêmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de deux l'un contre l'autre. Pourquoi doncques (disent-ils) ce qui délibére, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est simple et seul? C'est bien allégué, répondrons nous, mais l'evenement <p 35r> et l'effet en est tout différent: car ce n'est pas la prudence de l'homme qui combat contre soi-même, ains se servant d'une même puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments: ou plutôt, dirons nous, c'est un même discours employé en divers sujets et matières différentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ni de regret aux discours qui sont sans passion, ni ne sont point les consultants forcés de tenir une des parties contraires, contre leur propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrètement quelque passion attachée à l'une des parties, comme qui ajouterait sous main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que se contrarie à soi-même, ains est quelque passion secrète qui repugne à la ratiocination, comme quelque ambition, quelque émulation, quelque faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la sentence de ces vers d'Homere,
  Honte ils avaient du combat rejeter
  Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
  Souffrir la mort est chose douloureuse,
  Mais renommée on acquiert glorieuse:
  Craindre la mort est une lâcheté,
  Mais il y a à vivre volupté.
Voilà pourquoi au jugement des proces, les passions qui s'y coulent, sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des Rois, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas, ni ne défendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité. C'est pourquoi és cités qui sont gouvernées par un Senat, les Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison n'étant empêché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le plaisir ou déplaisir y engendre combat et dissention à l'encontre de ce que l'on juge être bon. Qu'il soit ainsi, pourquoi est-ce, qu'aux disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenés avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote même, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque avis qu'ils avaient approuvés, sans regret ne fâcherie quelconque, mais plutôt avec plaisir, pource qu'en la partie speculative de l'âme, il n'y a aucune contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'âme se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tôt que la vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'âme se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingérer de s'en entremêler. Ainsl les dicours de la ratiocination, ausso tôt que la vérité lui apparait, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en lui est, non ailleurs, la faculté de croire ou décroire, là où les conseils et délibérations d'affaires, les jugements et arbitrages, pour la plupart étant pleins de passions, rendent le chemin mal aisé, et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrêtée et empêchée par la partie irraisonnable de l'âme, qui lui resiste, en lui mettant au-devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou cupidité, de quoi le sentiment est le juge, touchant à l'une et à l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne défait pas pour cela l'autre, ains la tire à soi malgré elle par force, comme celui qui se tance et se reprend soi-même, pour être amoureux, use du discours de sa raison contre sa passion, étant tous les deux ensemble actuellement dedans son âme, ne plus ne moins que si avec la main il réprimait et repoussait l'autre partie enflammée d'une fiévre de passion, sentant les deux parties réelement se battants l'une contre l'autre dedans soi-même: là où és disputes et inquisitions non passionnées, telles que sont celles de l'âme speculative et contemplative, si les deux parties se trouvent <p 35v> égales, il ne se fait point de jugement, ains y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrêt de l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demeurant suspendu entre deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des opinions, la plus forte dissout l'autre, sans qu'elle en devienne marrie, ni qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Bref là où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à l'autre, ce n'est pas que l'on sente deux divers sujets, mais un seul en diverses appréhensions et imaginations. Mais quand la partie brutale combat à l'encontre de la raisonnable, étant telle qu'elle ne peut ni vaincre ni être vaincue, sans regret et douleur, incontinent cette bataille divise l'âme en deux, et rend cette diversité toute évidente et manifeste. Si ne connait-on pas seulement à ce combat, qu'il y a différence entre la source de la passion, et celle de la raison, mais aussi à ce qui s'en ensuit, parce que l'on peut aimer un gentil enfant et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se peut faire que l'on use de courroux injustement à l'encontre de ses propres enfants, ou de ses peres et meres, et que l'on en use aussi justement pour ses enfants, et pour ses peres et meres, à l'encontre des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat et la différence de la passion d'avec le discours de la raison, aussi là sent-on ici de l'obéissance et de la suite de la passion qui se laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient souvent qu'un homme de bien épouse une femme selon les lois, en intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honnêtement: mais puis après, la longue conversation par laps de temps y ayant imprimé la passion d'amour, il aperçait en son entendement, qu'il la cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avait proposé du commencement. Et les jeunes gens qui rencontrent des maîtres et precepteurs gentils, les suivent et les caressent du commencement pour l'utilité qu'ils en reçoivent, mais par trait de temps puis après, ils les aiment cordialement: et au lieu qu'ils leur étaient familiers et assidus disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliés: car du commencement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de quelque honnêteté: mais puis après nous ne nous donnons garde, que nous les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la partie de l'âme qui est le sujet des passions. Et celui qui a dit le premier ce propos,
  Il y a deux hontes, l'une louable,
  L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne montre il pas manifestement, qu'il avait en soi-même souvent expérimenté, que cette passion lui avait, par dilayer contre raison, et différer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques ici se rendants pour l'évidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté joie, et peur circonspection: en quoi on ne les saurait pas justement reprendre de ces deguisemens là de noms honnêtes, pourvu qu'ils appellassent les mêmes passions, quand elles se rangent à la raison de ces honnêtes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces fâcheux ici. Mais quand étant convaincus par larmes qu'ils épandent, par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sais quelles morsures et contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que vraies, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidants pour néant s'exempter et éloigner des choses par les changemens et déguisements des noms: et toutefois eux-mêmes appellent encore ces joyes là, ces promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est à dire, bonnes affections ou droites passions, et non pas impassibilités, usants en cet endroit des noms ainsi comme il appartient. <p 36r> Car il se fait alors une droitture de passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et ôter du tout les passions, mais à les règler et bien ordonner en ceux qui sont sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils ont jugé qu'il leur faut aimer père et mère, et au lieu d'une amie ou d'un ami? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire, s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'était une même chose que la passion et le jugement, il faudrait que aussi tôt comme l'on aurait jugé, qu'il serait besoin d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr s'en ensuivît incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient, parce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à d'autres elle repugne: parquoi eux-mêmes forcez par la vérité des choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains seulement celle qui émeut l'appétition forte et véhémente, confessants par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue, et ce qui est remué. Chrysippus mêmes en plusieurs passages définissant que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes et idoines à suivre l'election de la raison: par où il montre évidemment, qu'il est contraint de confesser et avouer, que c'est autre chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en n'obtemperant pas, que ce qui est suivi, ou non suivi. Et quant à ce qu'ils tiennent que tous péchés sont egaux, et toutes fautes égales, il n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le réfuter: mais bien dirai-je en passant, que en la plupart des choses ils se trouveront repugner et resister à la raison, contre l'apparence et évidence toute manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il certainement de grandes différences entre les passions selon plus et moins: car qui dirait que la peur de Dolon fut égale à celle d'Ajax, qui regardait toujours derrière lui, et se retirait au petit pas d'entre les ennemis,
  L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut tuer lui-même? Car les douleurs et regrets croissent infiniment quand c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de l'espérance: comme, pour exemple, si un père qui s'attendait de voir son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison, là où on lui donne la gehenne fort étroit, ainsi que Parmenion entendit de son fils Philotas. Et qui dirait que le courroux de Nicocreon à l'encontre de Anaxarchus ait été pareil à celui de Magas à l'encontre de Philemon, tous deux ayants été injuriés et outragés de paroles par eux? car Nicocreon fit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le tranchant de l'épée nue sur le col de Philemon, sans lui faire autre mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoi Platon appelle l'ire et le courroux, les nerfs de l'âme, pour donner à entendre qu'ils se peuvent lâcher et roidir. Pour repousser ces objections là, et autres semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et toutefois encore y a il différence, quant aux jugements, parce que les uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jeter du haut des rochers dedans la mer, pour en échapper. Les uns tiennent que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien: les autres disent, qu'il y a sous la terre des maux éternels, et des punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et qui est selon nature: <p 36v> aux autres il semble, que c'est le souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent de rien, ni les enfants, ni les états, non pas
  La Royauté, qui l'homme égale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mêmes ne servent de rien, et sont inutiles, si elles ne sont accompagnées de la santé: de sorte qu'il appert, que aux jugements mêmes on erre plus et moins: mais il n'est pas maintenant à propos de réfuter cela, seulement faut-il de là prendre ce qu'ils confessent eux-mêmes, qu'il y a une partie du jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme la passion plus grande et plus véhémente, contestants de voix et de parole, et ce pendant confessants de fait la chose à ceux qui maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'âme est différente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son livre qu'il a intitulé Anomologie, après qu'il a dit, que la colère est aveugle, et qu'elle nous empêche de voir bien souvent ce qui est tout évident, et qu'elle offusque et se met au-devant de ce que l'on sait parfaitement, un peu après il dit: «Car les passions qui surviennent chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si l'on était d'autre avis, ils poussent l'homme à faire de contraires actions.» Puis il allégue le témoignage de Menander,
  O moi chetif, hélas, en ce temps là
  Que je choisy non ceci, mais cela!
  En quel endroit de toute ma personne
  était logé ce qui en moi raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se gouverner par icelle, nous la rejetons néanmoins en arrière par une autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes, ce qui advient du debat de la passion à l'encontre de la raison: car ce serait une moquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fut meilleur et puis après pire que soi-même, ou qu'il fut maître et maîtrisé tout ensemble de soi-même, si ce n'était pource que naturellement un chacun de nous est double, et qu'il a en soi une partie meilleure et une autre pire: ainsi celui qui rend la pire partie sujette et obéissante à la meilleure, est continent, et meilleur que soi-même: mais celui qui souffre que la partie brutale et irraisonnable de son âme commande, et aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celui là est incontinent, et pire que soi-même, faisant contre nature, d'autant que selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prend sa naissance du corps même, et auquel elle ressemble, de sa proprieté participant, ou pour mieux dire étant pleine des passions du corps même, auquel elle est adjointe: ainsi que témoignent et déclarent tous ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relâchemens des mutations du corps. Voilà pourquoi les jeunes hommes sont prompts, hardis, et en leurs appétits bouillans, jusques à en être presque furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au contraire, la source de concupiscence, qui est au foie, s'éteint, et devient faible et imbêcile, et à l'opposite la raison vient en force et vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnée vient à s'amortir avec le corps: et c'est cela même qui dispose la nature des bêtes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droites ou perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes sont incitées à faire effort, et se mettre en défense contre quelque péril qui se présente, et les autres sont si éprises de peur et de frayeur, que l'on ne les saurait jamais assurer, ains les forces qui sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversités et différences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre quand et les élans des passions, on l'aperçait évidemment par la couleur pasle en frayeur, <p 37r> par la rougeur de visage, par le tremblement des jambes, le battement du coeur en colère: et au contraire aussi, par les espanouissements et élargissements du visage, quand l'homme est en espérance de quelques voluptés: là où quand l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se repose et demeure quoi, n'ayant communication ni participation quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoint la partie irraisonnable, tellement que par là même il appert clairement, que ce sont deux parties différentes en facultés et en puissance. En somme, de toutes les choses qui sont au monde, comme eux-mêmes le disent, et comme il est aussi tout évident, les unes sont régies et gouvernées par habitude, les autres par nature: les unes par l'âme sensuelle et irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement: dequoi l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces différences: car il est contenu par habitude, et nourri par nature, et use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est irraisonnable: et est née avec lui, non venue ni introduitte d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par conséquent lui est nécessaire: et pour ce ne la faut pas ôter ni déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la régir et gouverner. Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis fit Lycurgus le Roi de Thrace, qui fit couper les vignes pour autant que le vin enivrait: ni ne faut pas qu'elle retranche tout ce qu'il y peut avoir de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et arbres fruitiers, c'est de resequer ce qu'il y a de sauvage, et ôter ce qu'il y a de trop, et au demeurant cultiver ce qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enivrer, ne répandent pas le vin en terre: ni ceux qui craignent la violence de la passion, ne l'ôtent pas du tout, ains la tempèrent: comme l'on dompte bien la fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles sont bien domptées et bien duittes à la main, sans enerver ni du tout couper à la racine la partie de l'âme qui est née pour seconder et servir,
  Le cheval est pour servir à la guerre:
  Pour la charrue à labourer la terre
  Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
  Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
  Au fier sanglier, qui de tuer menace,
  Faut un levrier hardi qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretènement des passions est encore bien plus utile que toutes ces bêtes-là, quand elles secondent la raison, et servent à roidir les vertus, comme l'ire moderée sert à la vaillance, la haine des méchants sert à la justice, l'indignation à l'encontre de ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur élevé de folle arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoin d'être réprimé, et n'y a personne qui voulût, encore qu'il se pût faire, séparer l'indulgence de la vraie amitié ou l'humanité de la misericorde, ni le participer aux joyes et aux douleurs de la vraie bienvueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux qui voudraient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreraient grandement, assi peu feraient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est convoitise d'avoir, voudraient éteindre, et blâmeraient toute cupidité: et feraient ne plus ne moins, que ceux qui voudraient empêcher que l'on ne courût, pource que l'on choppe quelquefois en courant: et que l'on ne tirât jamais de l'arc, pource que l'on faut aucunefois à donner au blanc: et comme si quelqu'un ne voulait jamais ouïr chanter, pour autant que le discorder lui déplairait: car ainsi comme la musique ne fait pas l'armonie de l'accord, en ôtant le bas et le haut de la voix: ni la médecine ne ramène pas la santé és corps en ôtant le <p 37v> chaud et le froid, mais en les temperant et mêlant ensemble par bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs, quand par la raison il y a une mediocrité et moderation empreinte és facultés et mouvemens des passions, parce que l'excessive joie, l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et inflammation du corps, non pas la joie ni la tristesse, simplement. Voilà pourquoi Homere dit sagement,
  L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
  ni pour effroi ne change de couleur.
Car il n'ôte pas la peur simplement, mais l'excessive peur, afin que l'on ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperée, ni que l'assurance soit temérité. Ainsi faut-il aux voluptés retrancher la trop véhémente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des méchants: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais temperant, et juste, non point cruel: là où si l'on ôte de tout point entièrement les passions, encore qu'il fut possible de le faire, on trouvera que la raison en plusieurs choses demeurera trop lâche et trop molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer, quand le vent lui défaut. Ce que bien entendants les legislateurs és établissemens de leurs lois et polices, y mêlent des emulations et jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des tabourins et trompettes, les autres avec des flûtes et semblables instrumens de musique. Car non seulement en la poésie, comme dit Platon, celui qui sera épris et ravi de l'inspiration des Muses, fera trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il soit, digne d'être moqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnée et divinement inspirée est invincible, et n'y a homme qui la pût soutenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux inspirent aux hommes belliqueux,
  Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
  Le coeur du Roi, que dedans il souffla. Et cet autre,
  Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
  Qu'il est si fort au combat furieux.
ajoutant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de la passion qui la pousse, et qui la porte. Et nous voyons que ces Stoïques ici, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tancent de bien severes paroles et aigres répréhensions, à l'un desquels est adjoint le plaisir, et à l'autre le déplaisir, parce que la répréhension apporte repentance et vergongne, dont l'une est comprise sous le genre de douleur, et l'autre sous le genre de crainte: aussi usent-ils de ceux-là principalement aux corrections et répréhensions. C'est pourquoi Diogenes, un jour que l'on louait hautement Platon, «Et que trouvez vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, vu qu'en si long temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fâché personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les anses de la philosophie, comme soûlait dire Xenocrates, comme le sont les passions des jeunes gens, c'est à savoir la honte, la cupidité, la repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la raison et la loi venants à toucher avec une touche discrette et salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la droite voie: tellement que le Paedagogue Laconien répondit très bien, quand il dit, qu'il ferait que l'enfant qu'on lui baillait à gouverner se réjouirait des choses honnêtes, et se fâcherait des déshonnêtes: qui est la plus belle et la plus magnifique fin, qui saurait être de la nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.<p 38r>

V. Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillements qui échauffent l'homme, et toutefois ce ne sont-ils pas qui l'échauffent, ne qui lui donnent la chaleur, parce que chacun d'iceux vêtements à part soi est froid: de manière que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer souvent de draps et de couverture, pour se rafraîchir: mais l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joint et serré, arrête et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soi-même, et empêche qu'elle ne se répande parmi l'air. Cela même étant és choses humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logés en belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procède point du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à toutes choses qui sont autour de lui joie et plaisir, quand son naturel et ses moeurs au dedans sont bien composés, parce que c'est la fontaine et source vive, dont tout ce contentement procède.
  La maison est à voir plus honorable,
  Où il y a toujours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus agréables, la gloire a plus de lustre et de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joie interieure de l'âme y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la pauvreté, et le bannissement de son pays, et la vieillesse plus patiemment et plus aisément, si de lui-même il a les moeurs douces, et le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries et des parfums rendent les haillons mêmes tous déchirés, bien odorans: et au contraire, l'ulcère du Duc Anchise rendait une boue de très mauvaise odeur, ainsi que dit le poète Sophocle,
  Son dos étant ulceré de tonnerre,
  Boue d'odeur mauvaise dégouttait
  Sur son habit qui de fin crespe était.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est douce et aisée: au contraire, le vice rend les choses qui semblaient autrement grandes, honorables et magnifiques, fâcheuses, et déplaisantes, quand il est mêlé parmi, comme témoignent ces vers,
  Tel au dehors en public semble heureux,
  Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
  Se trouve: en tout sa femme est la maîtresse,
  Elle commande, elle tance sans cesse:
  Il a plusieurs causes de se douloir,
  Je n'en ai point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se défaire d'une mauvaise femme, pourvu que l'on soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a point de divorce avec son propre vice, ni moyen d'en être exempt, délivré de toutes fâcheries, pour demeurer en repos à part soi, en lui écrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere toujours aux entrailles de celui qui s'en est une fois emparé, lui demeurant attaché jour et nuit,
  Sans torche ardente en cendres le réduit,
  Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fâcheux compagnon par les champs, parce qu'il est presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il est friand et gourmand: ennuyeux au lit, pource que de souci, d'ennui, et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite, <p 38v> ce n'est que frayeur et trouble de l'âme pour les songes épouventables qu'ont ceux qui sont épris de superstition,
  Si je m'endors quand mes ennuis me tiennent,
  Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la peur, la colère, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure, le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller à ses appétits désordonnés, ains y resistant et contestant quelquefois: mais en dormant, étant échappé de la crainte des lois, et de l'opinion du monde, et se trouvant arrière de toute crainte et de toute honte, alors il remue toute cupidité, il réveille sa malignité, il déploye son intempérance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mère, comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté en tout ce qui lui est possible, par illusions et imaginations de songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ni jouissance de sa malheureuse cupidité, ains seulement à émouvoir, exciter, et irriter davantage ses passions et maladies secrètes. En quoi doncques gît et consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans ennui, sans peur, et sans souci, s'il n'est jamais content, s'il est toujours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux voluptés de la chair: et au regard de l'âme il n'y peut avoir joie certaine ni contentement, si tranquillité d'esprit, constance et assurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans aucune apparence de tempeste ni de tourmente: ains s'il y a quelque espérance qui lui rie, ou quelque délectation qui le chatouille, incontinent soin et solicitude perce, qui comme une nuée vient à brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or, assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison d'esclaves, et toute une ville de tes débiteurs: si tu n'applanis les passions de ton âme, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu ne te délivres toi-même de toute crainte et toute solicitude, c'est tout autant comme si tu versais du vin à un qui aurait la fiévre, ou si tu donnoir du miel à un qui aurait un flon, ou la maladie qui s'appelle colère, et si tu apprêtais force viande et bien à manger, à qui aurait un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourrait rien digerer, ni retenir viande aucune, et à qui la viande même apporterait corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus délicates et plus exquises viandes qu'on leur saurait présenter, et qu'on s'efforce de leur faire prendre? puis quand la bonne température du corps leur est retournée, les esprits nets, le sang doux et la chaleur moderée et familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte une telle disposition à l'âme: et seras alors content de ta fortune, quand tu auras bien appris que c'est que la vraie honnêteté, et que c'est que la bonté: tu auras pauvreté en délices, et seras véritablement Roi, n'aimant pas moins la vie privée et retirée loin de charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armées et les grands états à gouverner: et quand tu auras profité en la philosophie, tu vivras par tout sans déplaisir, et sauras vivre joyeusement en tout état. La richesse te réjouira, d'autant que tu auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant que tu auras moins de souci: la gloire, d'autant que tu te verras honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.<p 39r>

VI. Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs, et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'étaient Hippocentaures, Geants ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où il n'y ait rien à redire, qui soit entière et parfaite, il ne s'en pourra point trouver, ni de moeurs tellement composées à tout devoir, qu'il n'y ait mêlange aucune de passion, ains si par fortune la nature d'elle-même en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles sont incontinent offusquées et obscurcies par autres mixtions étrangères, ne plus ne moins qu'un fruit franc, qui serait alteré par adjonction de matière et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à chanter, à baller, à lire et à écrire, à labourer la terre, à piquer chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vêtir, à donner à boire, à cuisiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sachent bien faire, s'ils ne l'ont appris: Et ce, pourquoi toutes ces choses et autres s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose casuelle et fortuite, qui ne se pourra ni enseigner ni apprendre? O bonnes gens, pourquoi est-ce qu'en niant que la bonté se puisse enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse être? car s'il est vrai que son apprentissage soit sa génération, en niant qu'elle se puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques être. Et toutefois, comme dit Platon, pour être le manche d'une lyre disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eût frère qui en fît la guerre à son frère, ni ami qui en prît querelle à son ami, ni ville qui en entrât en inimitié avec autre ville sa voisine, jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles guerres ont accoutumé d'apporter: et ne saurait on dire que pour occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la première syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sédition en aucune cité: ni debat en une maison entre le mari et la femme à raison de la trame et de l'estaim: et néanmoins jamais homme ne se mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ni à manier un livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait auparavant appris: non qu'il fut autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le ferait, ains seulement pource qu'il se ferait moquer de lui, parce qu'il vaut mieux, comme disait Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il présume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris? Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeait gouluement, donna un soufflet à son paedagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la faute plutôt à celui qui ne lui avait pas enseigné, qu'à celui qui ne l'avait pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat honnêtement, ni prendre la coupe de bonne grâce, qui ne l'aura appris de jeunesse, ni se garder
  D'être goulu, ou friand, ou gourmand,
  ni d'esclatter de rire véhément,
  ni mettre un pied en croix par-dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une personne sache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement des affaires de la chose publique, vivre parmi les hommes, exercer un magistrat, sans avoir premièrement appris comment il s'y faut comporter les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, répondit-il, le naulage que je paye au marinier, si j'étais par tout.» Ne pourrait on pas aussi <p 39v> dire, on pert doncques le salaire que l'on donne aux maîtres et paedagogues, si les enfants par apprentissage ne deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les nourrices forment et dressent les membres de leurs enfants avec les mains, aussi les gouverneurs et paedagogues les prenants au partir des nourrices, les adressent par accoutumance au chemin de la vertu. Auquel propos un Laconien répondit sagement à celui qui lui demandait, quel profit il faisait à l'enfant qu'il gouvernait: «Je fais, dit-il, que les choses bonnes et honnêtes lui plaisent.» Ils leur enseignent à ne se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la sauce que d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser ainsi sa robe. Que dirait on doncques à celui qui voudrait dire, qu'il y aurait art de médecine pour guérir une dartre, et un panaris, ou mal au bout du doigt, et qu'il n'y en aurait point à guérir une pleurésie, une fiévre chaude, ou une frenesie? ne serait-ce pas tout autant comme qui dirait, que raisonnablement il y aurait écoles, maîtres, et preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et parfaites il n'y aurait qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas d'aventure seulement? Car ainsi que celui mériterait d'être moqué qui dirait, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en serait digne celui qui maintiendrait, qu'il y eût apprentissage és autres sciences inferieures, et en la vertu qu'il n'en eût point: Voyez le commencement du 4. livre d'Herodote. et si ferait le contraire des Scythes, lesquels ainsi comme écrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin qu'ils leur tournent et remuent leur lait: et celui-là donnant l'oeil de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'ôterait à la vertu. Là où, au contraire, Iphicrates répondit à Callias fils de Chabrias qui lui demandait par une façon de mêpris, Qu'es-tu toi? Archer, Picquier, homme d'armes ou cheval léger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais bien celui qui leur commande à tous.» Digne doncques de moquerie et impertinent serait celui, qui dirait qu'il y aurait de l'art à tirer de l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à piquer chevaux, mais qu'à conduire une armée il n'y en aurait point, et que c'est chose qui se rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent serait, qui voudrait dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous les autres arts seraient de nulle utilité, et ne serviraient de rien. Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peut connaître à ce qu'il n'y aurait aucune grâce en un festin, encore qu'il y eût de bons et friands cuisiniers, de bons écuyers tranchans, et de bien adroits échansons, s'il n'y avait un bon ordre et belle disposition parmi eux.

VII. Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'ami.
PLATON écrit, que chacun pardonne   à celui qui dit qu'il s'aime bien soi-même, ami Antiochus Philopappus, mais néanmoins que de cela il s'engendre dedans nous un vice, outre plusieurs autres, qui est très grand: c'est, que nul ne peut être juste et non favorable juge de soi-même: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoutumé de longue main à aimer et estimer plutôt les choses honnêtes, que ses propres, et celles qui sont nées avec lui cela donne au flatteur la large campagne qu'il y a entre flatterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soi-même, moyennant <p 40r> laquelle chacun étant le premier et le plus grand flatteur de soi-même, n'est pas difficile à recevoir et admettre près de soi un flatteur étranger, lequel il pense et veut lui être témoin et confirmateur de l'opinion qu'il a de soi-même: car celui, auquel on reproche à bon droit, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort soi-même, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que toutes choses soient en lui, desquelles la volonté n'est point illicite ni mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoin d'être bien retenue. Or si c'est chose divine que la vérité, et la source de tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut estimer, que le flatteur doncques est ennemi des Dieux, et principalement d'Apollo, pource qu'il est toujours contraire à cettui sien precepte, Connais toi-même: faisant que chacun de nous s'abuse en son propre fait, tellement qu'il ignore les biens et les maux qui sont en soi, lui donnant à entendre, que les maux sont à demi, et imparfaits, et les biens si accomplis, que l'on n'y saurait rien ajouter pour les emender. Si doncques le flatteur, comme la plupart des autres vices, s'attachait seulement ou principalement aux petites et basses personnes, à l'aventure ne serait il pas si mal faisant, ni si difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és bois tendres et doux, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables natures, sont celles qui plutôt reçoivent et nourrissent le flatteur, qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides soûlait dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à entretenir grands chevaux, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue: aussi voyons nous ordinairement, que la flatterie ne suit point les pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et des grands états, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessous les Royaumes mêmes, et les principautés et grandes seigneuries: ce n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soin et de solicitude, que de bien rechercher et considérer la nature d'icelle, à fin qu'étant bien découverte et entirement connue, elle n'endommage ni ne décrie point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tôt que le sang, duquel ils se soûlaient nourrir, en est éteint: aussi ne verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne dont les affaires commencent à se mal porter, et dont le credit s'aille passant ou refroidissant: ains s'attachent toujours à gens d'authorité et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont: mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils s'écoulent et se tirent arrière. Voilà pourquoi il ne faut pas entendre cette preuve-là qui est inutile, ou plutôt dommageable et dangereuse: car c'et une dure chose d'expérimenter en temps qui a besoin d'amis, ceux qui ne sont pas amis, mêmement quand l'on n'en a pas un vrai et loyal pour opposer à un faux et déloyal: à raison dequoi il faut avoir éprouvé l'ami, ne plus ne moins que la monnayé, avant que le besoin soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoin et à la nécessité, pource qu'il ne faut pas l'éprouver à son dommage, ains au contraire trouver moyen de savoir que c'est, de peur d'en recevoir dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour connaître la force des poisons mortels, en font eux-mêmes l'essai les premiers: car ils en ont la connaissance, mais c'est aux dépens de leur vie, et avec leur mort. Et comme je ne loue pas ceux-là, aussi ne sais-je ceux qui estiment, que l'être ami soit seulement être honnête et profitable, et pour cette cause pensent que ceux dont la compagnie et fréquentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tôt attaincts et convaincus d'être flateurs: car l'ami ne doit point être déplaisant, et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ni n'est pas l'amitié vénérable pour <p 40v> être âpre ou austère, ains au contraire son honnêteté même et sa gravité est douce et désirable, et comme dit le poète,
  Grace et Amour auprès d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vrai ce que dit Euripide,
  L'homme affligé grandement se soulage,
  Quand il peut voir son ami au visage.
pource que l'amitié n'ajoute pas moins de grâce et de plaisir aux prosperités, qu'elle ôte de douleur et de fâcherie aux adversitez. Et tout ainsi comme Evenus disait, que la meilleure sauce du monde était le feu: aussi Dieu ayant mêlé l'amitié parmi la vie humaine, a rendu toutes choses joyeuses, douces et plaisantes, là où elle est présente et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se coulerait en grâce le flatteur par le moyen de volupté, s'il voyait que l'amitié de sa nature ne reçut et n'admît jamais aucun plaisir? cela ne se saurait dire ne maintenir. Mais ainsi comme les écus faux, et qui ne sont pas de bon aloi, représentent seulement le lustre et la spendeur de l'or: aussi le flatteur contrefaisant seulement la douceur et l'agréable façon de l'ami se montre toujours guai, joyeux, et plaisant, sans jamais resister ni contredire. Pourtant ne faut pas soupçonner universellement, que tous ceux qui louent autrui soient incontinent flateurs: car le louer quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas moins à l'amitié, que le reprendre et le blâmer: et à l'opposite, il n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'être fâcheux, chagrin, toujours reprenant, et toujours se plaignant: là où quand on connait une benevolence prête à louer volontiers et largement les choses bien faites, on en porte plus patiemment et plus doucement une libre répréhension et correction és choses malfaites, d'autant que l'on le prend en bonne part, et croit-on que, «Qui loue volontiers, il blâme à regret.» C'est doncques chose bien fort malaisée, dira quelqu'un, que de discerner un flatteur d'avec un ami, puis qu'il n'y a différence entre eux, ni quant à donner plaisir, ni quant à donner louange: car au demeurant, quand aux menus services et entremises de faire plaisir, on voit bien souvent que la flatterie passe devant l'amitié. Nous répondrons, que c'est chose très difficile voirement de les discerner, si nous prenons le vrai flatteur qui sache bien avec artifice et dextérité grande mener le métier, et que nous n'estimions pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisants de table et poursuivants de repeues franches, qui n'ont jamais audience qu'après qu'on a lavé les mains à table, ce disait un ancien, soient flateurs, qui n'ont rien d'honnête, et dont la villanie se manifeste à un seul plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et méchanceté: car il n'y aurait pas grande affaire à découvrir un tel truand escornifleur qu'était Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de Pheres: lequel répondit un jour à ceux qui lui demandaient comment son maître Alexandre avait été tue: «d'un coup d'épée, dit-il, qui lui donnant au côté, a percé jusques à mon ventre:» ni ceux qui ne bougent jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cherchent que le broût, comme l'on dit: de sorte qu'il n'y a feu, ni fer, ni cuivre, qui les pût arrêter ni engarder de se trouver là où l'on disne: ni de telles femmes qu'étaient jadis en Cypre celles que l'on surnommait les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis, après qu'elles furent passées en la terre ferme de la Syrie, furent appelées Climacides, comme qui dirait échelieres, pour autant qu'elles se courbaient à quatre pieds, et faisaient échelles de leur dos aux femmes des Princes et des Rois, quand elles voulaient monter dedans leurs coches. De quel flatteur doncques est-il difficile, et néanmoins nécessaire, de se garder? De celui qui ne semble pas flater, et ne confesse pas être flatteur, que l'on ne trouve jamais alentour d'une cuisine, que l'on ne surprend jamais mesurant l'ombre, pour savoir combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r> l'on ne voit jamais ivre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du temps sobre, qui est curieux d'entendre et rechercher toutes choses, qui veut se mêler d'affaires, qui pense qu'on lui doive communiquer des secrets: et bref qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave, non pas Satyrique ni Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur d'amitié. Car tout ainsi que Platon écrit, que «c'est une extréme injustice, faire semblant d'être juste quand on ne l'est pas:» aussi faut il estimer, que la flatterie la pire qui soit, est celle qui est couverte, et qui ne se confesse pas être telle, qui ne se joue pas, ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire la vraie amitié même, d'autant qu'elle a ne sais quoi de commun avec elle, si l'on n'y prend garde de bien près. Il est vrai que Gobrias s'étant jeté dedans une petite chambre obscure près l'un des tyrants de Perse, qui s'appellaient Mages, comme qui dirait les Sages, et se trouvant aux prises bien à l'étroit avec lui, cria à Darius (qui y survint l'épée nue au poing, et qui doutait de frapper le Mage, de peur qu'il n'assenât quant et quant Gobrias) qu'il donnât hardiment, quand il devrait donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en sorte ne manière du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'ami quand et l'ennemi:» et qui cherchons à séparer le flatteur d'avec l'ami, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes: nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce qui nous est agréable et familier, nous ne tombions en ce qui est nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences sauvages ou différentes d'espèce, celles qui sont de même forme en grandeur et grosseur que le froument, se trouvants mêlées parmi, sont bien malaisées à trier, et séparer d'ensemble avec le crible, d'autant qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié très difficile à cribler et discerner d'avec la flatterie, d'autant qu'elle se mêle en tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute conversation avec elle: car pource que le flatteur voit qu'il n'y a rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grâce à force de donner plaisir, et est tout après à chercher moyen de plaire et de réjouir. Et d'autant que grâce et utilité accompagnent toujours l'amitié, suivant l'ancien proverbe qui dit, «Que l'ami est plus nécessaire que ne sont les éléments de l'eau et du feu:» pour cette cause le flatteur s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se montrer toujours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commencement, c'est la similitude de moeurs, d'études, d'exercices et d'inclinations: et bref, s'éjouir et recevoir plaisir ou déplaisir de mêmes choses, c'est ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les autres, par une similitude et corrépondance de naturelles affections: le flatteur se compose comme une matière propre à recevoir toutes sortes d'impressions, s'étudiant à se conformer et s'accommoder à tout ce qu'il entreprend, de ressembler par imitation, étant soupple et dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que l'on pourrait dire de lui,
  Ce n'est le fils d'Achilles, mais lui-même.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en lui, c'est que voyant comme à la vérité, et selon le dire de tout le monde, la franchise de parler librement est la propre voix et parole de l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il n'y a point d'amitié ni de générosité, il n'est pas celle-là qu'il ne contreface: ains comme les bons cuisiniers usent quelquefois de jus aigres, et de sauces âpres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se saoule, et que l'on ne s'ennuye des douces: aussi les flateurs usent d'une certaine franchise de parler, qui n'est ni véritable ni profitable, ains qui par manière de dire guigne de l'oeil en se moquant, et sans <p 41v> nulle doute ne touche pas au vif, et ne fait que chatouiller par-dessus: C'est pourquoi le flatteur véritablement est très difficile à découvrir et surprendre, ne plus ne moins que les animaux qui de nature ont cet proprieté de muer de couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se cache dessous tant de similitudes q'il a avec l'ami, c'est notre office en touchant les différences qu'il y a, de découvrir et dépouiller ce masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autrui, ainsi que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à lui. Or commençons doncques à entrer de ce pas en matière. Nous avons déjà dit, que le commencement de l'amitié en la plupart des hommes est une conformité de nature et d'inclination, qui aime tous mêmes exercices, et se délecte de mêmes et semblables occupations: suivant lequel propos on dit en commun proverbe,
  Au vieillard plaît d'un vieillard le langage,
  Et de l'enfant à l'enfant de bas âge:
  La femme avec l'autre femme convient,
  Et le malade au malade survient:
  Le malheureux tout de même lamente
  Avec celui que fortune tourmente.
Parquoi le flatteur entendant très bien, que c'est chose née avec nous que prendre plaisir à être avec nos semblables, à communiquer avec eux, et à les aimer, et essaye premièrement à s'approcher de chacun qu'il veut envelopper, à se loger près de lui et à l'accôtér, ne plus ne moins que l'on fait és pâturages une bête sauvage que l'on veut apprivoiser, se coulant petit à petit près de lui, et s'incorporant avec lui par mêmes affections, mêmes occupations à choses semblables, et même façon de vivre, jusques à ce que l'autre lui ait donné prise sur lui, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser manier et toucher, blâmant les choses, les personnes et les moeurs qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira lui plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et ébahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine, comme n'ayant point reçu ces impressions-là par passion, mais par jugement. Comment donc, et par quelles différences le peut-on adverer, et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas, mais qu'il le contrefait? premièrement il faut considérer s'il y a égalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre plaisir à mêmes choses, et s'il les loue de même en tout temps, s'il dresse et compose sa vie à un même moule, ainsi comme il convient à homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la sienne: car tel est le vrai ami: là où le flatteur au contraire, comme celui qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas d'une vie qu'il ait eleue à son gré, mais qui se forme et compose au moule d'autrui, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soi-même, ains variable et changeant toujours d'une forme en une autre, comme l'eau que l'on transvase, qui toujours coule, et s'accommode à la façon et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de manière qu'il est en cela du tout contraire au singe, car le singe en cuidant contrefaire l'homme, en se remuant et dansant quand et lui, se prend: mais le flatteur à l'opposite attire et surprend les autres à la pipée, en les contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme lui, et un autre en se promenant avec lui. Car s'il s'attache à un qui aime la chasse et la vénérie, il sera toujours après lui, criant presque à haute voix les paroles que dit Phaedra en la Tragoedie du poète Euripide, qui se nomme Hippolyte,
  Mon déduit est à pleine voix
  Appeler chiens parmi les bois,<p 42r>
  En suivant les cerfs à la trace,
  Ainsi des Dieux j'aie la grâce:
et si ne lui chault pas de bête qui soit és forêts, car c'est le veneur même qu'il veut prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'aventure il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et désireux d'apprendre, au rebours il sera du tout après les livres, il laissera croître sa barbe longue jusques aux pieds, par manière de dire, se vêtira d'une robe d'étude à la Grecque, sans faire compte de sa personne, il aura toujours en la bouche les nombres, les angles droits et les triangles de Platon. Mais s'il lui vient par les mains quelque faitnéant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chère,
  Adonc le sage Ulysses vitement
  Met bas le sien déchiré vêtement:
il jette arrière la robe longue d'étude, il vous fait raser sa barbe comme une moisson stérile, il ne parle plus que de flascons et bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traits de moquerie à l'encontre de ceux qui se travaillent après l'étude de la philosophie. Ainsi que l'on dit qu'en la ville de Syracuse, quand Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut épris d'un furieux amour de la philosophie, le château du tyran fut plein de poussière, pour la multitude d'étudiants qui tracaient les figures de la Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à lui, et qui Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire grand' chère, à l'amour, à forâtrer, et se laisser aller à toute dissolution, il sembla qu'ils eussent été ensorcellés et transformés par une Circé, tant ils furent incontient épris d'une haine des lettres, oubliance de toute honnêteté, et saisine de toute sottie. Auquel propos se rapporte le témoignage des façons de faire des grands flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le plus grand qui fut onc a été Alcibiades, lequel étant à Athenes jouait, disait le mot, entretenait grands chevaux, et vivait en toute galanterie et toute joyeuseté: quand il était en Lacedaemone, il faisait sa barbe au rasoir, il portait une méchante cappe de gros bureau, se lavait en eau froide: puis quand il était en Thrace, il faisait la guerre, et buvait: depuis qu'il fut arrivé devers Tissaphernes en Asie, ce n'était que délices, superfluité et volupté, que toute sa vie gagnant ainsi et prenant un chacun, en se transformant et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantait. Mais ainsi ne faisait pas Epaminondas, ni Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie, ils ne changèrent jamais pourtant, ains reteindrent toujours, et par tout, ce qui était digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de même, était tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel auprès de Dionysius comme auprès de Dion. Mais qui voudra prendre garde de près, il apercevra facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blâmant tantôt une vie qu'il avait louée naguères, et approuvant une affaire, une façon de vivre, et une parole qu'il rejetait auparavant: car il ne le connaitra jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soi, ne qui aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'éjouisse d'une sienne propre affection, parce qu'il reçoit toujours, comme un miroir, les images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autrui: tellement que si vous venez à blâmer quelqu'un de vos amis devant lui, il dira incontinent, Vous avez demeuré longuement à le connaître, car quant à moi, il y a jà long temps q'il ne me plaisait point. Et si, au contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louer: Certainement, dira-il aussi tôt, j'en suis bien aise, et vous en remercie pour l'amour de lui. Si vous dites que vous voulez changer de façon de <p 42v> vivre, comme vous retirer du maniement des affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a jà long temps, dira-il, qu'il le fallait faire, et se tirer hors de ces troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prend envie de laisser le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il répondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop bassement et sans honneur. Parquoi il lui faut incontinent mettre devant le nés,
  Tu es soudain tout autre devenu,
  Que tu n'étais par ci-devant tenu.
Je n'ai que faire d'ami qui se change ainsi quand et moi, et qui s'encline en même part que moi, cela est le propre d'un ombre: j'ai  plutôt besoin d'un ami, qui avec moi juge la vérité, et qui la dise franchement. Voilà l'une des manières qu'il y a pour éprouver et discerner le vrai d'avec le faux ami. Mais il faut observer une autre différence qu'il y a entre leurs similitudes, car le vrai ami n'imite point toutes les conditions ni ne loue point toutes les actions de celui qu'il aime, ains seulement tâche à imiter les meilleurs: et comme dit Sophocles,
  Il veut aymer, non haïr, avec lui.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honnêtement vivre, non pas errer ne faillir quand et lui: si ce n'est d'aventure que pour la grande fréquentation et conversation ordinaire qu'il a avec lui, il ne se remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et condition vicieuse, par la longue accoutumance, ne plus ne moins que par contagion se prend la chassie et le mal des yeux: ainsi comme l'on écrit, que les familiers de Platon contrefaisaient ses hautes espaules, et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roi Alexandre son ply du col, l'âpreté de sa voix: car ainsi prennent la plupart des hommes l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flatteur fait tout à la même sorte que le Chamaeleon, lequel se rend semblable, et prend toute couleur, fors que la blanche: aussi le flatteur és choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne pouvants par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages, en représentent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des cicatrices: aussi lui se rend imitateur d'une intempérance, et d'une superstition, d'une soudaineté de colère, d'une aigreur envers ses serviteurs, et défiance envers ses domestiques et ses parents, pource qu'il est de sa nature toujours enclin à ce qui est le pire, et semble être bien loin de vouloir blâmer le vice, puis qu'il le prend à imiter. Car ceux qui cherchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et qui montrent de se fâcher et courroucer des fautes de leurs amis: ce qui mit en malegrâce de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine: mais le flatteur veut être estimé ensemble autant loyal et fidele comme plaisant et agréable, de manière que pour la vehemence de son amitié, il ne s'offense pas même des choses mauvaises, ains est en tout et par tout de même inclination et de même affection: en sorte que des choses fortuites et casuelles, qui advienent sans notre volonté et conseil, il en veut avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit maladif, il fait semblant d'être sujet à mêmes maladies: et dira que la vue lui baisse fort, et qu'il a l'ouie dure, s'il fréquente avec gens qui soient à demi aveugles ou à demi sourds: comme les flateurs de Dionysius qui ne voyait presque goutte, s'entrehurtaient les uns les autres, et faisaient tomber les plats de dessus la table, pour dire qu'ils avaient mauvaise vue. Les autres pénétrants encore davantage au dedans, mêlent leurs conformités jusques aux plus secrètes passions. Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunés en femmes, ou qu'ils soient en quelque défiance de leurs propres enfants, ou de leurs <p 43r> domestiques, eux-mêmes ne s'épargneront pas: et commenceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres enfants, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en allégueront quelques occasions qui vaudraient mieux tues que dites: car cette semblance les rend plus affectionnés l'un à l'autre par compassion: ainsi les flatés cuidants avoir reçu d'eux comme un gage de loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de secret, et l'ayant ainsi laissé échapper, ils sont puis après contraints de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner à connaître qu'ils se défient aucunement de leur foi, jusques là, que j'en ai connu un qui repudia sa femme, pource que celui qu'il flatait avait fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il allait secrètement et envoyait devers elle: ce qui fut aperçu par la femme même de son ami: tant peu connaissait la nature du vrai flatteur celui qui estimait que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la décrition du cancre que du flatteur,
  Tout son corps n'est autre chose que ventre,
  Son oeil perçant par tout pénétre et entre,
  Un animal qui marche de ses dents.
Car cette figuration est celle d'un escornifleur poursuivant de repeue franche, et de ces amis de fricassée et de nappe mise, comme dit Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en parler plus amplement. Et pour cette heure, ne laissons pas derrière une grande ruse du flatteur en ses imitations, c'est que s'il contrefait quelque bonne qualité qui soit en celui qu'il flate, il lui en cède toujours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y a jamais émulation de jalousie, ni jamais envie, ains soit qu'ils se treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement et modereement. Mais le flatteur ayant toujours en mémoire et singulière recommandation le seconder, cède toujours en son imitation l'égalité, confessant être vaincu et demeurer toujours derrière, excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cède jamais la victoire à son ami, ains s'il est difficile, il dira de soi-même qu'il est melancholique: si l'autre est superstitieux, lui sera tout transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux, lui sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: lui, je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnêtes, au contraire, de lui il dira: le cours bien assez vite, mais vous, vous volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien auprès de ce Centaure ici: Je ne suis pas trop mauvais poète, et fais assez bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moi, c'est à ce Jupiter ici, en quoi il fait deux choses ensemble, l'une qu'il déclare l'entreprise de l'autre honnête en ce qu'il l'imite, et sa suffisance non pareille en ce qu'il confesse en être vaincu. Voilà doncques quant aux ressemblances, les marques de différence qu'il y a entre le flatteur et l'ami. Et pour autant que la délectation, ainsi que nous avons dit par avant, est aussi commune entre eux, pource que l'homme de bien ne prend pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de néant à ses flateurs: considérons un peu la différence qu'il y a en cela: le moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et l'autre dirige la délectation qu'il donne, ce qui se pourra plus claiement entendre par cet exemple. Une huile de perfum a bonne odeur, aussi a quelque drogue de médecine: mais il y a différence en ce, que l'huile de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir de la douce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le rechauffe, ou qui fait naître la chair. davantage, les peintres bRaient des couleurs plaisantes et récréatives, et aussi y a il des drogues medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et agréables à l'oeil: quelle différence doncques y a-il? Il est tout évident qu'il ne faut que regarder, pour les savoir discerner, à quelle fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v> Au cas pareil aussi, les grâces des amis, parmi l'honnêteté et l'utilité qu'elles ont, apportent je ne sais quoi qui délecte, ne plus ne moins qu'une fleur qui parait par-dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et manger ensemble, d'une risée, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de sauces pour assaisonner des affaires de pois et de grande conséquence: auquel propos est dit,
  Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
  De maints propos plaisants, qu'entre eux ils tiennent.
Et,   Rien n'a jamais déjoint notre amitié,
  ni nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besogne du flatteur, et le but où il vise, est de toujours inventer, apprêter et confire quelque jeu, quelque fait, et quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: bref, pour comprendre le tout en peu de paroles, le flatteur estime qu'il faille tout faire pour être plaisant: et le vrai ami faisant toujours et par tout ce que le devoir requiert, bien souvent plaît, et quelquefois aussi déplaît: non que son intention soit de déplaire, comme aussi ne le fuit-il pas, s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le médecin, s'il voit qu'il soit expédient, jettera du safran ou de la lavende dedans ses compositions de médecine, voire que bien souvent il baignera délicatement, et nourrira friandement son patient: et quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du Castorium, ou,
  Du Polium, de qui la senteur forte,
  Puante au nez est d'une étrange sorte.
ou bien il broiera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se proposant pour sa fin ne là le plaire, ni ici le déplaire, ains conduisant son malade par diverses voies à un même but, c'est à savoir ce qui est expédient pour sa santé, aussi le vrai ami aucunefois par complaire et haut louer son ami, en le réjouissant le conduit à faire ce qu'il doit, comme celui qui dit en Homere,
  ami Teucer de Telamon extrait,
  Fleur des Grejois, tire ainsi de son trait. Et ailleurs,
  Comment mettrois-je Ulysses en oubli,
  Qui de vertu divine est ennobli?
A l'opposite aussi, là où il est besoin de correstion, il le vous tance avec une parole mordante, et une liberté authorisée d'une affection soigneuse de son bien,
  Menelaus né de divin lignage,
  Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
  De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoint le fait avec la parole, comme Menedemus faisant fermer sa porte au fils d'Asclepiades son ami, qui était débauché, et menait une vie dissolue, et ne le daignant pas saluer, le retira de son mauvais gouvernement: et Arcesilaus défendit l'entrée de son école à Battus, pource qu'en une Comoedie qu'il avait composée, il avait mis un vers qui poignait Cleanthes: mais depuis, en ayant fait satisfaction à Cleanthes, et s'en étant repenti, il lui pardonna, et le reçut en sa grâce comme devant. Car il faut contrister son ami en intention de lui profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de répréhension picquante, comme d'une médecine préservative, qui sauve la vie à son patient: ainsi fait le bon ami comme le savant musicien, qui pour accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lâche les autres: aussi concède il aucunes choses et en refuse d'autres, changeant selon que l'honnêteté ou l'utilité le requirent: et est par ce moyen aucunefois agréable, et par tout utile: mais le flatteur ayant accoutumé de toujours sonner une seule not inserted by FC2 system